Peaux de vaches (1988) de Patricia Mazuy

Viande folle et Grand-Marnier

Peaux de vaches est un film bruyant et son boucan en atteste : Patricia Mazuy est une boucanière, une Indienne d'Amérique autant qu'une contrebandière. La boucanière grille dans un coin de campagne picarde la viande fumée d'un monde barbare : moderne comme celui des exploitations agricoles et des catastrophes sanitaires ; primitif comme celui des frères ennemis. Le cosmos électrique des créances économiques et des antiques dettes symboliques est un chaos barbare. Et beau bizarre quand la crêpe du naturalisme français est flambée au Grand-Marnier du blues-rock et du western nécessaire à vérifier l'intemporelle actualité de l'histoire d'Abel et Caïn.

Boucan et holocauste

 

 

 

 

 

Quel boucan, bon sang ! On s'interpelle en hurlant, on s'attrape en se gueulant dessus, on se jette les uns sur les autres en vociférant, ça n'arrête pas, les oreilles saignent, c'est épuisant. Et le boucan n'est pas le seul fait des corps vrillés par des pulsions mal dégrossies et des passions mal négociées quand s'y ajoute aussi celui des moteurs, bagnoles et machines agricoles. Et le blues-rock de Théo Hakola avec son groupe Passion Fodder embraye comme un serpent de feu tressant ses accords de guitare comme des barbelés dont les larsens arrachent à la boue des flaques d'essence ou d'huile prêtes à s'embraser. Le boucan est une affaire de famille dont les mauvais comptes font la fièvre. Un frère aime son frère et le hait tellement il lui est redevable du meilleur comme du pire. Le frère adoré et honni revient et lui rend si bien la pareille qu'il affole le cœur de sa belle-sœur en regardant leur fille avec les yeux innocents et fous de la faim et de l'envie. Le boucan est l'excrétion d'une machine saturée qui carbure en surrégime au point de frôler l'explosion. L'explosion, pourtant, ne viendra pas. Le boucan aura suffi pour prévenir de l'incendie possible comme de l'extinction de sa possibilité. Les oreilles saignent, le nez aussi mais c'est pour ne pas faire couler davantage le sang.

 

 

 

Peaux de vaches est un film bruyant et son boucan en atteste : Patricia Mazuy est une boucanière, vraiment. Dès son premier film, cette fille de boulanger dijonnais et petite-fille de paysans aveyronnais se sait intimement du côté des Indiens que l'on surnommait les boucaniers, ces indigènes courant les bois de Saint-Domingue pour chasser les bœufs sauvages et en sécher la viande fumée sur un grill de bois nommé boucan. Les Indiens d'Amérique, Patricia Mazuy ne les montre pas seulement à l'occasion d'un reportage télévisuel, elle en comprend l'esprit de sorcellerie chamanique qui souffle dans le ventre d'une exploitation agricole gros de sueurs grasses et d'huiles inflammables. L'esprit de chamanisme est un vent chaud qui attise les braises d'un foyer pour vaches malades brûlées vives et fermiers fumés sur le grill de bois des fraternités enfiévrées, rappelant au terme d'holocauste son étymologie antique et biblique, celui d'un sacrifice par le feu. Mais le chamanisme est aussi une pharmacie quand le feu soigne le mal par le mal. La boucanière aux pouvoirs chamaniques est une contrebandière de cinéma qui s'est reconnu un précurseur en piraterie, le Jean-François Stévenin de Passe-montagne (1978), pour cultiver dans un coin de campagne picarde le fumier d'où extraire la fureur actuelle et inactuelle d'un monde barbare : moderne comme celui des exploitations agricoles et des catastrophes sanitaires : primitif comme celui des frères ennemis. Le cosmos des créances économiques et des antiques dettes symboliques est un chaos barbare. Barbare mais beau aussi, d'un beau bizarre quand la crêpe du naturalisme français est flambée au Grand-Marnier du blues-rock et du western nécessaire à vérifier l'intemporelle actualité de l'histoire d'Abel et Caïn.

 

 

 

Avant de tourner Peaux de vaches, Patricia Mazuy a été assistant-monteuse, aux côtés de Sabine Mamou sur Une chambre en ville (1982) de Jacques Demy et Le Mur (1982) de Yilmaz Güney. Avec Sabine Mamou, elle fait la connaissance d'Agnès Varda et monte pour elle Sans toit ni loi (1985), un an après un premier essai, le court-métrage La Boiteuse (1984) tourné avec sa copine de HEC Laure Duthilleul (qui joue ici la jeune mariée dont le mari est interprétée par le monteur Yann Dedet). Dans Sans toit ni loi on entend déjà Theo Hakola et la rencontre avec Sandrine Bonnaire accélère la production du premier long-métrage de Patricia Mazuy. Tourné par une novice de moins de trente ans en qui l'équipe technique soudée derrière Raoul Coutard n'avait guère confiance (du coup son nom n'apparaît pas au générique, c'est comme ça), Peaux de vaches est une bataille entre terre et ciel, une pure exclamation en forme de décharge d'énergie. Un film fourré à la passion comme le signifie le nom du groupe Passion Fodder et dont la fureur a pu en son temps intimider. Heureusement, le film a bénéficié de la bienveillance de quelques rares protecteurs avisés, le producteur Jean-Luc Ormières et le critique Serge Daney avec son émission de radio « Microfilms » sur France Culture, qui ont permis de rassurer les distributeurs. Le film est alors sélectionné à « Un certain regard » à Cannes en 1989 puis reçoit au Festival Premiers Plans d'Angers le Prix du public.

 

 

 

Toutes les difficultés du tournage, loin de tuer le film dans l'œuf, auront au contraire donné à Peaux de vaches une manière rugueuse et abrasive, abrupte et mal élevée et ses intensités n'ont pas diminué avec les années durant lesquelles le film n'était plus visible. Toute la tension affrontée par une jeune réalisatrice peu expérimentée s'est ainsi retraduite au bénéfice du bouillonnement du film et du maelstrom d’archaïsmes immémoriaux, de crise agricole et d'affects familiaux mal rentrés qui bouillonne et dont les éclats sautent de l'écran en malmenant son spectateur. Peaux de vaches est en effet un chaudron bouillant dont l'huile débordante porte un principe de radicalisation du naturalisme habituel en le sortant de ses ornières soft pour le pousser dans une direction plus hard, presque « art brut ». Il y a de la discrépance dans Peaux de vaches qui ferait le grand écart entre le cinéma de Maurice Pialat et celui de Jean-François Stévenin. Avait-on déjà entendu un film français qui soustraie aussi rudement et bruyamment la représentation de la campagne des clichés du citadin y recherchant le calme pour au contraire en restituer la pâte tourbillonnaire et électrique ?

 

 

 

D'un côté, Patricia Mazuy mord et lacère avec l'insolence des sauvageons la peau lisse du cinéma campagnard et franchouillard alors résumé par ce film détesté qu'était Le Grand Chemin (1987) de Jean-Loup Hubert. De l'autre, le furibard Peaux de vaches tiendrait de la catharsis intime laissant loin derrière elle des suiveurs plus ou moins inspirés, Petit paysan (2017) de Hubert Charuel et Louloute (2020) de Hubert Viel. Pour que l'exorcisme excède enfin la clôture de la petite affaire personnelle, il a fallu pour l'écorchée vive et punk la présence d'un corps vecteur d'une cinéphilie boucanière et contrebandière (Jean-François Stévenin directement débarqué de Passe-montagne), ainsi qu'une grande référence cinématographique (Josey Wales hors-la-loi de Clint Eastwood) afin de faire de l'imaginaire du western le moyen d'un dynamitage mythologique du naturalisme d'ici.

 

 

 

 

 

Bruit blanc et épizootie

 

 

 

 

 

Ce boucan de tous les instants épuiserait s'il ne faisait pas entendre un bruit blanc. Le bruit blanc n'est pas seulement celui que fait la télévision de l'époque cathodique à l'heure de la fin des programmes. Ce bruit d'après la fin de la télévision est celui où commence le cinéma. Le bruit blanc est aussi un bruit qui rend fou et seul le cinéma le ferait entendre comme ça. Le bruit blanc est celui que fait la dette en rendant dingue Roland (Jean-François Stévenin) et Gérard (Jacques Spiesser), la fratrie des frères qui ont fumé leur fraternité en la sacrifiant sur l'autel de la pérennisation économique de la ferme familiale en la modernisant. Mais la modernité a un triple prix, catastrophique : la mort par le feu des vaches inclut celui d'un vagabond caché dans l'étable et Roland qui décide d'assumer la peine de prison en l'épargnant à Gérard découvre une fois sorti que son frère a en fait délibérément sacrifié un troupeau malade en profitant du pactole de l'assurance. Le bruit blanc qui se fait entendre malgré le vacarme des rancœurs fraternelles et des rivalités mimétiques est celui de la crise de la paysannerie possédée par ces nouvelles maladies de l'agroalimentaire qui intoxiquent les bêtes et les rendent folles en leur faisant tourner de l'œil.

 

 

 

Le premier plan de Peaux de vaches est mémorable : non seulement ce plan actualise la métaphore de Jean Cocteau (« l'œil-de-bœuf » de la caméra ne rate rien) en lui imposant sa littéralité (l'œil de bœuf remet de l'organique dans la prothèse inorganique), mais il nous regarde également depuis la monstrueuse réalité de la bête qui est l'animal abêti quand il est molesté par la bêtise humaine, trop humaine. Ce n'est pas rien alors de dire que Peaux de vaches a été le contemporain d’un terrible épisode d'épizootie, l'encéphalite spongiforme bovine dont l'épidémie a commencé à ravager le Royaume-Uni à partir de 1986 et la France dans la foulée. Avant d'être suivi par le documentaire Des taureaux et des vaches (1992), le film de fiction est déjà une archive historique autant qu'un avertisseur d'incendie en rappelant que tout créancier qui fait souffrir son débiteur est, au titre de propriétaire de la dette, celui qui se consume à jouir du droit de tirage des intérêts. Mais le créancier peut aussi prendre la décision de faire disparaître la dette et, libérant le débiteur, il se libérerait lui-même d'une passion vengeresse qui ramène la justice à la balance archaïque de la loi du talion.

 

 

 

Rejouer via le western la scène vétérotestamentaire d'Abel et Caïn consistera moins à faire monter l'écume acide du ressentiment jusqu'au raptus apocalyptique qu'à épuiser la fatale rivalité des frères afin de les retenir d'aller plus avant sur la pente incandescente du fratricide. Patricia Mazuy s'appuie sur le genre pour accéder plus vite et fort au foyer mythique des antiques rivalités mimétiques. Elle pense à Clint Eastwood, on l'a dit. Elle songe aussi à La Prisonnière du désert (1954) de John Ford qui s'ouvre sur le retour d'Ethan Edwards (John Wayne) dans la ferme de son frère en regardant sa belle-sœur avec la mélancolie de celui qui sait qu'elle aurait pu être sa compagne dans une autre vie. Elle voit également ce qui se présente sous ses yeux : Anna, la fille de trois ans d'Annie et Gérard, aurait pu être l'enfant d'Annie et Roland et elle est jouée par la fille de ce dernier, Salomé Stévenin.

 

 

 

L'histoire d'Abel et Caïn, enfants d'Adam et Eve, a suscité de multiples interprétations : l'aîné Caïn est un paysan, son cadet Abel est un berger et l'offrande des premiers-nés du troupeau de moutons du second plaît davantage à Dieu que les fruits récoltés par le premier. La jalousie fait le reste et le meurtre d'Abel par Caïn – le premier de l'histoire de l'humanité selon la Bible – est sanctionné par la malédiction jetée sur sa descendance et son exil. Le conflit fratricide et mythologique recoupe symboliquement celui des ordres culturels distinguant les agriculteurs sédentaires représentés par Caïn des chasseurs nomades associés à Abel. La malédiction qui a suscité notamment les réflexions anthropologiques de Sigmund Freud (Totem et tabou, 1913) et René Girard (La Violence et le sacré, 1972) rappelle à l'origine des civilisation un meurtre fondateur et sa rédemption qui prend dans le cadre du christianisme la forme de l'apparition de Jésus et l'intégration dans l'église de ses apôtres. Roland est tenté d'être le Caïn de son frère Gérard mais la réciproque est vraie et si le premier s'est sacrifié pour le second, ce dernier qui s'est endetté auprès de lui a du mal à réprimer sa volonté d'en finir avec son créancier.

 

 

 

La marque de Caïn signant sa déchéance est un stigmate qui, dans Peaux de vaches, est le sang qui coule du nez de Roland quand il est ému, après avoir écrasé par mégarde un chien ou quand il est honteux d'avoir emmené dans les bois la petite fille de sa belle-sœur sans l'avoir prévenue. Le sang qui coule du nez ne coule pas en abondance, il ne coulera pas davantage des plaies de frangins qui se chamaillent comme des gamins. Même Gérard qui lave son tracteur au jet d'eau fait couler sur la peinture jaune le rouge non du sang mais d'un bout de papier crépon.

 

 

 

 

 

La vengeance, la justice

 

 

 

 

 

L'hypothèse caïnique est forte, grande est sa pression comme le sang bat dans les tempes. Le frère qui accepte pourtant à la fin de partir sans réclamer son dû supposé, autrement dit en se détachant de l'idée obsessionnelle que son frère occupe illégitimement la place qui lui reviendrait de droit et qui est celle de la jouissance, apparaît comme une figure magnifique d'abandon et d'impuissance consentie, de rédemption messianique. D'abord Annie part sur la route et rejoint Roland en le ramenant à la maison. Le travelling latéral s'arrête et repart plus d'une fois selon le rythme syncopé des confidences de l'inavouable, celui d'un amour possible et impossible, dicible et indicible. Puis une courte série de champs-contrechamps amorce un mouvement circulaire à partir du visage d'Annie dont la courbe finit sur Roland qui monte dans le car par lequel il est venu pour s'en aller, probablement à tout jamais. La scène finale de Peaux de vaches est sublime en ayant fait l'admiration de Jacques Rivette qui en parle ainsi à Serge Daney lors de leur conversation filmée par Claire Denis pour la série Cinéma, de notre temps de Janine Bazin et André S. Labarthe.

 

 

 

La scène est d'autant plus belle qu'a cessé le boucan et le bruit blanc qui lui est associé. Avant l'étudiant lecteur de Nietzsche qui rencontre la lycéenne amatrice de disco dans le fiévreux Travolta et moi (1994), Peaux de vaches donne à sa façon, remuante et mal peignée, une lecture passionnée de La Généalogie de la morale. Un écrit polémique (1887), en particulier sa deuxième dissertation intitulée « La faute, la mauvaise conscience et ce qui leur ressemble » qui porte en effet sur les notions corrélées de dette et de créance, de croyance et de culpabilité.

 

 

 

L'homme de la vengeance fraternelle ressemblait furieusement à l'ange exterminateur, il est un ange de la justice en préférant in extremis l'idiotie à la bêtise. L'ange messianique est, ainsi que l'a montré Gaston Bachelard, un sorcier du feu qui est l'élément contradictoire par excellence, détruisant autant qu'il purifie. Le cinéma chamanique est une pharmacologie. Il est à ce titre non moins vrai qu'avec son premier long-métrage de fiction, Patricia Mazuy fiche symboliquement le feu à la ferme de ses grands-parents aveyronnais comme elle livrera aux flammes de la jeunesse et avec la même rage incendiaire la boulangerie de ses parents dijonnais dans Travolta et moi. Mais les ruines fumantes sont seulement symboliques en permettant la puissante levée des images qui brûlent d'un eu inaltérable en étant des fusées de détresse qui continuent encore à trouer le ciel bas des catastrophes sanitaires plombant notre actualité. Jusqu'au récent Paul Sanchez est revenu ! (2018) qui a su renouer avec les vestiges campagnards de Peaux de vaches et leurs archaïsmes mimétiques.

 

 

 

 

27 août 2021


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