Lettre d'informations n°61 : 01/11/2019

Automne, saison intervallaire comme l'époque où ce qui agonise tarde à périr et ce qui est là manque encore d'advenir. Pourtant, le vieux monde meurt même s'il se refuse à lâcher le morceau, Algérie, Liban, Chili, Catalogne, Éthiopie, Irak, Papouasie, Guinée, Équateur, Bolivie. Et les Gilets Jaunes qui s'apprêtent à fêter le 17 novembre prochain une année de luttes consistant à rompre avec le possible pour réinventer le réel. L'automne écossais voudrait bien refroidir nos ardeurs mais partout mille soleils dardent leurs rayons, ils percent la croûte du présent et font voir l'avenir après la chute des glaces de ce monde. Après l'occident l'orient en guise de recommencement, autant de promesses aurorales que relaie le cinéma auquel se dédie la 61ème lettre d'information Des Nouvelles du Front (site, blog et facebook).

 

La partie Des Nouvelles du Front cinématographique est consacrée aux deux derniers films du cinéaste italien Pietro Marcello : Bella e Perduta (2015) et Martin Eden (2019). L’allégorie, ses emblèmes et ses ruines, Pietro Marcello y confronte à chaque fois son cinéma avec des réussites cependant inégales, en relevant puissamment son pari (Bella e Perduta) ou bien en y échouant héroïquement (Martin Eden), toujours en se demandant si l’Italie a encore un avenir. Et si le pays en a un, c'est en effet parmi ses ruines, depuis elles, dans l'intervalle desquelles revient faire signe ce bon vieux Polichinelle, secret ami des gardiens napolitains ou démon ricanant des autodidactes qui veulent en finir avec l'angélisme de la culture rédemptrice.

 

La partie des autres textes de cinéma est un cap des trois fourches se déclinant ainsi :

 

Tenir son « journal réellement imaginaire », avec son montage fragmentaire, ses métaphores primesautières et ses courts-circuits associatifs, c'est en faire le lieu d'une traversée des intervalles considérée comme une danse des ombres et des solitudes. C'est aussi s'autoriser à alterner dépenses de plein air et exercices à la maison pour sonder les divisions du peuple algérien entre rassemblés et émeutiers qui en 2011 ne s'entendaient encore pas. En persévérant dans l'ennui plus fort qu'en avoir seulement, Demande à ton ombre, seconde version de Lamine Ammar-Khodja opte pour la modalité existentielle d'observation privilégiée d'un être-en-commun à faire à pieds, à portée de mains.

 

De l'Etna à Empédocle, les métaphores s'incarnent, les images étendent la portée de nos chairs, la surrection invite bel et bien à l'insurrection. « Neue Welt ! », « Nouveau monde ! ». Yemma Gouraya qui protège Béjaïa et la centrale électrique des Rencontres Cinématographiques de Béjaia est une autre gardienne protégeant cette invitation. In-surrection, un volcan, une bougie : Nar de Meriem Achour Bouakkaz l'expose calmement, les Algériens insurgés sont aussi des enfants d'Empédocle.

 

Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais est une petite machine de guerre lancée contre la France colonisée par les épiciers, en ayant les yeux d'Argus pour nos obscures actualités. Mais Panoptès (« celui qui voit tout », l'autre nom du Géant Argus) préfère lisser ses plumes de paon, la schizoïdie toujours menacée de repli paranoïde, en attendant peut-être d'avoir le courage de se crever un jour les yeux comme un chien andalou.

 

Notre rubrique Des bons plans est consacrée une nouvelle fois, Tunisie oblige, au premier long-métrage de David Lynch, Eraserhead (1977). Un premier long-métrage inaugural, directement branché sur l'oreille interne de son machiniste et les angoisses profondes de celui qui alors était tout à la fois un enfant de la verte Americana exilé dans l'enfer industriel de Philadelphie, un apprenti plasticien qui serait mort s'il avait échoué à ne pas l'être, un jeune père de famille qui n'arrivait pas à croire qu'il l'était vraiment. Comme un dessin de Willem de Kooning l'a été pour un autre de Robert Rauschengerg, Henry Spencer est le double originaire, l'ombre placentaire de l'artiste n'ayant pas cessé de savoir depuis qu'il n'en effacera jamais les traces.

 

La 61ème sélection musicale fuit selon des lignes nomadiques dignes d'Andy Kaufman, s'arrangeant de l'ambiance électro-gothique de l'Opera de Dario Argento pour enchaîner ensuite avec les ensoleillements mélodiques respectivement de Moody Blues, High Llamas et R.E.M., avant de nous amuser à mettre notre page FB à jour au son de la musique composée par Trent Reznor et Atticus Ross pour The Social Network de David Fincher.

 

Enfin, la revue en ligne Le Rayon Vert accueille amicalement cette passe de cinq :

 

Joker de Todd Phillips : le carton de l'automne estampillé en phénomène culturel nourrit sa passion du nihilisme à la source de deux hantises, le peuple dont les émotions réactives expriment des tendances autoritaires, l’artiste du stand-up dont les rires ont pour contrepartie une quête maladive de reconnaissance. Au carrefour de ces deux hantises, un même ressentiment dont l'hypostase parodique alimente la machine paranoïaque d'un film homogène à la logique despotique qu’il décrit.

 

Domino de Brian De Palma est un film terrible, terrible. On le pressentait, on le comprend désormais, le cinéaste s'en est confié à la presse française : la production de Domino a été catastrophique. Terrible, Domino l’est vraiment deux fois, comme coproduction européenne foireuse et comme film de genre raté. On tente en vain le « grand film malade » truffaldien ou la réussite modeste du film mineur, on proposera à la place le film blessé. C’est pourtant dans cet intervalle mince comme un liseré, entre le foireux et le raté, que passerait la force faible d’un art clignotant qui arriverait à tirer de sa faiblesse structurelle une force intermittente et intempestive.

 

Ad Astra de James Gray : l'accès aux étoiles de l'art passe par les excès de quelques monstres, Dieu, Père, État, Hollywood. Le film de James Gray déçoit en limitant la casse, son déflationnisme intrigue après coup en poussant jusqu'au bout le programme familialiste qui s'impose depuis quelques années au genre de la science-fiction, pour en délivrer le nucléus post-œdipien.

 

The Godfather – Le Parrain I, II & III de Francis Ford Coppola : La trilogie du Parrain de Francis Ford Coppola a ajouté au savoir de l'enfer médiéval et dantesque un chapitre original et tardif selon lequel comprendre la métaphysique oblige à comprendre le dépressif et quand on veut comprendre le dépressif, on doit comprendre le diable. Comprendre le diable, et la contre-église de Satan qu'est la « Cosa Nostra », c'est concevoir son cercle assurant pour tous l'absence d'issue.

 

Perdrix d'Erwan Le Duc : Perdrix aurait pu être un drôle d’oiseau, le premier long-métrage d’Erwan Le Duc se contente de vocaliser au centre de son arbrisseau généalogique. Là où la vive concurrence des perdreaux (Antonin Peretjatko, Léonor Serraille, Guillaume Brac) n’empêche pas de rêver quelquefois à l’oiseau rare (Jacques Rozier, Jean-François Stévenin, Luc Moullet).

Lettre d'informations n°62 : 30/11/2019

Jeudi 5 décembre, la date à venir est prometteuse, porteuse d'avenir. Il se pourrait bien qu'ici l'histoire recommence enfin, en France où les multitudes qui luttent rejoindront en beauté et dignité les peuples volcaniques soulevés en Guinée, Irak et Algérie, au Soudan et en Haïti, au Liban et au Chili. Le recommencement de l'histoire est un embrasement qui ferait aussi un contre-feu impératif à l'heure où, aujourd'hui, la jeunesse incandescente, lycéenne et étudiante, a des consumations fatales. La 62ème lettre d'information Des Nouvelles du Front (site, blog et facebook) est offerte aux brûlés comme les précédentes l'étaient aux éborgnés. Elle est également dédiée à Jean Douchet, notre griot moderne et maître libertaire qui pendant plus d'un demi-siècle aura parlé la langue généreuse de nos ancêtres, en se tenant rigoureusement à l'idée d'une cinéphilie comme art du spectateur qui est celui de l'amateur de cinéma, dont l'amitié est nécessaire à la connaissance de ses œuvres.

 

 

La partie Des Nouvelles du Front cinématographique se consacre à penser l'exil cosmique d'un Chilien précieux, avec ses soulèvements et quelques-unes de ses retombées. La Cordillère des songes de Patricio Guzmán vient clore le triptyque de la revisitation cosmogonique de l'étrange pays de l'exil. Ce film de la fin qui est celui du milieu élit la Cordillère des Andes, la plus longue chaîne de montagnes continentale du monde, pour l'ériger en liaison terrestre et intervallaire, en autre archipel, tectonique et titanesque, où peuvent enfin se rejoindre les eaux qui ont de la mémoire pour tous les boutons de nacre, les lumières fossiles qui chutent en revenant de loin et les couches géologiques formées des divers sédiments de l'histoire. Qu'avant tout désastre il y eut un astre et qu'avec tout désastre il y a plus d'un astre : le Chili d'Allende a disparu corps et biens, le pays natal perdu revient seulement comme l'archipel cosmique projetant l'obsessionnelle blessure de toute une vie dans des temps immémoriaux avérant en passant que les extraterrestres ne sont personne d'autre que nous.

 

 

La partie des autres textes de cinéma se pose au milieu du monde entre Méditerranée et Pacifique, Nîmes et Nanterre, la Réunion et l'Algérie. Oser la fiction comme une nouvelle leçon d'histoire afin de la brosser à rebrousse-poil, c'est désirer instruire des récits comme autant d'audacieux déplacements depuis les casernements dominant la représentation. C'est expérimenter les troublantes discordances du contemporain, notamment dans une perspective post-coloniale : César de Mohamed Megdoul et Terminal Sud de Rabah Ameur-Zaïmeche. Mon premier est un court-métrage signé d'un jeune réalisateur qui a l'obstination nécessaire à la suite de ses idées, projetant la prose shakespearienne et son théâtre des rivalités césariennes dans des corps d'ici et d'aujourd'hui et la scène à ciel ouvert d'une cité de Nanterre. Terminal Sud est le sixième long-métrage d'un cinéaste confirmé, l'un des plus intrigants de part et d'autre de la Méditerranée, qui rebat d'une main les cartes biseautées d'une histoire saturée pour de l'autre investir, et selon sa manière toute en furetage diagonal, les plaies ouvertes d'une guerre civile franco-algérienne qui ne se serait jamais avouée comme telle. Si les deux films ne manquent pas de panache, ils ne convainquent pourtant pas à franchir décisivement le pas de la porte étroite par où les lumières d'hier viendraient éclaircir nos obscurités actuelles.

 

 

Pour Patrice, Hamlet du Piton de la Réunion, le « sac la mort » n'est plus seulement le résidu d'antiques vestiges culturels. Il est aussi une sacoche aux sortilèges, tout à la fois un barda pour hantises coloniales post et néo et un colis piégé qui pèse lourd sur la conscience en se passant comme une patate chaude, une outre à merde où croupissent les restes putrescents de l'esclavage et du colonialisme mais aussi un sac placentaire qui contient la matière originaire de nouvelles incarnations. Sac la mort d'Emmanuel Parraud est ainsi le titre sibyllin et disjonctif d'un film envoûtant et démonique, magie noire et blanche à la fois, qui est pour son réalisateur inspiré comme pour son acteur et principal inspirateur un « sac la vie » que seule l'amitié aura permis.

 

 

Steve est l'autre, celui grâce à qui il y a de l'entre, le déplacé qui bricole son nomadisme entre deux places d'avance fixées, le vagabond métis qui montre sans la dire la vérité policière des mondes sociaux tout en incarnant la force transversale de l'entre-mondes cher à Edward Saïd. Steve Tientcheu est pour Alice Diop qui lui parle dans La Mort de Danton, non seulement un compagnon de galère, mais aussi une créature intervallaire. C’est ainsi qu’il devient pour le spectateur une figure intermédiaire, un passeur idéal entre les mondes sédentaires, irréductible aux assignations et aux identifications, libre et nomade, métis mais au-delà de la race comme Ulysse avec sa ruse que Homère qualifiait de mètis.

 

 

Avec la séquence du spectateur, le lieu du crime apparaît double. C'est qu'il fallait à Joshua Shapiro être totalement ce traître pour figurer vraiment le paria. Et, devenu le paria, davantage juif qu'il ne l'aurait jamais imaginé. Lui qui aura voulu couper tous les ponts communautaires et familiaux. Lui qui ne connaît plus le kaddish. Lui qui, même, osera la profanation absolue en décidant de brûler le cadavre de son frère accidentellement abattu au cours du règlement de compte final, alors que la loi du dieu juif ou Halakha interdit le recours à la crémation. À propos de huit minutes sublimes de Little Odessa (1994), le premier long-métrage de James Gray.

 

 

Les Nouvelles du front social, d'ailleurs et du reste a pour notre actualité les yeux de la colère (et la colère a de ces yeux en effet). La colère est l'affect qu'il faut savoir affronter en l’appareillant à une discipline organisée et un orientation des idées qui soustraient son énergie de tout ressentiment. Voilà le double pari de l’intelligence et de l’allégresse qu'il faut relever pour passer des passions tristes aux passions joyeuses qui revitaliseront le pacte démocratique – le pacte, la paix. Égalité, liberté et la colère comme l’affect pour en apparier les prometteuses beautés. Le génie colérique comme une nouvelle fête de l’intelligence – une fête révolutionnaire dédiée aux héros éborgnés et brûlés de l'égaliberté.

 

 

La 62ème sélection musicale est cosmique, climatologique avec les ritournelles pianistiques de Hans Otte, mélancolique avec la pop sautillante de Stereolab, techno-carnavalesque avec le jam des dieux Jeff Goldbum et Thor, guerrière avec la chevauché fantastique des cosaques de Scott Walker, sorcière avec les sortilèges folk de Donovan.

 

Enfin, la revue de cinéma en ligne Le Rayon Vert fait hospitalité à trois textes vagabonds :

 

Little Joe de Jessica Hausner piétine de ne jamais être homogène avec ce qu’il raconte, programmatique et soporifique quand il aurait dû être euphorique, péteux et neuneu quand il aurait dû être vénéneux. De fait, le sérieux a des effets pharmacologiques de protection immunitaire contre tout risque d’allégresse et d’ivresse, au risque de la plus grande détresse quand la cérébralité ainsi surexposée arrache un à un les pétales de fleurs du mal qui ne sont rien moins que de papier.

 

Ce sont des variations sur la main proposées par J'ai perdu mon corps de Jérémy Clapin, tantôt animalité mobile et nomadique lancée dans des danses métamorphes, tantôt objet partiel en guise de membre fantôme d'une totalité organique mutilée, habité par un esprit clivé entre névrose œdipienne et fuite schizophrène, le souvenir d’un paradis perdu et l’enfer d’un présent dévitalisé.

 

Avec Le Traître de Marco Bellocchio, Tommaso Buscetta, le traître à « Cosa Nostra », est fidèle à une cause que la « Chose » n’incarne plus. La fidélité est ainsi le fait du plus minoritaire opposé à la meute des majoritaires, la chose secrète du plus solitaire, celui qui a rompu tous les liens organiques au nom d’un mythe personnel, en vertu de la représentation mythifiée d’un monde de valeurs traditionnelles qui a pu être réel mais qui a disparu, et dont il entretient le fantasme comme un trésor imaginaire exigeant la plus grande fidélité.

Lettre d'informations n°63 : 27/12/2019

2019 tire la langue, on voudrait encore tirer un peu dessus comme la chenille sur sa pipe turque. La fumée aura été épaissie par les incendies de l'urgence sociale et climatique comme par les brasiers des peuples soulevés, elle se sépare entre le vin de l'ivresse et celui de la mélancolie, volent les braises comme des lucioles et tombent les cendres comme un tapis. Et nous dansons en célébrant la mort de l'année bientôt passée et la naissance prochaine de sa suivante avec laquelle nous nouons l'alliance de la persévérance. Que 2020 se soulève de nos aspirations et batte de vos enthousiasmes, nous dédions à la petite à naître notre 63ème lettre des Nouvelles du Front (site, blog et facebook).

 

 

1) Le cinéma militant, mort ? pas mort ? Son époque est-elle close ou bien l'histoire continue-t-elle encore ? Il y a pour les films actuels, quand il prennent acte de l'histoire du genre, une politique de l'esthétique qui produit des formes hétérogènes au consensus quand elles ne le mettent pas en crise. Et si les prises de parti sont peut-être moins éloquentes qu'il y a cinquante ans, les prises de position restent toujours aussi déterminantes. Aux secondes alors d'exposer les forces et traces et intensités de l'engagement réel. Avec quatre films à l'épreuve : De cendres et de braises de Manon Ott avec Grégory Cohen, Nos défaites de Jean-Gabriel Périot, L'Âcre parfum des immortelles de Jean-Pierre Thorn et On va tout péter de Lech Kowalski.

 

 

2) Le plaisir antigravitationnel que s’offre Buzz avec son drone, d’autant plus nécessaire dans un environnement urbain dévasté, consisterait à prendre de la hauteur. Littéralement. Mais l’allègement désiré a les ailes plombées par le désaveu fétichiste de celui qui est incapable de trancher dans le nœud contradictoire de la violence policière et de celle des émeutiers, incapable de décoller entre la légalité de la violence et sa légitimité. Pas plus déraisonnable politiquement est l’anti-politique des Misérables de Ladj Ly selon laquelle nous savons bien qu’il y a des violences, mais quand même, chacun des sujets engagés dans la violence aurait des raisons symétriques de l’être.

 

 

3) Nous souffrons quand, intercalées in ou off en ponctuations de la narration, les chansons représentent un répertoire d'affects réflexes où le cinéma puise quasi-machinalement les preuves flagrantes, à la fois sonores et trébuchantes, d'une culture partagée. La chanson a pu être un tube, elle peut encore servir d'entubage programmatique des sensibilités, elle vaut désormais comme une exfiltration, une respiration – littéralement comme une extubation. On respire alors, y compris par les oreilles extubées, grâce aux inventions des cinéastes offrant de nouvelles chambres de résonance pour les chansons, pour nos oreilles et leur commune extubation (un texte original repris du numéro 9 du fanzine LANGUE PENDUE, merci Renaud Sachet !).

 

 

4) Les cœurs ont leur épreuve, la séduction dont les ensorcellements sont nécessaires mais seulement dans leur dépassement comme le faux est un moment dans la relève du vrai. La séquence du spectateur le montre, l'amour est le nom d'une relève des sortilèges de la séduction, celui de Kim Novak et James Stewart dans L'Adorable voisine de Richard Quine. Mais l'antique sorcellerie du cinéma hollywoodien a fini par se consumer dans l'âtre domestique des télévisions : a-t-on alors remarqué à quel point le soap-opéra Ma sorcière bien-aimée représente la négation pure et simple de notre adorable voisine ?

 

 

5) Antisémitisme, antisionisme, judéophobie, de parfaits synonymes ? C'est la question que l'on voudrait poser dans notre catégorie des nouvelles du front social, d'ailleurs et du reste. L'antisémitisme serait-il devenu l'horizon d'une époque obscure, nommant le double symptôme de la haine séculière des juifs actualisée dans celle d'Israël et de la communautarisation antirépublicaine des musulmans ? Ou bien l'antisémitisme, réduit à une somme d'actes considérés dans une forme intéressée d'univocité biaisée, servirait-il à justifier l'instrumentalisation d'une cause juste mais pervertie quand elle inclut les derniers avatars des vieux discours de la domination et de la stigmatisation ? (un texte original repris par L'autre quotidien, merci Christian Perrot !).

 

6) Ritournelle de Shining électrisée par Anne-James Chaton et Thurston Moore, larsens de Rodolphe Burger dans le bled de Rabah Ameur-Zaïmeche, bonbon techno allemand et pétillantes leçons politiques et métaphysiques données par la série étasunienne font la fête dans le chambre d'ados de notre 63ème programmation musicale.

 

 

7) Enfin, la revue belge du Rayon vert nous fait l'amitié d'accueillir dans son terre généreuse trois graines, que ses jardiniers en soient remerciés :

 

 

_ Bon génie de la puissance, mauvais génie de l’impuissance, l’ange bat des ailes comme on clignerait des yeux. Les Palestiniens comme un espèce en voie de disparition tandis que monte un devenir-palestinien global ; la Palestine nulle part actuellement et partout virtuellement : It Must Be Heaven d'Elia Suleiman. La Palestine comme non-lieu commun s'incarne dans des gestes sublimes et des rituels aussi sérieux que comiques, comme métaphore nomade d’un néocolonialisme sécuritaire et planétaire elle est un dépays hospitalier pour tous les sujets atopiques à l’épreuve d’une condition exilique universelle.

 

 

_ L’ami se sera ainsi confondu avec l’ennemi sans jamais cesser d’être l’ami ; le bon génie aura été le mauvais comme l’ange et le démon se ressemblent à s’y méprendre : Frank Sheeran et Russell Buffino et Jimmy Hoffa sur un axe, Robert De Niro et Joe Pesci et Al Pacino sur un autre. Toute une galerie des doubles se doublant et se dédoublant dans le dernier palais des glaces de Martin Scorsese, The Irishman construit comme une chambre froide ou un hospice vitrifié par celui qui a trahi son destin de gangster et de curé en devenant réalisateur et qui n’a jamais cessé de raconter des histoires de gangsters comme autant de pieuses confessions concernant des vocations trahies. « And all men kill the thing they love / By all let this be heard » : les fameux derniers vers de « La Ballade de la geôle de Reading » d’Oscar Wilde est imperceptible dans The Irishman, on est sûr pourtant que sa ritournelle de vérité résonne dans le creux de l’oreille des vieux rescapés du temps qui n’y survivent qu’en le trahissant.

 

 

_ La Mort en ce jardin de Luis Buñuel, film mineur d'un auteur majeur projetant son casting français dans de beaux décors mexicains, offre à quelques archétypes du cinéma de genre, l’aventurier brutal et cynique ou la femme-enfant vierge et innocente, de desquamer et muer, civilisés puis barbares puis sauvages, le long de la ligne de fuite ophidienne d'une robinsonnade réinventée dans une jungle où s'entremêlent pour forniquer naturalisme et surréalisme.

Lettre d'informations n°64 : 31/01/2020

Depuis le 5 décembre, quelque chose a changé, l'air, les rapports, l'amitié. Les yeux pleurent, les voix sont râpeuses et les gorges brûlent mais c'est aussi dans l'ivresse de s'époumoner avec les camarades, connu-e-s et inconnu-e-s, tonnant et entonnant les chants de l'autre monde qui est toujours déjà là, même si le capital s'obstine à le mettre en morceaux. Bientôt deux mois et le cinéma n'a pas cessé même si ses modalités ont été altérées par les impératifs répondant à l'urgence de la situation. Bientôt 60 jours durant lesquels nous creusons, laborieusement, patiemment, le trou de notre évasion. La 64ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, Facebook, blog) est dédiée aux taupes que nous sommes, ces condamnés à mort qui n'ont pas d'autre choix que de s'échapper.

 

 

« La critique c'est transmettre » a été un mot d'ordre somme toute classique pour celui qui a dépensé sans compter, pèlerin hédoniste dédié aux quatre vents de la commande, qui a livré textes et entretiens, interventions et conférences, cours et courts-métrages, bonus DVD et même un long-métrage, en tenant généreusement le point d'un rapport vivant et dialectique entre l'art de faire des films et celui d'en parler avec justesse. La chair sans la chaire : la cinéphilie faite corps de Jean Douchet, maïeuticien épicurien, aura fait de lui le servant aimant d'une grande conception du cinéma, amoureuse et jamais servile.

 

 

Retour sur l'édition 2019 du Festival Entrevues de Belfort où l'art d'aimer le cinéma aura été celui de le vivre à plein temps, en trois promenades savoureuses : « Cléo, le temps de vivre » (avec Agnès Varda, Jean-Luc Godard et Vera Chytilova) ; « Chasses à l'homme » (avec Buster Keaton et Samuel Fuller, Jean-Daniel Pollet et Akira Kurosawa, Mervyn LeRoy et Fred Walton, Paul Vecchiali et Peter Fleischmann, Peter et Bobby Farrelly) ; « L'Algérie aujourd'hui » (avec Abdallah Badis, Tariq Teguia et Hassen Ferhani).

 

 

La mort du cinéma ce n'est pas de la théorie, c'est un état de fait pour les Soudanais qui, malgré l'islamisme et l'armée, ne s'empêchent pas de cultiver la bosse du cinéma, dans une vieille amitié comme un trésor d'enfance retrouvée. Talking About Trees de Suhaib Gasmelbari est le plus beau film de la fin 2019 comme il est le plus beau du début 2020. Sa bande des quatre, mousquetaires, mules et émules de Charlie Chaplin, ne FONT plus de cinéma à l'endroit où il a été détruit, c'est leur tragédie. Ils SONT pourtant le cinéma, parce qu'ils l'incarnent pour le disciple y reconnaissant un héritage d'émancipation ayant anticipé de peu le souffle populaire et révolutionnaire de l'an passé.

 

 

Il y a un miracle dans Le Miracle du Saint Inconnu et il consiste à ce qu'il y en ait plusieurs. Plus d'un miracle dû à plus d'un saint inconnu, les miracles pullulent en effet comme des germes dans le désert et ils se disséminent quand les nuées éclatent avec l'orage. Voilà ce que cultive le beau premier long-métrage d'un jeune réalisateur né en 1988, Alaa Eddine Aljem, qui trace souverainement une belle ligne de fuite en forme de parabole tragicomique dans le désert (du cinéma) marocain.

 

 

Notre programmation musicale est une étoile à cinq branches dédiée au féminin dont la sororité de combat rend intolérable l'arrangement des sexes existant, disjonctant entre bobonne et cyborg, sorcière et déesse, riot grrl et pythonisse.

 

 

2019, l'année est passée, dix films et deux séries pour en relever le souvenir : Les Révoltés de Michel Andrieu et Jacques Kebadian / Madame Baurès de Mehdi Benallal / Still Recording de Saeed al Batal et Ghiath Ayoub / Los Silencios de Beatriz Seigner / Ray & Liz de Richard Billingham / One Cut Of The Dead de Shin'ichirô Ueda / Parasite de Bong Joon-ho / On va tout péter de Kowalski Lech / River of Grass de Kelly Reichardt / Le Traître de Marco Bellocchio + Mindhunter saison deux de Joe Penhall et David Fincher / Watchmen de Damon Lindelof.

 

 

2010-2019, la décennie est achevée, dix films et deux séries pour en cultiver la mémoire : Le Cheval de Turin (2011) de Béla Tarr / Fengming (2007-2012) de Wang Bing / Chiens errants (2013) de Tsaï Ming-liang / Snowpiercer (2013) de Bong Joon-ho / Kommunisten (2013) de Jean-Marie Straub / Adieu au langage (2014) de Jean-Luc Godard / The Assassin (2015) de Hou Hsiao-hsien / No Home Movie (2015) de Chantal Akerman / Atlal (2016) de Djemal Kerkar / L'Héroïque Lande, la frontière brûle (2017) de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval + The Leftovers de Tom Perrotta et Damon Lindelof / Twin Peaks : The Return de Mark Frost et David Lynch.

 

 

Enfin, un éventail de cinq rayons verts émis depuis le foyer ami de la revue belge de cinéma – que son équipe éditoriale soit à nouveau remercié de l'hospitalité qu'elle offre à nos fusées.

 

 

_ Chez Makoto Shinkai, l'adolescence est un âge non seulement initiatique mais il est aussi cosmique et s'aimer est une folie dont les épreuves obligent à affronter le risque de la destruction du monde, rien moins qu'apocalyptique. S'aimer à la folie est ici une redondance. L'amour est toujours déjà une folie parce que la décision amoureuse engage la plus radicale des libertés, qui peut être en effet la plus asociale qui soit. L'amour au temps de l'adolescence, le monde ne s'en remet pas, même géodésiquement. C'est en effet la profession de foi des anime de Makoto Shinkai qui, avec un bonheur inégal, se vérifie une nouvelle fois cependant avec Les Enfants du temps.

 

 

_ La Vérité de Hirokazu Kore-eda. L'éternité astrale des vestales du cinéma français est pleine de légendes dorées mais le sommeil d'or est indistinctement de mort. Mort par ordonnance pour tous ceux qui, intoxiqués par l'industrie des redondances, oublient que l'art nomme la contradiction de la culture avérant qu'elle n'est jamais identique à elle, jamais réconciliée avec elle-même, qu'il est son antagonisme pharmacologique, à la fois remède et poison.

 

 

_ The Lighthouse de Robert Eggers, un film parfait pour la cinéphilie postmoderne d'aujourd'hui ? Oui mais comme on dit d'un crime qu'il est parfait. Jean Baudrillard y avait il y a 25 ans insisté, la perfection du crime est celle de la bonne conscience culturelle à l'égard de l'art, ce réel dont la singulière exception doit disparaître dans le triomphe codé de son simulacre. Le film d'horreur a ceci d'horrible qu'il sert ici de caution d'abord puis de pâture à l'auteur qui prend sur lui une telle hauteur de vue qu'il occupe la position du surmoi. Sa jouissance cyclopéenne reliant d'un seul tenant le sommet érectile du phare à l'œil borgne de la mouette ricanante et obscène.

 

 

_ Seules les bêtes de Dominik Moll. Abattre la carte du polar consiste ici à emporter le moment venu la mise du problème de société. L’enquête policière ne suffit donc pas, il faut qu'elle s’épaississe en enquête sociologique à l’heure de la mondialisation inégale et combinée des pauvretés. C’est ainsi qu’un film la tête pleine de fantasmes cinéphiles les mobilise pour investir les nouveaux visages d’une télé-vision des misères.

 

 

_ Notre bouquet d'épiphanies pour l'année 2019 est offert aux silences nécessaires des films parlants qui, ainsi, le sont vraiment : Le Livre d'image / Madame Baurès / Parasite / Still Recording / On va tout péter / Douleur et gloire / It Must Be Heaven / 143 rue du désert / Ray & Liz / Les Révoltés / Los Silencios / Nar - Le Feu / Le Livre d'image (bis repetita).

Lettre d'informations n°65 : 28/02/2020

Lutter, nous ne savons rien faire d'autre, on nous y a obligés aussi. Le temps presse, que faire d'autre sinon tenter de vivre alors même que la vie est rendue impossible ? Les fronts de résistance et les foyers d'insurrection ne manquent pas à l'appel qui répondent aux urgences critiques du présent, une immense tremblement de terre algérien, une forêt de feux libanais, des gilets rouges qui se mêlent depuis trois mois aux gilets jaunes comme les explosifs de Pierrot. La peau des écrans relaie nos incandescences en gardant l'empreinte de nos embrasements. Les films que nous regardons voient sans prévoir ce qui nous arrive et que nous voyons mal, ce sont des miroirs à deux faces, en direct ou à retardement, mal polis ou bien magnifiquement brisés. C'est à la moire de nos bris et la mémoire de nos éclats que l'on dédiera notre 65ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, facebook, blog).

 

 

1) Une année algérienne, on y revient avec quelques pages arrachées au journal de l'année passée, janvier 2019-janvier 2020. La rue algérienne, le cinéma algérien – la révolution y est le mouvement permanent. Elle n'a pas d'autre fin que les moyens qu'elle se donne à elle-même pour faire du peuple algérien l'enfant de l'événement qui l'a remis au monde, nous compris. Et pour faire du jour qui vient le jour intervallaire par excellence – le dernier jour du monde d'avant qui est aussi le premier du monde suivant. Du crépuscule à l'aurore.

 

 

2) Badass qualifie en globish le nouveau super-héros type. Accordé à jouer son rôle de défenseur ultime du bien, on lui adjoint les manifestations régressives attestant qu'il est le héros narcissique de la déconne carnavalesque, de l'adulescence décomplexée et de la jouissance assumée. C'est pourquoi il est une figure surexposée de l'obscénité, la plus expressive des tendances hollywoodiennes actuelles. On tape dur en rigolant fort, au-dessus et en-dessous de la ceinture. Mais les effets de distanciation sont neutralisés au bénéfice d'une participation maximale. La transgression est hystérisée parce qu'elle est mimée, simulée. Et la déjante d'être au pouvoir pour être seulement corrigée d'un sens très conservateur de la correction.

 

Première partie, Harley Quinn : la punkette adulescente est une monstresse qui simule (mal) le mal parce qu'elle a bobo à son petit cœur de porcelaine, l'incurable sentimentale.

 

Seconde partie, Deadpool : le super-héros détendu du slip prend son panard à faire chier aux licornes de notre enfance une abondance de dollars, la burne libérale et l'autre autoritaire.

 

 

3) Tlamess –Sortilège d'Ala Eddine Slim ouvre ses paupières noircies de khôl ainsi : la nuit est magnétique, constellée de ponctuations clignotantes, électrisée d’éclairs. Sur son front troué luit une lune laiteuse sous l’œil de laquelle des soldats franchissent un gué. Battre des paupières, c’est toujours déjà voir double – voir l’image native qui divise par la lame effilée de la représentation le monde représenté. Pour mieux le cultiver et le soigner ? Il est vrai que le khôl est une poudre cosmétique, ainsi que le premier antibiotique naturel attesté.

 

 

4) Le cinéaste subtil l'est du subtil. Ses films vibratiles témoignent pour lui et pour le subtil qui, toujours, se montre sans se dire. À propos des courts-métrages de Mehdi Benallal.

 

 

5) Filmer l'ennemi ou l'adversaire sans céder sur son altérité ni verser dans l'hostilité ou l'inimitié : filmer l'extrême-droite, deux films s'y sont récemment essayés, la fiction Chez nous de Lucas Belvaux et le documentaire La Cravate d'Étienne Chaillou et Mathias Théry, les deux ont échoué.

 

Pour la fiction, la leçon de civisme est une instruction condescendante au didactisme mutilé, qui surinvestit par réflexe les thèmes éculés de la fausse conscience et du populisme, sous-exposant la nécessité de reconstruire une politique populaire de l'émancipation égalitaire.

 

Pour le documentaire, la voix de son maître est un dogme commandant un exercice délirant de ventriloquie, qui soumet à confesse le sujet pour qu'il avoue son sale petit secret, exproprié de l'écriture et de la narration de sa propre histoire, parlant moins qu'il est parlé par celui qui sait.

 

 

6) Pierrot le fou annonce ainsi la couleur – mieux, c'est une annonciation : sauver le temps de la durée et son irréversibilité, c'est contre l’irrémédiable l'éterniser dans une fête citationnelle dont les fusées ponctuent l'éternel retour d'une projection. La vie 24 fois par seconde de cinéma c'est la mort au travail 24 fois par seconde, c'est aussi le musée imaginaire projeté par le cinéma transcendantal. L’annonciation est une promesse matinale, tout devient et tout revient, le devenir est un revenir, toute projection une rétroprojection – une survivance aurorale, un spectre immortel.

 

 

7) Travelling-avant et tranchée, les deux dispositifs ont été techniquement appareillés, c'est une histoire à la fois balistique et militaire du cinéma, qui entre autres passe par Charlie Chaplin et Stanley Kubrick, pour s'écrire aujourd'hui à l'âge numérique et vidéo-ludique avec Steven Spielberg et, désormais, 1917 de Sam Mendes.

 

 

8) Publié par De l'incidence éditeur, Noir Inconnu [Wanderer] de Sylvain George est une crypte pour étoiles chues d'un désastre obscur. Une rhapsody in black dédiée à la nuit – l'autre nuit de l'entre-nous. La peuplent les zonards du neutre qui incarnent le désœuvrement, dans l'intervalle des partitions raciales et l'émancipation post-raciale des couleurs.

 

« L'Humanité, comme telle, est incolore. »

 

 

- Plus un duo de roses cultivées dans le jardin du Rayon Vert :

 

 

9) Le héros ne va plus de soi. Est-il déjà allé de soi ? L'héroïsme qui ne va pas de soi est une constante des films de Clint Eastwood. Elle est devenue la dominante de ses derniers films depuis une bonne décennie au moins, avec pour borne et tournant majeur Gran Torino (2009). Les héros paradoxaux d'un héroïsme désœuvré obsèdent toujours plus le cinéma eastwoodien à l'âge de son crépuscule : Richard Jewell est en effet un héros possédé par cette mélancolie d'un héroïsme qui n'est plus qu'une possibilité à l'époque du tournant parodique des grandes institutions de la démocratie en Amérique, au point d'apparaître pour elles comme une anomalie à clouer au pilori.

 

 

10) Les plans soufflés comme des bulles de savon dans Une vie cachée crèvent en se cognant sur le plafond cathédrale des ambitions démiurgiques de son auteur. Terence Malick est un cinéaste icarien, ses envolées engagent d’inexorables chutes. La vie cachée de Franz Jägerstätter, dans sa double béatification, catholique et cinématographique, se révèle à la fin rien moins que surexposée et amphigourique. Et si le cinéaste rêve du papillon quand il filme, il ne sait pas que le papillon, lui, cauchemarde qu’il est un éléphant.

Lettre d'informations n°66 : 31/03/2020

On appelle ça le printemps, dehors il fait soleil. Mais le vieil astre a des rayons verts qu'il darde sur les derniers avatars d'un désastre capital – celui du capital. Le néolibéralisme a atteint un nouveau degré de nocivité dans sa viralité : de la substance mort partout. L'état d'exception est déjà une vielle scie mais sa rengaine compte désormais ses puissances au carré, pandémie mondiale et état d'urgence sanitaire. Où trouver un peu d'intégrité, des scènes où respirer dans l'accélération de l'anthropocène ? L'humanité a besoin d'immunité mais ses sauveurs patentés nous démunissent en nous surexposant au pire. Nous n'avons jamais eu autant besoins d'amour et d'amis, nous n'avons jamais eu autant besoin comme aujourd'hui de nous soigner avec les gestes et les adresses, les actes et les œuvres qui gardent en réserve et cultivent ce qu'il nous reste de faible force messianique.

 

 

La 66ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, facebook, blog) vous est dédiée, à vous, c'est-à-dire à toutes les personnes qui, tous les jours, pensent, luttent et résistent, vous qui vous battez en partageant l'intime conviction qu'un jour prochain, bientôt, oui, les mauvais jours finiront.

 

 

. Permanence de l'impermanence, un paradoxe. L'impermanence, sa vérité s'expose sur la pierre tombale de Yasujirō Ozu, gravée du seul caractère kanji (mu, qui se prononce « mou »). Dans les films du cinéaste japonais, rien ne change en apparence mais, pourtant, plus rien n'est pareil en réalité. Quelque chose a bougé et le paysage en est bouleversé. La différence est imperceptible, infra-mince, pourtant c'est vrai, plus rien ne sera comme avant. Ce qui ne change pas c'est que tout passe, voilà le paradoxe. La permanence est le voile de pudeur ou de folie d'une fondamentale impermanence qui emporte tout comme un nuage passe au loin au-dessus des rails. Comme à Kita-Kamakura où se trouvent non seulement la tombe du cinéaste mais aussi le site d'un secret magnifique partagé avec son actrice Setsuko Hara. Première partie : Printemps précoce (1956), Crépuscule à Tokyo (1957), Fleurs d'équinoxe (1958), Bonjour (1959). Seconde partie : Printemps tardif (1949), Le goût du riz au thé vert (1952), Fin d'automne (1960) et le Goût du saké (1962).

 

 

. Au milieu du désert Malika veille, elle est une gardienne du seuil, la mère des seuils. La veilleuse ne le dira jamais mais elle le sait, elle seule connaît son imprenable secret. La gardienne ne le raconte pas mais le montre à qui saura voir que l’apparent trou perdu dans le monde révèle en réalité son ombilic. Au milieu de la nuit Malika nous éveille alors à ceci : elle fait des images, elle fait image – elle est une image de l’image. Avec 143 rue du désert, Hassen Ferhani regarde la veilleuse comme Perceval sachant que le Graal est du côté du gardien blessé.

 

 

. « Ceci est l'histoire d'un homme marqué par une image d'enfance » : notre histoire marquée par une image d'enfance, notre nuit transfigurée par une étoile luciférienne ou vénusienne, La Jetée (1962) de Chris. Marker, épiphanie magnétique et sésame pour les voyageurs naufragés du temps que nous sommes. Un blason d'amour, un emblème cinématographique.

 

 

. Dans L'Empire des sens (1976) de Nagisa Oshima, la séparation sectionne comme un couteau, sa bouche tranche à force d'abstraction dans le lard du concret. Que les amants retranchés poussent ultimement le retranchement sur le fil ensanglanté de la lame dont le tranchant s'accomplit dans une émasculation consentie, et la séparation des amants aurait enfin touché à son terme sacral. Le bonheur est ce réel rayonnant seulement pour tous ceux qui conspirent à la destitution de la réalité rapportée à l'ordre de ses dominations : le soleil au zénith pour qui consent au sacrifice de l'égalité.

 

 

Du côté des musiques, se bousculent l'immaturité étasunienne, un soleil post-rock, un mélange unique et symphonique d'ironie et de mélancolie, un escalier en spirale flippant et un bastringue pour coucous. Et puis un hommage à un compagnon de jeunesse, l'orfèvre folk évanoui dans les brumes de la baie de San Francisco, David Roback du groupe Mazzy Star.

 

 

Enfin deux boutons de rose aimablement accueillis par nos amis jardiniers du Rayon vert :

 

 

. À partir d'un fait divers ayant défrayé la chronique judiciaire à la fin des années 70, Le Mystère von Bülow de Barbet Schroeder tient les deux grands versants du jeu social : le formalisme juridique, rappelant au droit que sa vérité tient des verdicts, c'est-à-dire moins d'une éthique de la vérité que d'un régime qui est celui de la véridicité ; le formalisme des rôles sociaux, qui sont des masques d'ambiguïté derrière lesquels il n'y a personne, sinon un sujet qui est toujours plus et moins que lui-même pris dans le regard de l'autre.

 

 

. Sept fois Gilles Caron comme une étoile à sept branches. Dans Histoire d'un regard de Mariana Otero, il y a des perspectives permettant de revenir sur les manifestations du « conflit intérieur » d'un photo-reporter rimbaldien dont la trajectoire éclair témoigne aussi des mutations esthétiques et politiques d'une époque charnière. Et autant d'effets de parallaxe tissant depuis la nébuleuse des photographies et le nuage des montages et des narrations qui se partagent entre fiction compréhensive et problématisation critique.

Lettre d'informations n°67 : 01/05/2020

La pandémie enfle nos vieilles impuissances, le coronavirus couronne nos nouvelles servitudes, nous qui survivons comme les restes du monde d'avant. Mais il y a le premier jour de mai, mais il y a des muguets... La catastrophe, nous y sommes confrontés depuis longtemps, nous y sommes entrés désormais comme jamais. Le désastre nomme aujourd’hui la condition d’une époque médusée, sidérée par son impuissance à corriger ses propres excès de puissance. Pourtant on le sait, la sidération doit laisser place à la considération, elle doit céder la place à un sursaut collectif parce qu’il y a, disséminé partout, un désir partagé de vivre une vie décente et digne, qui soit sauve et protégée de la volonté massive à livrer le monde à un final apocalyptique.

 

 

La 67ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, facebook, blog) est acquise tout entière à ce désir.

 

 

Poison. Le Covid-19 est un avertissement, un de plus : il faut en finir avec le capitalisme, qui entraîne l’humanité vers la barbarie. Le monde taillé sur mesure par la démesure du capitalisme a une fois de plus failli, ce doit être la dernière fois. La surexposition au pire nous expose à être meilleur – à propos d'un ouvrage contemporain, en ligne et gratuit : Covid-19, un virus très politique des Éditions Syllepse.

 

 

Remède. Les films de Jean Renoir sont à la revoyure parmi les plus contemporains. S'y jouent non seulement toutes les histoires du cinéma qui se sont reconnues dans son art, mais des instants d’éternité dont la valeur esthétique rédime les affaissements forçant notre présent à préférer le pire. Jean Renoir est le compagnon immortel qui nous soigne des attractions désastreuses de l’actuel. Son œuvre cultive une foi sans faille dans les échanges de la sensibilité et de l’intelligibilité, lucide et radicale, toujours disponible pour le combat et l’esprit critique.

 

 

1967 - La révolution esthétique de la profondeur de champ à 360°, la rotation de la Terre autour du soleil, la Révolution française : tout est révolution dans Jean Renoir le patron de Jacques Rivette...

 

 

1924-1928 - Catherine Hessling dans tous ses états : petite sœur de Lilian Gish et fleur des pavés fauché, ondine et sauvageonne post-apocalyptique, nana cruelle et poupée mécanique, fétiche érotique et pauvresse, monstresse et ange déchu, corps de fournaise et cœur pur refroidi par l'hiver...

 

 

1928-1932 - Un film d'histoire goguenard, un étonnant western algérien, la purée de poix d'un fascinant Maigret, et puis le génie animal et métamorphique de Michel Simon, entre chien de sa chienne et satyre semant la panique...

 

 

1933-1935 - Un épicier pagnolesque qui se pique de littérature, la meilleure Madame Bovary de toute l'histoire du cinéma, un drame prolétaire filmé comme une tragédie grecque, un collectif ouvrier condamnant le patron à n'être plus qu'un dispensable histrion...

 

 

1936-1938 - Une partie de campagne comme une fête galante noyée dans une pluie d'amertume, Gorki et Chaplin main dans la main, les hymnes au nous du Front Populaire, la grande illusion des nations qui préparent la guerre en étant oublieuses que la nation est la réunion fraternelle de ses citoyens...

 

 

1938-1944 - La fêlure tragique du héros de l'épopée ferroviaire, la danse macabre des bourgeois exterminateurs du vivant, le marais sauvage qui sauve de l'injustice des hommes, l'instituteur instruit du courage arraché aux habitudes...

 

 

1945-1947 - Un poème d'Hésiode filmé par John Ford, le sang noir de la servitude purgé par la fête révolutionnaire, une femme sur la plage langienne plus lucide que les rivaux qui se la disputent...

 

 

1951-1954 - La mort d'un enfant en garde des beautés mortelles du monde, la commedia dell'arte comme art de vivre sa vie comme un théâtre, le café-concert en site privilégié où la vieillesse d'un art se requinque de sa jeunesse...

 

 

1956-1969 - Une fête révolutionnaire et sa marguerite, des métamorphoses en plein air ou en studio, une ode à la persévérance dans l'évasion contre les conforts de la conservation, un modeste théâtre domestique qui offre la récapitulation d'une œuvre majeure tout en ouvrant encore des lignes de fuite...

 

 

Virus couronné, à décapiter : le salaud nous a volés la vie de l'un des plus grands apiculteurs de la chanson française avec Rachid Taha et Alain Bashung. Notre programmation musicale a des maux bleus, dédiée au marionnettiste pour qui la terre penchait et qui, malgré tout et en dépit du pire, nous conviait à aimer ce que nous sommes.

 

 

Le monde reverdit aussi avec les plantes et arbustes cultivés dans l’arboretum du Rayon vert :

 

 

L'Inconsolable (2012) nomme l'héritier turbulent ruant dans les brancards de l'héritage, celui qui au nom du dissensus pousse la fidélité jusqu'à inclure la réaffirmation des clivages et des blessures. Dans l’œuvre de Jean-Marie Straub, fidèle à Danièle Huillet, le sens est ce qui patiemment se cultive : il requiert des spectateurs qu'ils soient moins herméneutes que paysans. C'est alors qu'il est donné d'entendre les plaintes secrètes des animaux et des pierres contre l'inhumanité du genre humain.

 

 

A Scene at the Sea (1991) de Takeshi Kitano, épure précoce d'un cinéaste perdu de vue, se trouverait à ce carrefour troublant où le jeu, loin de retenir la pulsion de mort, en organiserait l'indécidable exercice, entre mer et plage, gris sur gris. Le jeu est ce qu'il faut pour bien régler son rapport au mourir : surfer c'est savoir aussi glisser sur la vague de l'impensable. Pourquoi jouer, pourquoi filmer sinon ?

Lettre d'informations n°68 : 31/05/2020

Il est temps de déconfiner, la rengaine est partout serinée. Pourquoi alors est-il encore si difficile de retrouver notre souffle ? Le confinement persévère autrement, massivement organisé par des États mobilisés à faire payer aux peuples la note salée du coronavirus. C'est le double effet de la toxicité du capital, qui non seulement émiette nos protections sociales, mais nous surexpose également aux réactions zoonotiques du vivant qu'il provoque systématiquement. S'excepter de la règle de l'état d'exception est devenu l'impératif catégorique à l'ère entropique de l'anthropocène capitaliste. L'épidémie de violence policière qui ravage les oligarchies libérales témoigne symptomatiquement des limites immunitaires d'un monde dont les gardiens sont devenus des auto-anticorps.

 

 

Déconfiner la pensée pour faire place au grand air que réclame notre sensibilité, le cinéma y pourvoit. La 68ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, facebook, blog) est dédiée aux survivants que l'on nous somme d'être alors que nous désirons vivre, dussions-nous hurler : THEMROC.

 

 

Dario Argento : l'art, l'horreur et la manière

 

 

Dario Argento est un alchimiste doublé d'un styliste macabre du contemporain. Son style est un stylet métaphorique permettant d’inciser finement sa peau – le stylet est un poinçon permettant d’écrire sur des surfaces comme l’écorce, la cire et l’argile. Le style tranche profondément aussi dans sa chair – le stylet est aussi un poignard à lame triangulaire apparu au 13ème siècle. À l’enseigne des Trois Mères, Dario Argento est ainsi l'artiste de la transsubstantiation de son corps, qui se déploie désormais non seulement dans la vieillesse des organes, mais aussi avec l’architecture immortelle des films.

 

 

1) Le tueur argentien serait une expression privilégiée du « signifiant flottant » cher à l'anthropologie structurale contemporaine de ses premiers gialli. Il est le mana ou zéro autour duquel tourne mal la société italienne des années de plomb perdue dans l'obscur engendrement de ses propres monstres : le cri qui tue d'un volatile imaginaire (L'Oiseau au plumage de cristal) ; un félin dont la queue est un fouet (Le Chat à neuf queues).

 

 

2) Les crimes se logent dans les plis du monde, c’est tout un baroquisme que la pensée cartésienne aimerait pouvoir dominer et domestiquer. Le monde est fourbe parce qu’il est courbe, désaxé parce que lacéré d’écarts parallactiques : un fantasme optométrique (Quatre mouches de velours gris) et l'incurvation fatale du crime (La porta sul buio).

 

 

3) Œuvre au rouge : rouge souffre est le sang qui empoisonne les enfants et fait perdre la tête à leur maman ; rouge mercure est la maison-mère à laquelle une enfant met le feu dans un sourire libérateur : Profondo rosso et Suspira.

 

 

4) Après Mater Suspiriorum, Mater Tenebrarum est la Mère des Ténèbres, elle est la plus jeune et la plus cruelle et habite New York : Inferno. Mater Lacrimarum est la Mère des Larmes, elle est des trois sœurs la plus belle et la plus désirable et réside à Rome : La terza madre – Mother of Tears.

 

 

5) Comment lart lui-même résisterait-il aux coups de pression flippante de la pulsion, cette bille qui fait tourner le contemporain en faisant sortir les yeux de leurs orbites ? Ténèbres : la littérature et la conjuration du mal ; Phenomena : l'alliance animale contre l'humanité bestiale.

 

 

6) L'art affolé jusqu'à l'effroi par le bestiaire nocturne d'Edgar Allan Poe : les corbeaux de Opéra et le chat noir de Deux yeux maléfiques. L'art affolé encore quand l'or de l'amour filial fait perdre la tête en faisant tomber la pierre philosophale dans le puits acéphale : Trauma.

 

 

7) La violence sexuelle, c’est le fond d'une certaine histoire occidentale de l'art et il est horrible. C’est un cri muet que gélifie la peinture, un cri de femme que recouvre le brouhaha des musées. Peu d’hommes arrivent à l’entendre. Quelques artistes peut-être. Et parmi eux, ceux qui tiennent à jouer leur peau en faisant jouer à leur propre fille des profanations interminables, des tourments qu’ils savent profonds, dévastateurs et incessants de l’autre côté de l’écran. Le Syndrome de Stendhal : l'extase en peinture ; La Fantôme de l'Opéra et Dracula 3D : Mythes, rats et ratés

 

 

8) C’est parce que le sang est empoisonné, comme excédé de lui-même, qu’il doit couler. Mais seulement à la surface des images et jamais depuis la profondeur réelle des corps. Telle est la morale exigeante et secrète de Dario Argento qui connaît la connivence extrême des instruments de la culture et des armes de la barbarie (Non ho sonno – Le Sang des innocents et Giallo).

 

 

9) Sous la légende dorée d’un artiste momifié qui aurait perdu et l’inspiration et l’industrie dont il a besoin pour redonner des ailes à son génie, il y a un cinéaste qui bouge encore (Jenifer, ce chef-d’œuvre inconnu). Reste la vérité des images : elle a pour fond obscur les fantasmes et les semblants qu’elles recouvrent et sans lesquels elles ne seraient aussi que des coquilles vides.

 

 

Une autre nouvelle du front cinématographique nous a été donnée par le réalisateur tunisien Hamza Ouni. El Medestansi – Le Disqualifié est le film d'un chroniqueur au long cours qui est un sculpteur du temps, dédié à l'ami qui brûle les planches et sculpte son corps afin de discipliner le volcan qui gronde en lui. Prendre de vitesse la disqualification invite à faire un film tenant à la fois du sprint et du marathon. Pourtant le mal est fait et la tristesse durera toujours. Et le film à la fin de ressembler à un autoportrait d'Antonin Artaud.

 

 

Côté musique, la sérénade toscane de Gabriel Fauré ouvre étrangement sur des sortilèges italiens auxquels ne résiste pas Bernard Hermann.

 

 

Trois îles dans l'archipel du Rayon Vert :

 

 

Dans Fièvre sur Anatahan de Josef von Sternberg, l'île serait comme un météore accouché par un démiurge exilé, vivant désormais à l'extrême-orient de son geste. Son empire se fond dans l'entrelacs végétal des mondes imaginaires peuplés de hordes masculines et de divinités féminines. Des univers à la fois denses et raréfiés, où nature et culture forment des épousailles contrariées à seule fin d'accoucher d'un nouveau primitivisme. Des mondes néo-primitifs où la profanation des femmes est le témoignage masculin dédié à leur troublante sacralité.

 

 

Deux films de fiction héroïques, Tlamess du tunisien Alaeddine Slim et Abou Leïla de l'algérien Amin Sidi-Boumédiène forment une étonnante dyade. En longeant la frontière des carcans nationaux, leurs jouvences y ouvrent des horizons où le mythe dispute aux ossuaires passés et présents la possibilité utopique d'une revitalisation de l'existant – comme désertion et comme réinvention.

 

 

Dans Blue Velvet, lèvres et paupières s’apparentent à d'étranges et pénétrants lever et baisser de rideaux, en rouge et bleu, velours et épiderme, cosmétique et organique, toile de Francis Bacon et théâtre de la cruauté, nostalgie des années 1950 et pornographie des années 1980. Avec David Lynch, l’American Way of Life n’est un cliché remis en mouvement qu’avec le grouillement secret de sa vermine dans ses plis, qui n’a pas moins de sentimentalité que d’obscénité.

 

 

Grand bonheur, enfin, de la disponibilité à la commande du nouveau numéro de la revue de cinéma Éclipses consacré à Agnès Varda qui paraîtra en juin. Et comme un bonheur ne vient jamais seul... Grand bonheur également d'en avoir assuré la direction. Avec les contributeurs dont il faut rendre grâce du travail accompli, nous aimerions montrer qu'Agnès Varda a travaillé plus de six décennies à faire coïncider bonheur et cinéma.

Lettre d'informations n°69 : 29/06/2020

J'étouffe. Un imaginaire de guerre s'est imposé dans nos sociétés bien avant la pandémie de coronavirus. Je ne peux pas respirer. Les quartiers populaires en ont été les laboratoires avant que les Gilets jaunes ne rejoignent la meute à mater des nouvelles classes dangereuses. J'étouffe. Les raisons de la crise sanitaire se confondent désormais avec la déraison planétaire de l'ordre sécuritaire. Je ne peux pas respirer. Le gardiennage de l'ordre républicain coïncide avec la reproduction brutale d'un ordre social inégalitaire dans lequel le racisme obscurcit la lutte des classes. J'étouffe. Criminalisations populaires et victimisations policières s'apparient pour vicier l'atmosphère. Je ne peux pas respirer. Face à la répression en huile de coude de la machine d'un néolibéralisme grippé, les machines à découdre sont des appareils respiratoires, des forêts. J'étouffe.

 

 

J'étouffe, je ne peux pas respirer. Il faut pourtant respirer, il faut continuer à respirer, on ne peut pas continuer ainsi, on va donc reprendre son souffle et continuer à parler de cinéma comme on respire. La 69ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, blog, facebook) est dédiée à George Floyd, Maurice Rajsfus et Andy Gill, ainsi qu'à tous les inspirateurs dont les souffles même les derniers promettent de rugissantes soufflantes.

 

 

Du tact, celui de Peter Nestler (première partie). Si faire de l’histoire est une question de tact, faire du cinéma l’est aussi quand les plans sont l'expression sans instruction ni indiscrétion d'un regard dont l'exercice n'ajoute pas un poids supplémentaire à l'oppression. L'histoire est du temps fossilisé dans le présent : cela est vrai mais le tact ne se suffit pas à en faire la preuve archéologique en se dédiant aux événements dont les ponctuations sont des émotions requérant de sortir de soi.

 

 

Du tact, celui de Peter Nestler (seconde partie). Déblayer nos terrains d’actualité, sortir des décombres de l’évidence la vérité, tracer le chenal qui a ressemblé à une clameur ouvrière, un four communal ou un rire d’enfant. Et qui s'apparente dorénavant à un slogan antifasciste, à la honte devant la douleur tzigane, à la hantise transmise de la persécution antisémite comme du mal colonial. Il y a l’imprévisibilité des images et l’émerveillement malgré tout qu’elles traduisent de la part de celui qui en aura fait l’empreinte. C'est ainsi que l'on peut reconnaître dans le réel ses deux versants (le réel est pire que ce que nous en croyons, il est meilleur que ce que nous en savons) – autrement dit la fêlure qui nous empêche de nous réconcilier avec lui.

 

 

La France contre les robots de Jean-Marie Straub d'après Georges Bernanos : c'est mieux qu'un ciné-tract pamphlétaire et anti-Macron. Effet de parallaxe : le libelle s'ouvre à l'envol poétique d'une libellule comme une aiguille de l'air ou une flèche de feu.

 

 

L.E.N.Z. – Je veux devenir fou, fou furieux, le premier long-métrage de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi, ne propose pas l’adaptation de la nouvelle de Georg Büchner mais consiste en une lente rêverie cinématographique infusée par elle. La patiente dérivation de quelques plaques tectoniques rendrait au cinéma tout ce que le texte a donné à ses lecteurs qui ont fait un film comme un essai de sismographie au ralenti.

 

 

Le racisme intoxique ses sujets, dominants et dominés. La race est un poison parce que son concept est contradictoire : les races n'existent pas (comme fait biologique) et pourtant elles existent (comme rapport social inégalitaire). C'est pourquoi elles nous en font voir de toutes les couleurs. Le racisme est un envoûtement, dominants et dominés en sont asymétriquement les possédés. Il nous faut alors des artistes comme des guérisseurs et des exorciseurs. Malgré ses défauts, I Am Your Negro de Raoul Peck s'essaie à en témoigner : James Baldwin aura été un sorcier dont l'art est en effet celui du grand désenvoûtement.

 

 

Des rapports du management et du nazisme et de la persistance de la question humaine aujourd'hui. La question humaine, le management y apporte de mauvaises réponses en croyant qu'il s'agit de solutions, témoignant surtout de son irresponsabilité. Le management est aujourd'hui le nom consensuel recouvrant de moins en moins efficacement le dissensus caractérisant les rapports de subordination dans le monde du travail. Parce que les travailleurs sont des subordonnés, ils ne seront jamais réconciliés avec les maîtres qui les subordonnent. Jamais. À propos d'un livre d'histoire contemporaine : Libres d'obéir de Johann Chapoutot.

 

 

Le racisme ne se réduit pas à une attitude, mais est le produit historique de la division sociale du travail, de la division du monde en centre et périphérie, et de la structure de l’État-nation établie avec l’avènement de l’économie capitaliste. L'actualité impose la relecture de Race, nation, classe. Les identités ambiguës d'Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein.

 

 

La musique a deux ailes pour ouvrir l'été : l'une pour folâtrer entre parodie franchouille de film noir, pop mancunienne virant Madchester, cinéma italien érotico-psychédélique et thaï funk ; l'autre pour s'enflammer en pensant à la bande des quatre sans Andy Gill.

 

 

Et puis se rafraîchir les idées avec un jus de tomates offert par le Rayon Vert :

 

Trois ans après Django Unchained, Les Huit Salopards prouve que Quentin Tarantino s'est imposé dans la première moitié des années 2010 comme l'auteur incontournable du nouveau western à Hollywood. Si et seulement si le vertueux classicisme d'antan n'est plus qu'une barbaque mordue par les mâchoires du post et du méta. Au fond des êtres parlants gît l'horreur des prédateurs usant sournoisement de la salive avant de faire couler abondamment le sang : c'est le credo tarantinien mais l'hommage du vice à la vertu est plus vicieux encore quand sa morale est viciée jusqu'à l'abus.

Lettre d'informations n°70 : 31/07/2020

L'été 2020 ne sera pas celui des nostalgies adolescentes mais des mélancolies sans réconciliation. Il y faut des noms comme des étoiles, Ennio Morricone et Gisèle Halimi. Et puis des foyers de lutte comme Beyrouth et Marseille, la Cisjordanie et Aubervilliers. Des films qui savent qu'il y a plus d'une langue et que ne pas l'entendre est une violence. Et des montages qui sont des machines qui retiennent moins le sens qu'elles le font fuir en tout sens : Quintet Kafka et Agnès Varda le bonheur cinéma. Et encore d'autres noms qui font constellation, Vaughan, Nadine, Mona. Et Tuco.

 

 

Tuco, tu as faim et elle te dévore le visage, mon frère.

 

Ta faim est une corde de pendu, la béance de ton enfance,

 

et moi Blondin,

 

qui suis ton ange pervers, ton génie placentaire,

 

j'en ferai, juré craché, l'ombilic de ta renaissance

 

en damné de la terre.

 

 

Tuco, la 70ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, blog, facebook) t'appartient.

 

 

Little President de Christophe Clavert : on y ouvre le champ rare d'une parole filmée dont l'étrangeté est que son échange se fasse entre étrangers habitant différemment mais à égalité la maison du langage. Cette maison est celle où les enfants rient d'avoir la garde de l'impropriété de la parole comme un silence dans la jungle.

 

 

Parler est mal dire quand la langue réduit au silence l'autre langue que l'on n'entend pas. Parler se fait aussi en présence des autres langues que l'on ne parle pas. Parler ainsi consiste à entendre cela. Faire un film aurait pour vocation de rappeler à la présence de la langue parlée le silence parlant de l'autre langue. Il y a une langue – plus d'une langue – et le silence entre elles. Avec le nouveau film de Nurith Aviv, il y a aussi à faire entendre avec la langue parlée le silence de ceux qui ne la parlent plus. Voilà ce qui sourd de Yiddish.

 

 

  • Quintet Kafka

 

 

. Avec K comme Kolonie Marie José Mondzain relit Kafka avec Baldwin. Contre les dispositifs de la confiscation caractérisant la domination et sa propension coloniale, l'émancipation nécessite les opérations qui ont pour champ d'exercice l'imagination, qui tracent des fugues pour des exorcismes, des marronnages, des devenirs nègre, chien ou juif.

 

 

. Triptyque Franz Kafka Robert Siodmak l'enfant du ghetto Jean-Luc Godard, comme si la honte devait survivre à notre enfance.

 

 

. Kafka contre Kafka (au cinéma) : trois champs-contrechamps

 

Le cinéma, quand il ne se réduit pas à des jeux de société esthètes, ludiques et inoffensifs, peut rendre à Franz Kafka dont ce que l'écrivain lui a donné, toutes les puissances qu'il nous aura redonnées et qui dans les faits ne nous avaient jamais vraiment quittés : bondir hors du rang des meurtriers ; briser d'un coup de hache la mer gelée qu'il y a en nous.

 

Première partie : Orson Welles et Steven Soderbergh

 

Le nom de Kafka est un sésame : le cryptogramme de notre modernité. Un contemporain quand l'écriture est préférée au kafkaïsme qui est à Kafka ce que le marxisme est à Marx.

 

Deuxième partie : Woody Allen et Jean-Daniel Verhaeghe

 

En Autriche la littérature de Kafka est un château inaccessible pour l'arpenteur qui hésite entre littéralité stricte et facilité allégorique. Retrouver Marx en Amérique c'est retrouver la terre nouvelle de l'antique trahison de la société des égaux. Kafka en Amérique : la terre où gît son sourire enfoui.

 

Troisième partie : Michael Haneke, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet

 

 

  • Juke-box estival, une énigme : une étoile et l'ange Bobby McGee, une chance pour l'atmosphère et une colline silencieuse, une chérie aussi.

 

 

  • Agnès Varda le bonheur cinéma

 

. Agnès Varda. Le bonheur cinéma, le nouveau numéro de la revue d'Éclipses

 

. Un entretien avec Carine Trenteun pour Culture 31

 

. Un autre entretien avec Guillaume Richard et Sébastien Barbion pour Le Rayon Vert

 

 

  • Trois rayons verts :

 

. Mona est une image vagabonde, sans toit ni loi, celle d'une énigme existentielle donnée avec son irrésolution et abandonnée à notre interrogation. Question que n'épuise aucune réponse, Mona nomme la tache aveugle du perspectivisme, son point mort qui est aussi un point de fuite. Sa lumière fossile est une marche à contre-courant éclairant comment, dans un monde où les gens les plus faibles sont jetés à la poubelle, le froid des années d'hiver aura médusé les itinérances contestataires héritées de la décennie précédente.

 

 

. Dans Crash, l'accident est l'événement d'une relève, d'un soin du soi qui dépasse la seule sphère limitée des réponses médicales et consuméristes pour se vivre comme vie nouvelle, comme nouvelle chair existentielle. Le désir n'y est retrouvé qu'à être machiné dans la déroute hasardeuse des fonctions utilitaires de la locomotion industrielle. Le cinéma, pour David Cronenberg, est une région privilégiée de la nouvelle chair où s'expérimentent les puissances d’anti-production, d’altération et de viralité. Les accidentés peuvent alors devenir de nouveaux nouveaux-nés.

 

. Un rayon à double foyer : Twin Peaks de Mark Frost et David Lynch. « Two birds with one stone » : faire d'une pierre deux coups invite aux ricochets qui brouillent la surface miroitante de Twin Peaks, noire zébrée de blanc, blanche zébrée de noir. Faire d'une pierre deux coups : Blue Pine Mountain et White Tail Peak, 5 missing pieces pour une écriture dyadique.