Newsletter 74

     La paranoïa de l'État enfle de pulsions despotiques. Le capital déteste tout le monde et ses gardiens nous le font savoir en tapant toujours plus fort sur nos têtes, le jour et la nuit. Étouffer dans l'œuf la possibilité d’une vie autre nous sort par les oreilles et par les yeux. Pourtant, sans fin nous désirons respirer, nous qui vivons dans l'impossibilité de ne pas entendre et de ne pas voir. Nous qui pouvons notre impuissance savons que les têtes d'œuf qui font des omelettes de nos vies ne vont pas tarder à tomber du mur et s'écraser sur le sol de nos vaillances et de notre persévérance.

 

En attendant, nous suivons dans l'autre nuit une Ariel d'or et d'Argento à qui l'on dédie la 74ème lettre d’information des Nouvelles du Front (site, Facebook, blog).

 

 

 

     Dire que David Lynch est l'un des plus grands artistes schizo en cinéma consiste à admettre qu’avec lui tout est production et rapport de production, tout est machine, machine de machine et machination à l'infini : schizoïdie.

 

Les films de David Lynch sont des invitations à la dérive schizoïde, offertes au spectateur désireux de renouer avec le schizophrène qu'il y a en lui et que la société réprime, pour sortir prendre l'air et partir en balade à ses côtés, en forêt.

 

Alors l'inconscient n'est pas ou plus seulement une scène de théâtre, c'est selon la perspective adoptée tantôt un asile, tantôt une usine, tout à la fois un plateau de cinéma, un talk-show, une installation d'art contemporain, une scierie.

 

Dédiée à la consumation de qui marchera toujours avec le feu, Laura Palmer demeure entre toutes la plus émouvante éclaireuse des bigarrures lynchiennes. La palme du cœur revient à celle qui sait bien que l'argent c'est de la merde mais qui, quand même, n'hésite pas à brûler la chandelle de sa vie par les deux bouts pour changer la merde en or.

 

3 premières séries : Le grain des surfaces ; Fleurs bleues, anges bleus et bleus à l'âme ; Sorcières rouges, brûlent les femmes.

 

4 autres séries : Doubles, démons et anges nécessaires ; Passages dans les herbes et belles plantes domestiques ; La terre enfle, y germine la vie ; L'O à la bouche.

 

3 séries suivantes : Le visage, le masque et l'horreur (des figures, défigurations) ; Mutilations moignons, prothèses machinations ; Têtes couronnées, décapitées, décervelées (acéphales supernovas).

 

3 dernières séries : Foire aux épices, carnaval des épiciers ; Ce qui arrive dans le monde arrive au monde ; La tuyauterie humaine est un rhizome percé de mille trous.

 

 

 

     La Senne, rivière enfouie, nymphe profanée et punie de l’avoir été. Ian Menoyot y a tourné plusieurs fois et, après bien des catabases, il en est revenu avec un triptyque dédié à l’ondine prostituée dont Bruxelles a bien profité avant de l'enfermer dans les souterrains d'un infernal voûtement. Comme si la princesse était devenue un dragon.

 

Le triptyque de la Senne est un poème orphique en trois panneaux qui ouvrent sur la fascination d'une reconsidération après toute sidération, d'un désœuvrement après toute volonté de néant.

 

Alors la rivière morte-vivante débouche sur une vallée d'hospitalité, accueillante pour des ombres qui ont de l'avenir et des spectres qui durent, reliée souterrainement à une vallée alpine dont les paysages avèrent qu'elle est après la vallée de la Senne une autre vallée de la paix.

 

 

 

      Maudit ! n'est pas la fiction fantaisiste d'une malédiction cryptique mais une fantastique traversée du miroir, le cauchemar éveillé d'une histoire mal dite.

 

Maudit qualifie dans le film d'Emmanuel Parraud celui dont on dit du mal et dire du mal est un mal dire antique dont les rayons ensorcellent, en brûlant en profondeur et en montant jusqu'au ciel.

 

Le marronnage est un génie hérétique dont on ne cesse pas de célébrer l'éternel retour.

 

 

 

     Sortir du 19ème siècle est un impératif catégorique pour aujourd'hui. La Route de Cayenne de Christophe Clavert en rumine l'exigence politique à l'heure où le libéralisme qui s'acoquine si bien avec le racisme se confond toujours plus avec un naturalisme.

 

Entre la faim qui retourne le ventre des nouveaux prolétaires et l'ivresse qui tourne la tête des vieux bourgeois antiquaires, le chemin de l'exigence est fourchu en impliquant de reconnaître dans le vagabond noir l'enfant maquillé de la chanson, « l'enfant trouvé que vous avez perdu ».

 

 

 

    A Lua Platz documente avec le bidonville à la fois le côté pile du rapport de force et la face subjective de son investissement militant et politique.

 

Le film de Jeremy Gravayat indique ainsi qu'il y a un monde du droit peuplé à foison de sans-droits et qu'il y a aussi un autre monde possible et toujours déjà là dont l'histoire parallèle est une histoire peu vue et mal dite, clandestine. Une histoire française mais pas franco-française de la solidarité et de la dignité bien plus que de la pauvreté dont la narration relie depuis un demi-siècle La Courneuve à la Roumanie.

 

A Lua Platz dédie ainsi la fleur épidermique de ses archives de cendre et de limon à un département qui retrouvera le sens de son histoire en faisant honneur à tous ses habitants – c'est-à-dire en leur faisant bonne place.

 

 

 

     Dans la boîte à musique du mois, on trouvera des oiseaux-tempêtes qui tiennent en bec un serpent et l’immortel Alain, la tristesse de cendre de Magdalene et deux éruptions volcaniques de Lizzie Borden.

 

 

 

          Et deux fleurs cultivées dans le jardin du Rayon vert :

 

 

 

     Pour l'inégal John Huston, l'important n'aura pas été d'être constant sauf dans l'échec. Certains de ses meilleurs films ont ainsi réussi à accéder à la vérité de l'échec quand tant d'autres, parfois dans les grandes largeurs, y auront échoué.

 

L'échec serait un cliché hustonien égal à l'incommunicabilité pour le cinéma antonionien s'il n'y avait pas, en effet, les quelques grands films qui ont vu la terrible vérité de l'échec qui est la fêlure dont on fait un destin – fêlure de l’homme qui échoue aveuglément à sortir de la religion de la sortie de la religion dans Le Malin (1979) ; fêlure du représentant diplomatique doublé du bouffon visionnaire et alcoolique de Au-dessous du volcan (1984).

 

 

 

     Le cinéma de Kenji Mizoguchi est d'une lucidité étourdissante et confondante. Son art est sorcellaire en ceci qu'il fait lever d'une matière extrêmement précise et documentée des paysages impersonnels dont la vérité, toujours cruelle, a la force expressive de défier les époques – la force de l'éternité.

 

C'est le cas de Miss Oyu où l'amour est une onde solitaire comme un soliton accouchant au milieu des décombres d'un enfant dont le don est dans le Japon de l'après-guerre comme un trésor de légende.