Newsletter 81

La vague de juin en a presque fini de se retirer. Entre remugles électoraux et hourras footballistiques, la vague laisse sur la grève la communauté désœuvrée des amis endeuillés de l’ami, ceux qui ont l’amitié pour ne pas crever en ne cédant ni sur le cinéma comme aspiration esthétique ni sur l’émancipation comme passion politique – insufflation et respiration.

 

 

 

La 81ème lettre d’information des Nouvelles du Front (site, blog, Facebook) est dédiée à l’ami parti comme aux amis qui restent – leftovers en préparant déjà la prochaine offerte durant tout l’été à faire hospitalité à nos amitiés.

 

 

 

 

 

1) Trois pierres font un cairn pour Nazim Djemaï (1977-2021)

 

 

 

 

 

 

L'ours est roublard mais la rondeur hirsute est l'enveloppé de la fêlure, sa fourrure. Nazim Djemaï est un obsessionnel qui tourne autour d’obsessions dont le trou est partout, à la margelle de ses images comme au fond du puits creusé pour y puiser la matière noire et blanche de ses visions.

 

Il faut une juste mesure qui est une question de distance et de respect, de grands sauts dans l'inconnu des êtres et d'écarts infimes constitutifs des plis de leur mystère. Un autre nom pour ce tact en vertu duquel les êtres, ceux qui sont filmés, ceux qui les ont filmés et ceux qui les regardent, se touchent mutuellement sans se blesser. Un tact fou.

 

Le tact est fou en effet quand la juste mesure est, indiciblement, l’indication de l’incommensurable. La juste mesure est comme un tempo rubato ; c’est un secret que souffle aussi le titre en langue inuktitut du premier film de Nazim Djemaï, qui disait déjà tout et qui continue de le dire aujourd’hui alors que le jour est tombé sur nous : Je ne sais pas.

 

 

 

 

 

 

Qu'il en faille des images dont les caresses en aveugle sont des contacts à distance et des marches à tâtons, des lignes de tact pour des lignes de faille, des affleurements. Qu'il en faille pour n'être au cinéma qu'à raison d'une géographie remaniée qui est la déraison d'une auto-fondation réalisée : Nazim Djemaï sait qu'il est né au cinéma pour en accueillir ses puissances et ses impuissances. Il le sait en sachant avoir été précédé par des géants dont la mort est au fondement mythique des paysages de l'arctique canadien comme de sa naissance en cinéma.

 

Nazim Djemaï a toujours su que la naissance engage aussi celle de la mort et que si naître promet de n'être plus, il mourra en cinéma pour en devenir l'un de ses immortels. Comme les géants qu'il rejoindra dans le sommeil de leur communauté mythique et dont quelques-uns, à l'enseigne de Mabel et Spoke, souffleront la légende aux oreilles des enfants absents.

 

 

 

 

 

 

À peine ombre : le film tourné à bord de La Borde par l'un de ses passagers se tient à proximité de la folie, à son épreuve comme dehors et comme débord et c'est alors qu'il peut témoigner aussi de la folie de l'institution.

 

Dans la folie se tient l'enjeu du désir, inaccessible et indestructible, celui des soignants et des patients, celui de l'institution elle-même et son directeur persévérant, celui de l'homme soigné par La Borde et le film de Nazim Djemaï a consisté aussi à lui rendre la pareille.

 

 

 

 

 

2) Printemps documentaire : mai 2020, mai 2021

 

 

 

S'il y a bien un cinéma qui nous donne à respirer en un temps où l'asphyxie déborde largement le périmètre de la crise sanitaire, c'est le cinéma documentaire.

 

Le documentaire n'est pas un genre, c'est l'une des modalités circonstanciées de son régime de vérité. Le versant documentaire du cinéma est en effet celui qui peut donner des nouvelles du monde en proposant les formes qui en portent le témoignage singulier, images et sons dont les rapports, accords et désaccords s'expérimentent à l'épreuve renouvelée du réel.

 

 

 

 

 

3) L’actualité est au désastre, la preuve inégale par trois

 

 

 

  • Drunk de Thomas Vinterberg

 

 

 

L'ivresse est à la jeunesse quand la gueule de bois revient aux maîtres qui ne sont plus tout à fait jeunes et pas tout à fait maîtres. Dans Drunk l'autorité l'est au fond si peu, chez soi comme au boulot, qu'il faudrait y remédier. L'alcool est un remède ; c'est aussi un poison pour les maîtres qui doivent se brûler les ailes afin de redonner sens et vie à leur autorité désavouée.

 

Alors, à la fin, quoi ? Mieux vaut un alcoolique comme Winston Churchill qu'un Hitler qui détestait la boisson. D'accord, la leçon du professeur d'histoire, et du film de Thomas Vinterberg qui s'en fait le relais, est bien chaloupée. Mais le nez rouge, le regard humide et la voix bredouillante des maîtres anciens et actuels ne suffisent pas à dissiper dans les vapeurs d'alcool l'idée de refonder une autorité sur des bases autres que l'éducation des éducateurs qui célèbrent les dominateurs.

 

 

 

 

 

 

Deux copains tombent par hasard sur une grosse mouche de la taille d'un chien. L'un des deux persuade l'autre de la dresser afin d'en faire plus qu'un animal de compagnie. Le plus drôle est que ça marche mais il n'est pas dit que le plus drôle ne soit pas aussi le début du plus terrifiant.

 

Quand le cinéma domestique se confond avec à la domestication du cinéma, une grosse mouche s'apparente à un bon gros toutou. C'est aussi une machine molle, déjà un drone, bientôt une arme de guerre. Et puis, une mouche à merde, même énorme, reste une mouche à merde. La seule différence étant qu'elle est plus grosse.

 

 

 

 

 

 

Au lecteur d'ouvrir la boîte noire du Silence de Don DeLillo. Au silence mat de l'écran noir répondra la parole muette qui se soutient du blanc de la page écrite.

 

Le lecteur pourra expérimenter alors la puissance esthétique d'un écrivain héritier de J. G. Ballard et de Samuel Beckett. Don DeLiilo est l'éclaireur d'un monde qui porte encore la promesse silencieuse de choisir une autre voie que celle de la catastrophe devenue l'assourdissant bruit de fond du contemporain.

 

 

 

 

 

4) À contretemps, en deux temps

 

 

 

 

 

 

Malika veille, elle est une gardienne du seuil, la gardienne des seuils. La veilleuse ne le dira jamais mais elle le sait, elle seule connaît son imprenable secret. La gardienne ne le raconte pas mais le montre à qui saura voir que l’apparent trou du cul du monde révèle en réalité son ombilic : omphalos, axis mundi.

 

 

 

 

 

 

Toute révolution est un coup de dés a besoin de quoi ? Un site chargé d'histoire, neuf personnes vivantes, un poème. C'est ainsi qu'il évalue le devenir spectral de la Révolution, cryptique comme un poème vivant malgré les cryptes de pierre du cimetière. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet en ont besoin au moment où la lucidité politique leur a permis de voir que la promesse révolutionnaire était alors en train de perdre sa consistance et son urgence.

 

La révolution s'est obscurcie, elle est devenue un cryptogramme énigmatique. S'il a remplacé la fable prophétique d'un matérialisme historique ossifié, c'est en s'ouvrant à un devenir hasardeux, ouvert à tous les possibles – à tous les coups de dés. Ce que comprennent Danièle Huillet et Jean-Marie Straub dix ans après Mai 68, Louis Althusser l'écrira dix ans après eux : si le matérialisme a encore de l'avenir, c'est en étant celui de l'aléatoire.

 

 

 

 

 

5) Les Reflux du flux, mai-juin 2021

 

 

 

Navets d'exploitation qui refoulent du goulot et étoiles mortes d'auteurs fossiles, bidules hors radar et curiosités atypiques, grumeaux infréquentables et coups de bol improbables : Les Reflux du flux imagine les aventures erratiques du regard cinéphile jeté dans la nébuleuse du streaming où le « tout est possible » n’est pas systématiquement celui du pire.

 

 

 

La Nurse (1990) et The Devil and Father Amorth (2017) de William Friedkin ; Oxygène (2021) d'Alexandre Aja et Blade Runner 2049 (2017) de Denis Villeneuve ; Le Beau Serge (1958), Les Cousins (1959), À double tour (1959), L’Œil du malin (1962), Ophélia (1963), Marie-Chantal contre docteur Kha (1965) de Claude Chabrol ; Army of the Dead (2021) de Zack Snyder

 

 

 

 

 

6) Les musiques de juin en cinq joints

 

 

 

Une ritournelle de Gaëtan Roussel, la vie étendue de Mark Hollis, les camaraderies arabes épiques de Mashrou Leïla, une attaque cosaque de Scott Walker, la déshominisation d’Alain Goraguer

 

 

 

 

 

7) Une rose des sables et un arbre de mai dans le jardin d’essai du Rayon Vert

 

 

 

La noyade est partout et, pourtant, il faut tenter d'y survivre. La mémoire est le radeau quand la vie est un naufrage. Entre le soleil et la mer, entre le flux et le reflux, un cinéaste icarien désire sauver et l'instant éternisé et la vie sans arrêt.

 

Chez Guy Gilles, la naïveté des sentiments touche avec la fébrilité du trait au nerf d'une fragilité existentielle, d’une hyper-sensibilité. Quand l’intermittence des plans est un battement de paupière, le montage est un vent soufflant que rien n’est plus beau qu’un amour, sinon son souvenir – l'éternité retrouvée.

 

 

 

The Wicker Man – Le Dieu d'osier jouit aujourd'hui du statut de film-culte, exemplaire d'un sous-genre du cinéma d'épouvante apparu au mitan des années 60-70, la folk horror. Le film de Robin Hardy s'apparente pourtant davantage à un pastiche libertaire d'enquête policière. La peur s'y voit constamment contredite ou déplacée par un rire persifleur moquant le sérieux amidonné d'un policier de Sa Majesté, d'autant plus quand le fonctionnaire est un bigot.

 

Il faudra attendre la toute dernière séquence pour reconnaître que l'horreur avait en fait toujours été là, prenant des chemins escarpés et sinueux afin d'irradier à retardement. Le film de Robin Hardy reste incandescent quand, avec la lucidité aveuglante du soleil à son zénith, son rayonnement peut éclairer le nadir de l'occident contemporain.

 

 

 

 

 

8) Une constellation : le nouveau numéro d’Éclipses dédié au cinéma de Bong Joon-ho

 

 

 

 

 

 

Si le monstre occupe le centre de l’écran, le monstrueux s’épanouit dans l’écume des intervalles et personne n’échapperait à ses éclaboussures.

 

Les films de Bong Joon-ho jouent à merveille du monstrueux en ne se suffisant pas de la seule horreur du monstre. Ses films de monstre sont des comédies qui savent renouer avec l’énergie primitive du carnavalesque et du burlesque ; ce sont aussi des tragi-comédies rappelant au monde que ses déchets, parias, idiots, enfants, nous font rire parce qu’ils sont plus émouvants. Un rire monstre pour tenir face à l’immonde quand le monde est réel jusqu’au monstrueux...