Newsletter 97

On a beau le voir arriver : quand le deuil vient, il frappe

et c'est toujours imprévisible, toujours dans le dos.

La seule chose dont on soit sûr avec le deuil

est que le deuil, lui, a de l'avenir.

Le reste appartient aux morts

qui ont cessé de vivre leur vie personnelle.

L'impersonnel de la terre les attend alors

– la métamorphose des dieux, le grand carnaval de la Terre.

Les vivants restent, eux,

les gardiens devenus de la vie des morts,

qui dure bien après eux.

La vie dans les pensées des ami-e-s

donne à panser un peu

et le don de ce peu-là n'est pas rien,

étant presque tout.

Penser ce qui nous arrive, c'est le panser aussi

Panser en pensant à cela qui est le plus difficile :

la vie est irréparable, mais le désir indestructible.

 

La 97ème lettre d'information des Nouvelles du Front est dédiée au vieux major.

Épiphanies 2022 : … et puis fanées (avant qu'elles ne refleurissent)

 

Sauver ce qui s'oublie demeure un credo partagé, plus que jamais. C'est une question de croyance en effet, un viatique quand le règne est aujourd'hui à la mécréance et au discrédit. La critique tient du sauvetage et, pour chaque critique, lui échoit une toute petite part de force messianique. La critique est un geste ayant le ressouvenir de son archéologie qui, avant de se fixer avec la philosophie contemporaine des Lumières, remonte à l'époque des médecins et des paysans de l'antiquité, des diagnostics et du crible séparant le bon grain du mauvais. La critique ne répond qu'à la crise. Le monde est en crise, comme jamais, fascisation et sixième extinction massive du vivant. Une double masse critique obligeant à repenser la critique qui ne peut plus être un jeu de société farci de vanité.

 

 

 

Jean-Marie Straub et Danièle Huillet x 3

 

 

 

Machorka Muff et Nicht versöhnt : Une jeunesse allemande

 

Ils rêvaient d'un film sur Jean-Sébastien Bach mais il faudra plus d'une décennie d'efforts pour y parvenir. Lire Heinrich Böll permet en attendant de faire bouillir la marmite en faisant advenir Machorka-Muff et Nicht versöhnt, premiers films et doublet de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Du chaudron jaillit une bombe, un coup de tonnerre à double détente, mèche du court-métrage et explosif du moyen-métrage. La RFA à l'époque de la remilitarisation et de la démocratie y est rappelée à l'ordre de ses généalogies, où le libéralisme s'oppose moins au nazisme qu'il en continue l'histoire mais autrement, avec ses statues et ses coups de feu dont la folie en est la raison.

 

 

 

La Mort d'Empédocle : « Vous avez soif depuis très longtemps d'inhabituel »

 

L'inachèvement est douleur quand il laisse en souffrance des potentialités non réalisées. Il est autant bonheur en promettant qu'elles seront un jour réalisées. Avenir du communisme, déclosion de la révolution malgré les trahisons, en dépit de tous les procès. Empédocle a le génie colérique de l'interruption et c'est ainsi qu'il est filmé par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, dans la clairière aux trois lumières : Grèce antique, Révolution française, cinématographe des frères Lumière.

 

 

 

Antigone de Straub et Huillet : Divine, indécidable

 

Un jour de 1973, une rencontre avec un lieu a eu lieu, pour Straub et Huillet elle était imprévisible : les ruines antiques de Ségeste en Sicile. Son théâtre de plus de 2.000 ans est le site qui, 18 ans plus tard, a accueilli un bloc de textes et de contextes, antiquité gréco-romaine, romantisme allemand contemporain de la Révolution française et début de la Guerre froide. Antigone d'après la pièce de Sophocle, la traduction de Hölderlin et la mise en scène de Brecht est devenu le film dédié aux peuples opprimés par la raison d'État, ainsi qu'à ceux qui osent dire non, qui est danger et folie. Le non est ce qu'il faut pourtant tenter quand la justice ne se confond plus avec le droit qui la trahit.

 

 

 

Buster Keaton x 2

 

 

 

Les Lois de l'hospitalité (1923) : Le nez aquilin de la modernité

 

Our Hospitality – Les Lois de l'hospitalité témoigne dans l'œuvre de Buster Keaton d'un temps où la famille représentait l'hospitalité, avant que l'hostilité ne prenne le relais. En adaptant à dessein l'histoire authentique de la rivalité familiale durant la guerre de Sécession entre les Hatfield et les McCoy, Buster Keaton propose non seulement une variation comique du récit shakespearien de Roméo et Juliette, il en profite surtout pour délivrer la vérité de ce passage, qui est la vérité de la modernité elle-même : les temps modernes ne sont plus à la tragédie des passions vengeresses mais à leur parodie comique. On rit du pire qui n'est alors qu'un moment transitoire en attendant mieux.

 

 

 

Sherlock Junior (1924) : Le génie transcendantal et son moteur

 

Pour Buster Keaton, tout est médiation, tout est transitivité, les machines du rêve et de l'inconscient, ainsi que les machines du cinéma qui les prolongent industriellement. Buster Keaton est l'homme-machine optimiste. Son visage désaffecté en constitue le nez, la pointe la plus effilée d'un processus de motorisation plus grand que lui – son moteur appartient à l'occidentalisation du monde dont l'Amérique représente le cap avancé. Comme pure figure cinématographique, Buster Keaton est projeté dans la variété des espaces-temps à la vitesse du raccord filmique. Comme corps réel, il affronte la traversée des décors naturels avec une pugnacité, une virtuosité et une vélocité qui relèvent le pari risqué de la rencontre quand elle peut être la dernière, rencontre fatale, terminale.

 

 

 

Ernst Lubitsch x 3

 

 

 

La Joyeuse prison (1917) : Lubitsch Touch, touches lubriques

 

Le brillant des signes a pour danse mondaine celle des apparences. Le brillant est une brillantine, elle est montée comme œufs en neige dans une centrifugeuse des plaisirs. En 1917, Ernst Lubitsch sait déjà tout cela. Avec La Joyeuse prison, variation de La Comédie des erreurs de Shakespeare et septième film réalisé rien que pour cette seule année, il fait montre d'un brio qui repose sur l'aiguillon des touches lubriques. Il faut glisser sur les apparences comme la lubricité appelle un état des choses étymologiquement glissant. Et glisser dessus invite la valse des plaisirs à l'épreuve de la friction des jouissances. La fameuse « Lubitsch Touch » met ainsi le doigt sur la lubricité et les menus plaisirs à la cacher, valse et brillantine qui se révèlent les lubrifiants de la mondanité.

 

 

 

Le Lieutenant souriant (1931) : Manières policées, façons de polissons

 

Les manières policées appartiennent aux polissons qui n'en pensent pas moins : mieux, ils ne pensent qu'à ça, n'ayant rien d'autre à penser. La viscosité du lieutenant souriant joué goulûment par le chansonnier Maurice Chevalier dans le film d'Ernst Lubitsch exprime ainsi l'adhérence métaphorique des images peaufinées par son auteur. Lisses parce que lubrifiées, elles font mousser un hors-champ de lubricité, de cruauté aussi débordant la casserole de notre imagination sans forcer.

 

 

 

La Huitième femme de Barbe-Bleue (1938) : Le remariage, un remake, une mue imaginale

 

Le remariage est une comédie nécessaire à faire coïncider l'amour et l'institution qui voudrait le consacrer. Le remariage est non seulement une comédie, c'est aussi un remake qui célèbre les noces contre-intuitives de Kierkegaard et de Hegel. Ernst Lubitsch s'y est essayé avec La Huitième femme de Barbe-Bleue en montrant comment une femme aime un homme qui a pris l'habitude de se marier comme on change de chemise de pyjama. Le remariage devient alors, après bien des tracas comiques, la mue imaginale d'un homme aliéné et sa compagne d'être pour lui l'accoucheuse si et seulement si, face à l'amateur de pyjamas, elle est en porte aussi le pantalon.

 

 

 

Deux hommages

 

 

 

Ousmane Sembène, l'Afrique noire parle

 

Parler et converser jusque dans la controverse, s'entretenir et disputer de ce dont on parle : Ousmane Sembène est important en étant un cinéaste (du) parlant. C'est en parlant que les anciens sujets colonisés entrent dans l'image, en l'investissant des pensées, ce dialogue de soi avec soi-même que les anciens maîtres ne leur auraient jamais prêtées. Les images parlent en étant parlées par ceux-là mêmes qui, longtemps, n'y avaient pas droit de cité, qui est aussi un droit de citation à comparaître.

 

 

 

L'équation Vecchiali (Vecchiali, Once More)

 

Paul Vecchiali sort diplômé de Polytechnique en 1955, il avait 25 ans. La lettre symbolisant l'école prestigieuse d'ingénieurs est X. Posons alors que le cinéma de Paul Vecchiali, fait d'écarts petits et grands, est une équation à plusieurs variables dont X est l'inconnue.

 

 

 

Cinq nouveautés cinéma :

 

 

 

Rewind And Play d'Alain Gomis : Le dieu noir et le diable blond, vraiment ?

 

Rewind And Play c'est trois films en un et ils ne cessent jamais de se chamailler. Le documentaire d'Alain Gomis dédié à Thelonious Monk, préparatoire à une fiction qui lui sera bientôt consacrée, relève du remontage qui est toujours démontage, un coup pour un dynamitage salutaire, un autre organisant un sauvetage qui n'est pas moins nécessaire. Le portrait d'un artiste, qui résiste à une captation télévisuelle doublée d'une capture culturelle, s'y double d'une analyse après coup portant sur l'ambivalence native des images, qui montrent toujours plus et moins que ce que leurs auteurs voudraient bien leur faire dire, parfois même en se retournant contre eux. Celui qui s'en tire le mieux est le pianiste de génie, forcément, dont la musique est un cocon qui le protège des demandes intrusives de l'image et du discours. Celui qui s'en tire le moins bien est le journaliste, forcément, dont la grande culture tourne à vide, révélant un pouvoir sans objet quand elle n'est pas mutilée par le dispositif télévisuel lui-même. Entre deux évidences, il y a mieux à faire avec le remploi d'archives en ne le cantonnant pas à la distribution rétroactive des bons et des mauvais points.

 

 

 

De Humani Corporis Fabrica de Paravel et Castaing-Taylor : Le flair pour l'inventaire intérieur

 

Rendre au cinéma ce que la médecine chirurgicale lui aura emprunté, à savoir l'usage des caméras, c'est puiser dans l'imagerie médicale une force de transgression et d'excès qui manquerait au cinéma d'horreur en général. Sur ce plan-là, Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel marquent à l'évidence un point mais son caractère décisif était connu d'avance : le documentaire bat à plate couture la fiction, à moins d'avoir l'inventivité figurative d'un Giger ou figurale, orgiaque et aorgique de La Chose de John Carpenter, quand ses images exposent ainsi l'intérieur des corps.

 

 

 

Venez voir de Jonás Trueba : Un éden de peu

 

Venez voir est un film à la modestie nécessaire, un film de pas grand-chose et sa qualité de je ne sais quoi possède un charme fou qui fait passer le presque rien du cinéma, qui est presque tout. Deux couples d'amis, Guillermo et Su, Elena et Dani se retrouvent au Café Central de Madrid pour y écouter un concert du pianiste de jazz Chano Dominguez. La conversation des amis retrouvés se double de la sous-conversation des amitiés qui n'ont peut-être pas réussi à passer l'épreuve de la pandémie. Six mois plus tard, l'hiver a laissé place à l'été et, avec l'amitié à laquelle on a laissé une chance de persévérer, c'est le cinéma qui est retrouvé, le bonheur ineffable d'un éden de peu.

 

 

 

Babylon de Damien Chazelle : « Smack My Bitch Up »

 

Damien Chazelle est un prodige, mais d'un genre particulier. La vérité du prodige a été établie par un groupe britannique de musique électronique au nom caractéristique, The Prodigy, quand il a intitulé son hit « Smack My Bitch Up » qui se traduit ainsi : « Claque ma chienne ». Le prodige tourne en effet des films comme un maquereau claque la croupe de ses « chiennes », avec l'épate et le swing tapageur de celui qui loue le spectacle en assurant que ses réussites acclamées sont des fessées nécessaires à faire gicler du pire le meilleur. Le spectacle est une chienne qu'il faut dresser en la bifflant à coups de lasso et le prouve encore Babylon : l'apologie du cinéma des origines a le fantasme urologique mais c'est l'énurésie qui domine et les larmes ne sont que celles du crocodile.

 

 

 

Tar de Todd Field : Magistère amer

 

Magistral. Le qualificatif s'impose facilement sous la plume des critiques et, pour une fois, son usage serait justifié si l'on voulait enfin se poser la question de savoir ce qu'il est censé signifier. Magistral, Tár l'est en effet et ce n'est pas forcément une qualité, on voudrait en discuter. Le magistère y est amer et l'amertume est un coaltar qui, non seulement attire les plumes d'une critique dithyrambique, mais s'accorde également avec le nom de son héroïne, Tár, avant d'enliser un film dans l'aggloméré de ses intentions de goudron, dont la distillation est auto-destructive.

 

 

 

Deux revoyures

 

 

 

Les Anges du péché (1943) de Robert Bresson : Le hasard, seul, fait bien les choses

 

Il faut aimer Les Anges du péché, il faut l'aimer contre Robert Bresson. En se soustrayant à l'autorité de son auteur qui l'a renié, on pourra alors apprécier les beautés discrètes d'un premier long-métrage offert aux résistances en filigrane, aux alchimies mystérieuses de l'âme et au bien qui n'advient que dans la zone grise de l'impondérable. Les alliances et les accords du cœur ne sont pas le fait des intentions et des volontés personnelles trahissant des duplicités criminelles ou des fantasmes cachés sous des couches de piété. Ce sont des hasards qui, seuls, ont la grâce de bien faire les choses, la grâce qui, toujours, est impersonnelle. Dans le film de Robert Bresson, sœur Anne-Marie qui aime tant Catherine de Sienne est aussi bien la contemporaine de son autre sœur d'agonie, Simone Weil.

 

 

 

Une histoire vraie de David Lynch : Le cow-boy à roulottes, une comète

 

Une histoire vraie n'est pas un western crépusculaire de plus. Le film de David Lynch est d'après la fin – la fin du western, la fin du monde lui-même. Une histoire vraie est un autre film schizo mais subliminal, mal vu, incompris, ourlé d'une mélancolie extrême. Le divertissement familial produit par Disney a dans les plis de foudroyants secrets stellaires. C'est un film post-apocalyptique où le dernier homme du monde d'avant est un pachyderme autant qu'une étoile filante, le dinosaure cachant un dieu solaire piégé dans le corps d'un grabataire. Alvin Straight, un cirque à lui tout seul, n'a plus qu'une ultime parade à donner, un dernier feu avant de remonter au ciel d'où il est tombé.

 

 

 

Une lecture

 

 

 

Pinocchio de Giorgio Agamben : Pinocchio, notre enfance, un mystère

 

Pinocchio : on croit connaître l'histoire du pantin de bois qui devient à la fin le gentil garçon de son créateur, Gepetto le sculpteur. Mais la connaît-on vraiment ? Les affadissements puérils de Walt Disney et consorts invitent à y replonger le nez, qui s'allongerait comme celui de Pinocchio quand il est pris en flagrant de délit de mensonge. Alors on découvrirait que le récit facétieux et métaphysique de Carlo Collodi, où règne l'archétype de la mort et de la renaissance, est doté d'une profondeur ésotérique insondable, peut-être intolérable. On relit Pinocchio avec une joie redoublée, l'enfance protégée du règne tyrannique de la puérilité, redécouvrant ce que l'on avait oublié : « Finir un livre, c'est en ouvrir la dernière porte, de sorte qu'aucune porte ne se ferme plus jamais ».

 

 

 

Une actualité politique et sociale

 

 

 

2023 : on ne battra pas en retraite

 

Avec la pension de retraite comme salaire continué qui démontre que nous pouvons produire, libérés du joug du marché du travail, des employeurs et des emplois, des investisseurs, de la finance et des banquiers, nous pouvons émanciper la création monétaire, libérée de la marchandise et de la propriété lucrative, fondée sur la qualification des salariés, les seuls producteurs de richesses.

 

 

 

Un trèfle à cinq feuilles musicales, des dunes algériennes à celles du Nouveau Monde.