Newsletter 83

Pour qui n'a d'yeux que pour la perdition, les sirènes sont impossibles à suivre. C'est pourtant elles qui ne se noient jamais, elles qui sont les gardiennes de nos chants secrets, du grain des ritournelles que l'on garde pour soi et dont la révélation nous fait pleurer. Pourtant les sirènes n'existent pas. Oui, mais elles consistent. Elles filent une consistance qui fait écumer non de rage mais de joie, une mousse qui permet contre toute immersion de garder la tête hors de l'eau à l'époque du naufrage sépulcral du capital. Quand la pression hydraulique s'accentue avec les glaireux du national, l'écoute des sirènes est une alarme, un horizon au bout des remous de la surface, un sillon entre les vagues.

 

 

 

La 83ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est dédiée aux sirènes, en Tunisie et au Soudan, Dita sur la Seine, Daïnah la créole et Thérèse Ariel qui soulèvent l'écran.

  •  Maurice Pialat, à nos amours

 

 

 

Le cinéma de Maurice Pialat a le désir du réel. Le réel est ce qui fait mal, c'est la blessure dont la douleur est un indicateur de vérité, intraitable et indicible. La puissance d'authenticité de ses films tient à l'arrachement du vrai depuis la facticité des conditions de leur fabrication. Quand le réel survient en marqueur des trouées du vrai, c'est toujours contre : le tournage contre le scénario puis le montage contre le tournage ; les acteurs contre eux-mêmes et le documentaire contre la fiction. Le cinéma contre lui-même : une agonistique. Le cinéma de Maurice Pialat est celui où les raccords tracent au couteau les cicatrices entre lesquelles on lit que le mal est fait autant que l'amour existe.

 

 

 

Le mal est fait autant que l'amour existe (l'île Maurice Pialat)

 

 

 

La montagne Pialat (célébration d'un génie colérique)

 

 

 

Entretien vidéo avec Samir Ardjoum pour la revue de cinéma et de télévision Microciné

 

 

 

 

 

 

 

 

Les burlesques sont nos accompagnateurs originaires, ils sont en cinéma nos premiers doubles placentaires. Ce sont leurs films qui, très tôt, ont donné figure à la voix de l'ami qui a toujours précédé la nôtre en nous avertissant de ceci : la vie est invivable mais pas moins risible. La vie est une comédie dont le secret tient au rire de nos fautes parce qu'elles n'en sont définitivement pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

En 2013, la romancière Emmanuèle Bernheim livre le récit à la première personne de la mort de son père André par suicide médicalement assisté. C'est son dernier livre. En 2017, Alain Cavalier souhaite en faire l'adaptation mais la romancière décède cette année-là des suites d'un cancer des poumons à l'âge de 61 ans. En 2019, Être vivant et le savoir est le film de l'impossibilité d'une adaptation rêvée en commun. En 2021, François Ozon qui a travaillé avec Emmanuèle Bernheim sur le scénario de plusieurs de ses films porte à l'écran Tout s'est bien passé.

 

 

 

D'un film à l'autre se raconterait une histoire de l'amitié et de la persévérance entre une romancière et deux réalisateurs mais, à voir leur film respectif, ses expressions sont manifestement divergentes, sinon antagoniques. Si Être vivant et le savoir est sorti deux ans avant Tout s'est bien passé, il en représente cependant le nécessaire contrechamp, après coup. Dans un cas, l'amitié a l'allure d'une étude notariale menant à la clinique gériatrique quand réaliser un film consiste à hériter du testament du livre adapté. Dans l'autre, l'amitié est la zone où la mort s'expérimente comme un don qui arrive du dehors, même quand elle prend la forme indécidable d'une décision radicale.

 

 

 

 

 

  • La séquence du spectateur : Possession d'Andrzej Zulawski

 

 

 

Le cri est le tremblement de terre du corps – le sien. Une expérience tripale de la transgression des limites, la réverbération d'une révulsion, une psalmodie aux scansions spasmodiques. Un scandale viscéral qui traverse l'écran et fait mal. Crier jusqu'à l'éreintement tient autant de la danse de Saint Guy que de l'avortement, de l'expressionnisme abstrait que de la transe hystérique : Isabelle Adjani dans Possession d'Andrzej Zulawski. Leur film se tient au-delà tout jugement moral. La folie qui s'y joue déjoue bien des partages, c'est le point d'innommable dans la mise en forme d'une force dont la douleur est vraiment arrivée de part et d'autre de l'écran. Et l'irréparable est un diable sans remède, probablement. C'est pourquoi on a mal en reconnaissant dans la force de contamination de la douleur les puissances d'une jouissance, le sublime qui nous menace.

 

 

 

 

 

 

 

 

WandaVision, Falcon et le Soldat de l'Hiver, Loki et What If... : le cristal en expansion du multivers

 

Élève libre et À perdre la raison de Joachim Lafosse : l'obscénité des torts partagés

 

Dix films de Claude Chabrol + Chabrol, l'entomologiste d'André Labarthe : la bêtise quintessenciée

 

 

 

 

 

 

 

 

Clarence est un lapin collectionneur, l'homme pressé de tourner autour d'une obsession pour ne pas tomber dans le trou de son désir : le mannequinat organise l'interchangeabilité féminine. L'institution encercle la pulsion de Clarence dont les doigts d'or sont aussi des mains rouges, un fantasme qui est sa fixation – une fiction qui doit s'écrire FIXION. La maison de haute couture est une ruche bourdonnante jusqu'au silence des arpettes. Les petites mains sont les anges couronnant le faux bourdon en roi soleil vaincu quand la femme réelle brise l'anneau des équivalences féminines en lui montrant qu'au bout de sa fêlure l'amour n'arrive qu'en coïncidant avec la mort.

 

 

 

 

 

  • Octobre 1961, pour mémoire

 

 

 

Deux films : Octobre à Paris de Jacques Panigel et Ici, on noie des Algériens de Yasmina Adi

 

 

 

Une leçon d'histoire : Voyage au bout de la nuit coloniale, les massacres d'octobre 1961

 

 

 

 

 

 

 

 

Pouvoir notre impuissance est une fête, c'est une promesse sabbatique quand l'époque a la passion de l'apocalypse. Penser est une aventure et un divertissement, une trouée pour un échappatoire, une interruption pour une bifurcation. Un pas de côté pour rendre justice aux oubliés, désœuvrer ce qui nous accable et libérer dans de nouveaux usages des puissances insoupçonnées. C'est ainsi qu'avec Giorgio Agamben, nous sommes contemporains en affrontant la division des temps dans chaque présent, et en sauvant la part de non-vécu en chaque instant.

 

 

 

 

 

 

 

 

Mon premier instruit du psychédélisme des antilopes, mon deuxième nomme le cimetière punk des espèces compagnes, mon troisième parle des ancêtres en swahili, mon quatrième est une chanson à boire avec les philosophes et mon cinquième est une maman qui se prend pour le MC du moment.

 

 

 

 

 

  • Du côté du Rayon Vert :

 

 

 

On s'attendait à ce que la comédie morde un peu, au mieux égratigne, il n'en est rien. Les 2 Alfred relève moins de la sociologie critique que de la réflexologie. La rondeur et le moelleux des frères Podalydès fonctionnent comme un massage ; moyennant quoi on peut retourner dans le bocal de la start-up nation, le cœur léger. Le doudou dont ont besoin les doux dingues du 2.0, c'est le film aussi.

 

 

 

L'enfer existe sur Terre, c'est Israël et la seule chose à lui opposer consiste pour l'un de ses citoyens à tenter d'être moins mauvais qu'un pays qui, littéralement, lui sort par les trous de nez. Si Le Genou d'Ahed de Nadav Lapid est une parabole, c'est en la prenant au pied de la lettre. Au pied de la lettre, la parabole d'un pays infernal qui fait la misère à ses habitants est un cri de colère qui, malgré une hystérie défensive, parvient entre deux coups de semonce à faire entendre la semence d'un silence plus profond appartenant à ceux qui souffrent d'aimer malgré tout la chose qu'ils haïssent à la folie.

 

 

 

Dans Bayan ko de Lino Brocka, l'urgence à filmer coûte que coûte ne s'oppose pas à la prodigalité des situations et la fureur critique file à vive allure en se déchaînant avec une vraie générosité narrative. Le didactisme a l'intelligence de ne pas se satisfaire des tropismes militants en voyant plus loin que le bout du nez de la prise de conscience, qui est le fond tragique des existences dévastées par une colère plus grande qu'elles. Le fond des affections dont on ne revient pas et qui est un malheur irrémédiable – un mal intraitable, celui de l'antagonisme, ce reste inassimilable.

 

 

 

Que le fracas guerrier et viril des armes n’assourdisse pas la plainte d’une femme ; qu’au contraire une parole féminine fasse retentir le différend fondant le choc des armures et des épées, des lances et des boucliers, voilà ce dont Le Dernier duel de Ridley Scott fait la promesse avant d’y revenir au nom des impératifs du spectacle. Les jugements ordaliques sont cependant aussi ceux de la critique du film historique qui a fait croire qu’il compterait jusqu’à trois au nom de l’éthique des vérités féminines avant de revenir au duel des vieilles rivalités masculines et mimétiques.