Newsletter 76

Quand tu me fais masque, tu me fais mal, tes gardiens m’étranglent, tes protections m’asphyxient, je ne peux pas respirer, je vais respirer. Quand Jupiter dit qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, nous pensons aux yeux crevés des Gilets Jaunes et nous répondons que les œufs se rebiffent, avec et contre Humpty Dumpty. De quelles omelettes nos histoires sont-elles faites ? Aime-moi et soulève ton masque, coquille fendillée, les blessures ont besoin d’air pour cicatriser.

 

 

Avec les anges John Ford et Pixar, Botho Strauss et Howard Barker, Watchmen et Athéna, la 76ème lettre d’information des Nouvelles du Front est dédiée à l’hommelette de l’espèce humaine.

 

 

 

  • John Ford, l'adieu aux armes

 

 

 

L'Homme qui tua Liberty Valance apparaît rétrospectivement comme un enterrement de première classe du genre, avant les films de Sergio Leone et Sam Peckinpah. Aboutissement du classicisme hollywoodien, triomphe inattendu d'un modernisme qui profite des moyens de la télévision pour rappeler de lointaines origines théâtrales : avec l'antépénultième western de John Ford, le genre est disposé à l'aventure d'une ouverture radicale sur les abîmes d'un cadavre cinématographique à déconstruire sans fin – au cinéma, chez soi devant sa télévision, à la maison et au-delà.

 

 

 

Avec Frontière chinoise tourné en 1966 dans un coin du studio comme au bout du monde, John Ford précipite toujours plus vite le rythme en atteignant aux confins du classicisme et de la modernité. À la vitesse de la lumière – la lumière fossile qu’irradie un astre mort mais dont l’idée triomphe en traversant tous les temps avec la lueur fragile de l'éternité.

 

 

 

  • Mank de David Fincher : le bon mot, le dernier.

 

 

 

Remettre au centre du récit celui qui en aurait été le narrateur marginalisé, voilà ce à quoi s'applique Mank qui offre à son personnage éponyme, le scénariste Herman Mankiewicz, un portrait tout en reconnaissance d'un pair derrière lequel se cache un père, Jack Fincher, auteur du scénario que son fils David a mis vingt ans à pouvoir adapter. Mais la requalification est caduque d'être aussi cousue d'évidence en bégayant souvent ce que les historiens nous ont appris depuis longtemps.

 

Reste que l'hommage au génie hollywoodien faussement méconnu s'ankylose dans le jeu faussé où il est trop souvent gagnant. Avoir le bon mot qui est toujours le dernier lui permet en effet d'incarner la bonne conscience de soi qui est en même temps la mauvaise conscience des autres, forcément.

 

 

 

 

 

 

Malgré des scénarisations consensuelles appareillées au marketing des logiques de diffusion et leur segmentation, les vives émotions qu'arrive à susciter Pixar déferlent dans l'écume des grandes scènes, les inoubliables, celles où tous les génies convergent : vérité de l'image qui est la membrane intermédiaire ; vérité de l'ami qui est l'accompagnateur placentaire ; vérité du film qui a organisé à notre adresse la passe de sa propre idée.

 

Alors l'enfance est retrouvée malgré les pillages consuméristes et le puérilisme dont Disney est le saint patron. L’enfance comme le lieu hors lieu où revient faire signe à l'occasion l'ami imaginaire qui rappelle à la dyade mutilée que nous sommes que le tout premier des génies aura été le placenta. Et que nous avons toute une vie pour apprendre à en faire le deuil. Notre mélancolie consiste dans le deuil du génie perdu, la part impersonnelle à laquelle se dédient le et les génies de Pixar.

 

 

 

 

 

 

Les vivipares-endotomes que nous sommes devons pour naître nous séparer d'une partie de nous-mêmes. Avec la coupure du cordon ombilical, ce que perd le nouveau-né n'est pas sa mère mais son complément anatomique, le compagnon des profondeurs, le premier des passeurs – le jumeau placentaire. Le nombril est sur notre ventre la cicatrice du premier ami perdu, oublié dans l'ombilic des limbes. Le vide qu'il a laissé nourrit en nous la mélancolie de son génie perdu. Nous en retrouvons la mémoire en accueillant les anges et les démons, les doubles et les images, les amours et les esprits qui nous rappellent à lui, ainsi qu'à la dyade mutilée que nous sommes à tout jamais.

 

 

 

 

 

 

Penser c'est se faire à soi-même la guerre qu'allégorise Athéna qui surgit de la tête de son père Zeus déjà toute armée. Si penser, c'est s'ouvrir la tête, forcé par la frappe imprévisible de l'événement, désirer c'est accueillir en soi l'énigme de l'autre dont la place est ce qu'une vie peut penser. Le désir est ainsi ce qui rend la pensée possible et impossible, ce qui la rend réelle en tant que la pensée jamais n'épuise ni sa possibilité ni son impossibilité.

 

 

 

 

 

 

La catastrophe nomme un tournant (strophê), le grand renversement la tête en bas (cata). Les catastrophes s'accumulent aujourd'hui tellement, elles saturent tant notre actualité qu'elles font époque – qu'elles sont l'époque. Être à la hauteur de la catastrophe qui nous renverse la tête consiste d'abord dans la saisie qu'il y a plus d'une catastrophe, ensuite dans la relève de son sens sans dissiper ses effets sensibles au nom du signifiant, enfin dans le tracé d'un chemin éclairant malgré l'obscurcissement la possibilité d'une orientation nouvelle.

 

Le théâtre contemporain offre des scènes pour accueillir et penser la catastrophe d'une modernité qui s'engorge d'elle-même jusqu'à se rendre insupportable, intolérable : catastrophe d'une violence antique dont la perpétuation intègre les effets de désensibilisation paradoxaux de la compréhension analytique et du spectacle médiatique (Viol de Botho Strauss) ; catastrophe du progrès technique qui programme l'obsolescence éthique (Ce qui évolue, ce qui demeure de Howard Barker) ; catastrophe du déjà-là post-apocalyptique et des relations nouvelles qu'il fait naître malgré tout (Graves épouses / animaux frivoles de Howard Barker).

 

 

 

  • Et puis une étoile à cinq branches pour s’orienter en musique, fraternité estonienne de violoncelles, été folk et pop russe, punk rock anglais addictif.

 

 

 

  • Une fleur à trois pétales éclos dans le jardin du Rayon Vert :

 

 

 

Au Rayon Vert, le temps venu est celui des épiphanies. 2020, annus horribilis. Il n'empêche : si l'année passée a été celle de tous les dangers, pour les industries culturelles en particulier, le cinéma est un art qui n'en reste pas moins vivant, comme nous survivant. De fait, le cinéma est partout, dans nos corps et dans nos têtes, dans nos nerfs et dans l'air depuis que l’on sait avec Jean-Luc Nancy que le cinéma est un transcendantal de notre monde – cinémonde.

 

« Comment sans sortir sans sortir » : un récital poétique de Ghérasim Luca à la fin des années 1980 nous y a préparés. Comment s'en sortir sans sortir est l'une des questions posées et imposées à notre présent et elle n'aura été pour nous ni menée ni accomplie sans le cinéma et ses images malgré tout. 2020, annus horribilis, oui. 2021, annus mirabilis ou rien.

 

 

 

Le Dernier des Mohicans ressemble à son héros, une figure à cheval entre les mondes qui traverse les frontières avec une vitesse démonique en déstabilisant subtilement les habituelles partitions. Le dernier des Mohicans se présente alors ainsi : comme le premier Mohican d'un temps qui est celui d'après les Mohicans. C'est pourquoi le héros ressemble beaucoup aussi à l'auteur du film, Michael Mann, en avance sur son temps en même temps qu'il est issu du temps d'avant, un pied dans le cinéma mainstream et un autre dans le cinéma d'auteur héritier du « Nouvel Hollywood », à la fois hypermoderne et néoclassique.

 

 

 

Dans Le Soleil brille pour tout le monde de John Ford, le soleil aura en effet donné en rayonnant pour tout un chacun, démocratiquement. Y compris en éclairant les foyers obscurs de la violence communautaire, raciale et sexuelle. Mais le temps est venu aussi pour le soleil de commencer à se coucher en laissant au spectateur le souvenir intense d'un inoubliable occident.

 

 

 

  • Enfin, la sortie de notre nouveau livre, Masques blancs, peau noire. Les visages de Watchmen, paru aux éditions L’Harmattan et disponible depuis le 25 janvier.

 

 

 

Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons est un chef-d'œuvre du comics. Imaginer une suite au roman graphique est un pari osé mais relevé par Damon Lindelof dont la mini-série diffusée sur HBO en 2019 est une autre réussite après Lost et The Leftovers. Si le « showrunner » est un narrateur sophistiqué doublé d'un horloger à l'heure de la relativité, c'est en multipliant les effets de parallaxe comme autant de masques à soulever. La déconstruction du super-héros fendille la coquille du manichéisme en dénudant désormais le noyau de la race dont les bavures maculent notre actualité. Le masque blanc des justiciers révèle alors des peaux noires scarifiées en donnant à la culture pop la possibilité de vérifier l'actualité de Frantz Fanon. Si Damon Lindelof est notre Jules Verne, c'est en explorateur avisé de la culture saturée de notre temps. Il n'en oublie pas de montrer de quelles omelettes nos histoires sont faites et pourquoi les blessures ont besoin d'air pour cicatriser. Une tâche urgente pour une décennie naissante frappée d'emblée d'asphyxie.