Newsletter 91

La France a ses démons, le colonial y est un spectre qui hante et bande le national. Nous avons nos anges, terribles parce qu’ils nous trahissent en piquant le rappel de notre condition mortelle, qui nous sont nécessaires aussi parce que leur trahison bat des ailes de la promesse des novations, immortelle.

 

La 91ème lettre des Nouvelles du Front est dédiée à Jean-Louis Trintignant, Julee Cruise et Jean-Louis Comolli en témoignant d’une amitié algérienne indéfectible.

Ensemble Comolli I : Jean-Louis Comolli (partie I)

 

Qu’est-ce que le cinéma (documentaire) ? Du cinéma contraire.

 

Le cinéma contraire maintient la part du documentaire contre l’empire du spectaculaire. Ce maintien engage une sauvegarde des dignités, du sujet filmant au sujet filmé en passant par le spectateur. Le cinéma contraire est celui qui offre au spectateur une place difficile, toujours balançant entre fascination et distanciation, toujours unique, celle de sa liberté l’invitant à se déplacer entre les places, contre l’ordre même des places. La place du spectateur engage ainsi celle de sa dignité.

 

 

 

Ensemble Comolli II : Jean-Louis Comolli (partie II)

 

Dans la suite du monde et des films qui continuent l’histoire d’une persévérance, le cinéma en sa part documentaire, le monde tel que certains films en documentent encore le divers, le scandale autant que la beauté : c’est l’émotion en conclusion de Cinéma documentaire, fragments d’une histoire (2014), celle d’une histoire qui forcément s’interrompt en requérant que nous la continuions.

 

 

 

Ensemble Comolli III : Écrire pour voir, Jean-Louis Comolli (partie I)

 

Les mises en garde de Jean-Louis Comolli se tiennent dans la garde des boucles du regard. La place du spectateur est un objet de construction et de réflexion, de pratique et d’interrogation : un enjeu de lutte. Le cinéma a alors de l’avenir, comme un relevé des traces existantes qui est la relève de ses propres traces, depuis le regard du spectateur qui est celui de l’autre dont, tous, nous avons la garde.

 

 

 

Ensemble Comolli IV : Écrire pour voir, Jean-Louis Comolli (partie II)

 

Une terrasse en Algérie est une lettre à deux battants comme les volets d’une fenêtre. Le récit d’une jeunesse algérienne abritant la scène originaire d’une non-réconciliation générale est aussi celui d’un présent hanté par la maladie dévorant la mémoire de l’aimée. La muse qui aura inspiré la lettre est ainsi oublieuse mémoire de s’oublier elle-même. Une terrasse en Algérie est ainsi une déclaration d’amour dédiée à l’Algérie en l’étant contre la communauté qu’il aura fallu trahir. Elle s’offre aussi à celle qui n’aura jamais pu la lire – une adresse déchirante de rester à tout jamais lettre morte.

 

 

 

Ensemble Comolli V : Nicolas Philibert, le conflit des muets et des parlants

 

« Je filme avec les oreilles » : si filmer l’autre est la grande affaire du cinéma (documentaire), pour Nicolas Philibert elle se joue dans le conflit des muets et des parlants, décisivement. Entre ceux qui ont la parole et les autres qui ne l’ont pas, ceux qui l’accueillent et la suscitent et les autres qui la prennent en la prenant parfois aux autres, il y a un litige, plus d’un litige qui creuse la différence en faisant les meilleurs films de Nicolas Philibert. Nicolas Philibert : Hasard et Nécessité de Jean-Louis Comolli y insiste en toute amitié : le regard de l’autre qui nous met en relation avec lui garde une part de silence et d’opacité, une réserve inaccessible dont l’oreille est un conduit privilégié.

 

 

 

Ensemble Comolli VI : Cinéma, mode d’emploi de Jean-Louis Comolli

 

Jean-Louis Comolli est resté un disciple d’André Bazin, indécrottablement. Prime, avec la machine d’enregistrement cinématographique, le principe fondamental de la trace et de l’empreinte, l’« inscription vraie » dont parlait Serge Daney. Mais il est aussi, à l’instar de son ami des Cahiers, un bazinien positivement contrarié en retournant la tête dans les airs de l’idéalisme chrétien de l’auteur du recueil Qu’est-ce que le cinéma ? sur les pieds d’une analyse matérialiste. C’est pourquoi Jean-Louis Comolli est autant resté un marxiste indécrottable, soucieux de repenser le « réalisme ontologique de l’image photographique » à l’aune des nouveaux rapports de production (qui sont des rapports de pouvoir, antagoniques et contradictoires) déterminant le champ des images de cinéma.

 

 

 

Ensemble Comolli VII : Marseille entre deux tours

 

Marseille entre deux tours est le neuvième et dernier épisode d’une grande série documentaire, un feuilleton où la cité phocéenne apparaît comme un paradigme pour l’ensemble de la vie politique national de ces quarante dernières années, avec la démobilisation des classes populaires et l’extrême-droitisation de l’offre politique. L’action parlée chère à Jean-Louis Comolli prend la forme de six engagements citoyens à côté d’un champ politique verrouillé. On y entend aussi un drôle de mot qui convient bien à son geste de cinéma, celui d’entrevallement : un nom possible pour l’écart et l’ouvert, cet indéterminé qui appartient au documentaire pour lequel, jamais, les jeux ne sont faits.

 

 

 

Ensemble Comolli VIII : Daech, le cinéma et la mort

 

Le désir de savoir ce qui arrive de pire au voir à l’époque du terrorisme spectaculaire a motivé Jean-Louis Comolli à aller au charbon, c’est-à-dire à descendre profond dans la mine qui n’est pas loin de ressembler à une forge infernale : Daech. Là où se fabrique, avec les moyens mêmes de la « cinématographie générale », la négation de la dignité du cinéma dont l’art est celui de vivre.

 

 

 

Ensemble Comolli IX : Le cinéma revenant, sans compter

 

La petite musique comollienne n’est pas une rengaine, c’est une ritournelle qui passe par la boucle des inflexions nécessaires à faire que la répétition, à force de raffinements, soit une reprise moins statique que dynamique. Les inflexions sont connues, on y revient parce qu’il le faut : le cadre montre autant qu’il cache ; le contretemps du réel est opposable aux temps comptés des réalités calculées ; le négatif de l’analyse est le refoulé idéologique de la synthèse qui est le positif d’une dialectique mutilée ; la place du spectateur est caractérisée par une croyance oscillatoire en induisant un savoir relatif du leurre et du déni. Les relances théoriques tiennent lieu alors de résistance aux résignations contemporaines, persévérantes dans l’idée que ce qui vient peut encore différer de ce qui est. Ces relances ont un foyer originaire, Mai 68, et ses fantômes méritent moins une commémoration qu’une célébration. Les revenants de Mai en sont aussi les gardiens. Avec eux, le futur est l’aurore du passé et l’avenir, une fête que le passé n’aura jamais cesser de promettre.

 

 

 

Ensemble Comolli X : Jean-Louis Comolli, de loin en loin, si proche

 

Certains liront vite Une certaine tendance du cinéma documentaire en y reconnaissant seulement le plaidoyer pro domo d’un réalisateur piqué au vif que son dernier film n’ait pas été retenu par un festival de cinéma. D’autres prendront davantage leur temps en y voyant un nouveau texte d’intervention dédié à la défense inlassable de la part documentaire du cinéma. La part qui protège en particulier nos sensibilités des obscénités du marché des visibilités intégrales dont le spectacle global est une offense faite à notre dignité et notre humanité qui a besoin d’ombre et de secret. On estime toutefois qu’il faut ralentir encore davantage le mouvement et c’est alors que l’on peut voir comment le texte vient de plus loin encore. Comment il vient en fait de très loin. Et, aussi simple et circonstancié soit-il, ce texte est porté par une profondeur de temps dont il témoigne à chaque fleur de page en aidant, avec la fragilité de qui peut son impuissance, à désobstruer notre présent.

 

 

 

Ensemble Comolli XI : Jean-Louis Comolli, le cinéma sans compter

 

Jean-Louis Comolli, le passeur a été un ami, celui avec qui persévérer en cinéphilie qui est un autre nom pour l’art d’aimer, l’amour du cinéma et l’amitié. L’ami qui vient de passer, passant de l’écriture critique au cinéma qui n’a jamais cessé d’être critique, n’aura jamais cédé sur la part d’ombre nécessaire à ce que le cinéma fasse vérité du semblant. Le réel qui échappe à la calculabilité de la machine cinématographique, c’est la part de l’autre et sa dignité, la part d’ombre dont le cinéma a la garde quand il veille à ne jamais cesser d’être documentaire.

 

 

 

Ensemble Comolli XII : Sans compter Jean-Louis Comoll (documentaire, minoritaire, contraire)

 

Jean-Louis Comolli : revenir à nous en revenant à lui. Son œuvre est immense, on a de quoi travailler en continuant à dialoguer. Six décennies de cinéma, plus d’une cinquantaine de films tournés, une quinzaine de livres publiés, plus d’un millier d’articles à lire et relire. Si l’avenir est aux fantômes, le cinéma en a aussi – dans l’amitié des revenants sans compter.

 

 

 

       Autres textes :

 

 

 

Frère et sœur d’Arnaud Desplechin : Malin génie

 

Il y a des rancœurs qui ont le génie pour enjeu et sa reconnaissance disputée fait le sel des existences jetées dans la bataille érigeant l’hystérie familiale en l’épopée chérie des rivalités artistiques. Énième chapitre offert à la réécriture de son roman familial en cinéma, Frère et sœur d’Arnaud Desplechin sale outrageusement son goût du romanesque parce qu’il n’en ignore pas l’affadissement suite aux remâchements du style. L’auteur fait le tour du propriétaire de son royaume et si le génie y est roi, il s’agit d’un malin génie. En s’accaparant la part du lion taillée sur le dos de tout et tous, personnages et références, le malin génie impose que la reconnaissance, si elle part de lui, doit à la fin lui revenir. Dans ces affaires, on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

 

 

 

La Maman et la Putain de Jean Eustache : Après la tombe

 

Jean Eustache est un primitif, c’est Lumière qui vient à la parole comme un enfant. Jean Eustache est un ethnographe du proche, le Pagnol de la tribu germanopratine avant sa disparition. Jean Eustache est un astrophysicien, Mai 68 est un astre qui rayonne comme une étoile morte. Jean Eustache est un barbare, l’héritage de la Nouvelle Vague s’achève avec lui. Jean Eustache est le dernier poète baudelairien, qui hait le vrai au nom du faux, aimant Paris qui n’est plus que ruines. Jean Eustache est enfin un péripatéticien, il parle comme il marche et, nous faisant marcher, il dit la vérité qui, cruelle, ne se dit qu’en faisant le trottoir : la vie est une maladie dont la mort nous guérit.

 

 

 

Elvis de Baz Luhrmann : Love Me Tender (de poulet)

 

Du style hyperbolique de Baz Luhrmann à l’hyperglycémie fatale au King, friture sur toute la ligne. Avec l’archive qui se substitue aux prothèses cosmétiques de la fiction, le faux dégorge à la fin du vrai : la friture kitsch a ses toxicos et la culture saturée, ses addicts diabétiques souffrant d’obésité.

 

 

 

Men d’Alex Garland : Les échos de Narcisse

 

Avec ses deux films précédents, Alex Garland a tracé son autoportrait : le narcissisme a ses pièges comme ses remèdes mais le pharmakon est un poison révélant le simulateur derrière le pharmacien. Pourtant, Men arrive un rien à brouiller le tain du miroir où se mire un énième disciple kubrickien. En s’épuisant par refroidissement, l’hystérie est un cliché délivrant, contre une tradition de la représentation et ses tunnels gigognes, de nouvelles immunités féminines. L’au-delà de l’hystérie côté féminin appelle alors la promesse d’un au-delà du narcissisme côté masculin.

 

 

 

L’adulescence, ses coups de vieux, ses coups de pompe

(M. Night Shyamalan et Quentin Dupieux)

 

Si le gâtisme est la vérité de fond du jeunisme, les enfants grandis trop vite sont des adultes tarés, des monstres privés de leur enfance en étant arrachés aux apprentissages nécessaires de la maturité. L’adulescence a aujourd’hui ses segments de marché qui sont des niches, elle équivaut aussi à l’infantilisation mercantile et domestique des adultes ratés – à la niche ! Les dérèglements du temps sont dès lors moins prétextes à virtuosité narrative, twist et gimmick, que les symptômes d’un cinéma multipliant les coups de vieux qui sont des coups de pompe à vouloir rester jeune. C’est une lame de fond pour le vieillissement accéléré du cinéma de M. Night Shyamalan (Old) ; c’est une trappe où tombe Quentin Dupieux (Incroyable mais vrai), l’ironiste fatigué dont les trucs signent la rengaine des non-dupes qui errent entre la cave et le grenier avant de caramboler dans le désert.

 

 

 

Julee Cruise est passée, l’ange est elle

Les anges passent, un ange est passé, la vie a changé.

Dans l’air, une voix demeure, inouïe. Alors tout se tait.

L’ange est elle et sa voix de sirène a déverrouillé nos secrets : Julee Cruise.

 

 

 

Playlist n°91 : pour Donnie, Dustin et Suzie, pour les fugueuses, pour Arvo et Julee aussi