Newsletter 82

Quand on pense à la sixième extinction, à quoi pense-t-on ? À l'humanité dont la catastrophe est la destination à l'horizon des coïncidences de l'accidentel et de l'essentiel ? À quelques-uns de ses spécimens dont la préférence de la volonté contre la puissance est celle du néant ? À la dévastation d'une désorientation qui va jusqu'à saper notre polygone de sustentation ? Oui et non. Penser engage au pas de côté, un pas en arrière pour un pas au-delà. Penser invite à faire hospitalité à d'étranges personnages qui nous font signe en nous promettant la fête, à faire sabbat. C'est la dyade bancale de la marionnette et du nain dont on ne sait plus qui représente le matérialisme et qui personnifie le messianisme. C'est l'enfant de la sagesse arabo-andalouse qui apprend à devenir le philosophe de lui-même avant que l'éveillé ne retourne dans l'île originelle où, né sans père ni mère, il renaîtra comme renaîtront les enfants que nous sommes quand les adultes s'endorment et qui ne veulent rien.

 

 

 

Quand on pense à la sixième extinction, on y pense comme à ce qui nous arrive de plus intime : la voie perdue est une voix coupée. La 82ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est dédiée à la triade des sœurs aphones, Elizabeth, Nahla, Rebekah.

Sur le front des Nouvelles du Front cinématographique, le feu n'a pas cessé d'être nourri :

 

 

 

 

 

Le cinéma français c'est l'horreur s'il n'y a pas l'horreur pour en réincarner le désir (Grave) ou en relancer le moteur (Titane). Le problème des films de Julia Ducournau est que l'immaturité s'y taille une part léonine, avec ses forçages putassiers (le salon de tuning est une métaphore assumée) et ses idées pas si nouvelles (la famille, on n'en sort pas). Les hypothèses transhumanistes s'apparentent à des viandes moins maturées qu'immaturées. Si la maturation consiste en boucherie à faire reposer les viandes sur l'os pour en affiner le goût, l'immaturation vire ici au seul prurit acnéique.

 

 

 

Onoda d'Arthur Harari dure trois heures en consignant dans la durée des années passant l'épreuve existentielle d'un homme qui a tenu coûte que coûte à l'enseignement reçu et au code moral qui en constitue le socle. Le devoir est la norme désirable des sociétés hiérarchisées et autoritaires ; c'est aussi un hiatus de la subjectivité, un délire pour qui tient fermement à la loi morale qu'il y a dans son cœur en s'y enfermant comme dans une prison à ciel ouvert, une parenthèse hors de l'Histoire.

 

 

 

Une histoire d'amour et de désir de Leyla Bouzid coule dans un roman de formation un cours d'éducation sexuelle. Mais l'école de la chair délivre des cours élémentaires virant aux simplismes édifiants d'une approche culturaliste réductrice. Il y a malgré tout un petit entêtement du secret quand il est non plus celui des désirs empêchés mais des amours dont les contrariétés font la vérité.

 

 

 

Peaux de vaches est un film bruyant et, entre blues-rock et western, son boucan atteste que Patricia Mazuy est une boucanière, une amérindienne autant qu'une contrebandière. La boucanière l'est en grillant dans un coin de campagne picarde la viande fumée d'un monde barbare : moderne comme celui des exploitations agricoles et des catastrophes sanitaires ; primitif comme l'Ancien Testament.

 

 

 

Si le Jura existe sur la carte du cinéma français, c'est grâce au génie montagnard du franc-tireur Jean-François Stévenin. Quand la France est sauve des sirènes d'une certaine franchouillardise, on en arpente avec joie les traversières accidentées et sa géographie hirsute et insolite n'aurait peut-être jamais été aussi sensible que dans le cinéma randonneur du jurassien Jean-François Stévenin.

 

 

 

Optique et balistique, coïncidences fatales et blessures assassines, Il n'y aura plus de nuit d'Éléonore Weber et Li(f/v)e d'Ismaël. On n'y voit rien. Ou bien on y voit trop. Aveuglément. Les images prises par caméras thermiques appareillées aux hélicoptères militaires sont-elles encore des images ?

 

 

 

De quoi Jean-Luc Nancy est-il le philosophe ? Du corps en tant qu'il est une pensée que l'on peut toucher. Du toucher en tant que son concept touche aux limites mêmes de la pensée. Du sens qui est fini en tant qu'il diffère de la vérité qui est infini. De la communauté en tant qu'elle expose l'écart commun qu'il y a entre les corps. De l'être enfin compris comme être-avec, infiniment touchant.

 

 

 

Nazim Djemaï est un cinéaste aussi immense que secret, un artiste à considérer enfin en reconsidérant ce qu'il y a de sidérant chez lui qui a tenu dans la paume de ses films les étoiles d'une incroyable carte de géographie comme une carte du ciel, Russie, France, Algérie. Un monde aux franges tactiles du visible et de l'invisible qui est aussi l'inouï, celui de l'impensable et l'impossible.

 

 

 

Aussi deux amitiés de fin d'été, Je ne suis pas de Nadia Meflah et Un arbre de Djamel Kerkar.

 

 

 

Enfin l'accord estival des notes, dans la chambre impériale d'Elvis et le jardin d'un sergent à nom d'épice, dans la cave des têtes de radio et sur une île obturée, avec le tricycle circulant entre eux.

 

 

 

 

 

            Avec le Rayon Vert, l'été a été brûlant, enfiévré de bière non moins que studieux :

 

 

 

 

 

La jouissance des mystiques est certaine comme est certain qu'elles n'en savent rien. L'écart entre la jouissance et son savoir fonde le cinéma de Paul Verhoeven polarisé entre parodie kitsch et naturalisme scatologique et c'est un abîme au bord duquel danse Benedetta, entre cloaque et comète.

 

 

 

On a cru que Leos Carax était le gardien d'une certaine poésie bricolée, Vigo, Godard, Cocteau, à l'heure du tournant publicitaire du cinéma français, Annaud, Besson, Beineix. On comprend qu'il y a un lourd tribut à payer pour l'artiste maudit ayant conscience d'être un homme du ressentiment. Si Annette a des étoiles qui brillent au fond des yeux, c'est dans la brillance publicitaire des logos.

 

 

 

Journal de Tûoa se veut une réponse du cinéma au confinement, une déclaration d'intention simple et vitale pour le cinéma expérimenté comme le partage communautaire d'une bouffée d'air frais. Le film de Miguel Gomes se révèle cependant faussement modeste et vraiment confiné, colonie de vacances et fête privée dont la réclame est mimée pour le bénéfice de son vaniteux publiciste.

 

 

 

Quand les apparences de la débilité ne contredisent pas son essence, la transgression représente le stade d'une très pénible conservation. L'idéologie aime à nous raconter des histoires mais persévère à ne mentir jamais. Dans The Suicide Squad de James Gunn, « America is back » reste le credo des blasés clamant qu'ils n'en sont pas dupes tout en y tenant comme à ce qu'ils ont de plus cher.

 

 

 

De bas étage de Yassine Qnia est un petit film qui raconte une très vieille histoire, vieille comme Gilgamesh et l'Odyssée : l'histoire d'une catabase. Descendre dans le souterrain consiste à descendre à l'intérieur d'un monde qui est celui de son corps, le corps de ses organes et de ses images. La jeunesse qui est si puissante et si impuissante a, avec ses démons, le génie de ses blessures.

 

 

 

France de Bruno Dumont est une satire du spectacle féroce assumant la défense d'une certaine idée de la France. Le scénario du pardon accordé aux blessures de la pulsion s'y impose avec le naturel de la tradition opposant les tragédies du pays réel aux farces des liturgies médiatiques : si la France meurt d'être un simulacre déraciné, sa vérité demeure ancrée dans la terre qui, elle, ne ment jamais.

 

 

 

Dune : le serpent de mer est un ver des sables. Le monument de la science-fiction glisse entre les doigts des amateurs de l'épice d'Arrakis désirant la convertir en poussières d'or. Le temps des mues nouvelles pilotées par Denis Villeneuve donne l'occasion de faire le point vérifiant le rapport profond des tentatives d'adaptation du roman de Frank Herbert avec leur contexte de production.

 

 

 

Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh est conçu comme la navette décollant de la terre stérile du post-communisme mais le lancement concerne moins ses habitants que les animateurs culturels se servant de leur cité comme de la rampe de lancement de leur fusée. La démonétisation du rêve ne sert qu'à faire décoller au firmament du cinéma consensuel ses enchanteurs intéressés.

 

 

 

On ment souvent chez Abbas Kiarostami, on bégaie autant et les adultes comme les enfants. La vie continue et le cinéma aussi en constituant avec ses fabulations l'un de ses embranchements. Le cinéma des bifurcations est celui des carrefours, des labyrinthes et des ritournelles. C'est la zébrure de l'idée, l'instant décisif, le kaïros qui s'incarne dans la figure de l'ami dont l'attente fonde l'horizon métaphysique du cinéma d'Abbas Kiarostami. La preuve par cinq : Le Pain et la rue + Expérience, Hommage aux professeurs + Devoirs du soir, Au travers des oliviers, Le Goût de la cerise et Ten.