Vitalina Varela (2019) de Pedro Costa

Une ténébreuse affaire

Vitalina Varela dresse le portrait d'un enténèbrement qui en a un autre pour condition, et pas moins exposé. Le souterrain où descendre, c'est celui de son héroïne éponyme, celui de Pedro Costa aussi. L'artiste descendu dans sa cave comme un monarque se retire dans ses quartiers est devenu le captif amoureux de ses terres vaines. Le roi pêcheur d'une caverne à la fois velvet et underground. Son caveau est une chambre verte, une camera oscura à soi où se pratique un ténébreux office, la conversion alchimique du plomb des vies prolétaires en or égal à celui des grands tableaux dans les musées et des grandes installations dans les galeries de l'art contemporain.

 

L'enténèbrement est une pause dans la vie de Vitalina Varela. Un moment dans son existence que Pedro Costa aura retraduit en pose, avec maniérisme ostentatoire au détriment de la part documentaire et luminisme dont les miniatures sont des réductions, des captations qui sont des captures, des fascinations qui sont toujours plus problématiques. Les enluminures accentuent paradoxalement un obscurcissement en avérant les misères du maniérisme.

 

La beauté qui est rare est là quand même

 

 

 

 

 

Dans La Pesanteur et la grâce (1947), Simone Weil pose l'existence du beau au carrefour du réel et du vrai. Le beau apparaît ainsi avec la rencontre de l'immobilité de l'idée et de ses expressions imprévisibles. Si le beau est aussi vrai que hasardeux, toute beauté est aussi rare que miraculeuse. Comme la justice, la beauté signe l'assomption de ce qui arrive par surcroît, la passe hasardeuse de l'idée. Notre part impersonnelle qui est le sacré en nous, part miraculeuse et merveilleuse, quand l'erreur revient à notre personne et la volonté qui, pas toujours qu'en sourdine, l'anime.

 

 

 

Vitalina Varela n'est jamais plus beau que lorsque le réel arrive à percer le glacis d'une forme au cordeau, comme pétrifiée par la volonté de son alchimiste à convertir la condition prolétaire des émigrés capverdiens peuplant les marges lisboètes en dorures hollandaises. La percée relève de la trouée comme la lumière transfigure la nuit. Non pas celle d'un magicien luministe qui maîtrise toute la gamme contrastée du sombre et tout le nuancier de la pénombre, mais le rayonnement qui lui échappe et qui ne lui appartiendra jamais, l'émission d'une puissance impersonnelle qui est notre commune impropriété. Alors le dehors s'invite dans le dedans des plans, heureuse passe du réel que n'abolit jamais le coup de dé des grands architectes qui ont toujours été de grands calculateurs.

 

 

 

Alors, le maniériste prend moins par volonté qu'il reçoit, involontairement. Alors, quelquefois, la beauté qui est rare est là quand même.

 

 

 

Il y a de grandes séquences dans le film de Pedro Costa. Un aéroport est filmé comme un prolongement clair-obscur du quartier de Cova da Moura, avec son tarmac de béton qui ignore ses propres ruines. Et puis tout le dépeuplement nécessaire à célébrer l'arrivée nocturne de Vitalina descendant pieds nus de l'avion comme Cesaria Evora, accueillie par le peuple infra-visible des femmes de ménage comme un chœur antique. Un oreiller taché de sang se prolonge en carmines ponctuations qui ne sont pas que des fleurs de malheur, baudrier, seau et bouquet. Un orage a pour ciel un lavis brou de noix comme dans certaines gravures apocalyptiques de Goya quand les grondements du tonnerre font lever un mur de larsens comme dans un concert de Sonic Youth. Les deux retours sur l'île capverdienne de Santiago aèrent enfin, mais tardivement, une manière qui est à elle-même sa propre came, l'ivresse d'un repli comme un auto-confinement caverneux. Comme la drogue pour la toxicomane de Dans la chambre de Vanda (2000). Comme le ressentiment envers le mari qui a trahi et que finit cependant par tromper Vitalina quand lui revient en mémoire le paradis perdu des débuts de la vie amoureuse commune.

 

 

 

 

 

Misères du maniérisme

 

 

 

 

 

Ces séquences de Vitaline Varela sont belles à l'évidence, d'une beauté extrêmement composée, une beauté opérant par subjugation au risque malaisant de la subsomption. Elles sont belles mais elles en ont le savoir ostentatoire. La beauté s'y fait exposition en affichant en effet la volonté qui en trahit la part impersonnelle, la part d'impropriété générique et d'imprévisible qui est le sacré dans toute beauté, le génie qui n'est pas que l'affaire ténébreuse de l'artiste. La part impersonnelle ne peut cependant être uniment sacrifiée sur l'autel sacré de la manière de l'homme commandant à son ténébreux office. Ces séquences, que seraient-elles en effet sans les corps qui en soutiennent la vérité ? Que vaudraient-elles sans les vies qui en conditionnent la beauté ? Comment nous regarderaient-elles s'il n'y avait pas le génie du réel qui, contre le démon maniaque du maniérisme, assure au beau de l'être en étant dans le vrai ? La fiction peut dès lors figurer ce qu'il y a de beau et de vrai quand elle a pour fond le documentaire qui est son plan de consistance élémentaire, celui qui retient l'image de basculer dans l'enluminure parce qu'il y va encore en elle du plan.

 

 

 

Il y a déjà Vitalena Varela qui est comme une sœur contemporaine de Woody Strode, le grand acteur noir de John Ford. Elle est une Furie dont la rogne rageuse engage une descente dans la mine de charbon du ressentiment, un puits sans fond dont les canalisations relieraient le quartier décrépit de Cova da Moura, l'appartement déliquescent de son défunt mari et le corps de ce dernier, à peine mort et qui a commencé à pourrir. Il y a Ventura aussi, lui qui revient de loin et plus fatigué que jamais (deux crises cardiaques sont passées par là). Le revenant tient le rôle d'un prêtre accablé par une faute (les morts d'un accident de car qu'il avait refusé de baptiser). Le ruminant fou d'une faute sans absolution se substitue alors au mari absent qui est une autre figure masculine de la faute.

 

 

 

 

 

On le comprend, la faute est la mine et son grisou asphyxie. Vitaline Varela est une catabase. La faute à la source du poison du ressentiment est la mine d'où l'on peut extraire aussi le précieux minerai, précieux parce que rare, le diamant du pardon dans le rappel du temps des origines, ce paradis dont la vie qui va nous aura chassés. Mais le héros qui revient de En avant jeunesse (2006) et Cavalo Dinheiro (2014) est également affecté d'un tremblement de la main gauche qui affole la perception parce que ses vitesses excèdent le tempo des plans, parce qu'elles en brouillent sans forcer la cérémonialité surlignée.

 

 

 

La main tremble et voilà le miracle et, comme l'ange chez Rilke, il est terrible parce qu'il est la douleur vraie qui transperce la manière sûre de ses effets. L'aiguillon qui pique la main du maniériste est le don qui en rédime le volontarisme componctif ; c'est aussi le génie d'un mal impersonnel auquel consent le démon de la maîtrise qui, addictif, est une autre misère pour son toxico. Le reproche habituel du misérabilisme ne tient alors qu'à faire un sort au maniérisme qui peut être aussi un autre misérabilisme.

 

 

 

 

 

D'un enténèbrement l'autre

 

 

 

 

 

Vitalina Varela dresse le portrait d'un enténébrement qui a pour condition un autre. Dresser, c'est d'abord un verbe approprié. La tenue des plans s'y donne en effet dans une érectilité qui assure d'un côté (straubien) la droiture des corps et la rectitude morale qui les caractérisent mais, d'un autre côté (qui n'est plus du tout straubien celui-là), l'érection tient aussi du dressage des corps astreints à une discipline posturale et verbale dont la sévérité est le prix à payer pour la conversion symbolique de fragments d'une réalité affligée en signes extérieurs du grand art conservé dans les musées et exposé dans les galeries. La volonté l'emporte alors quasi-systématiquement sur l'imprévisible et, à quelques exceptions près, il manque au cinéaste qui aime John Ford et Jacques Tourneur comme Robert Bresson et Jean-Marie Straub, d'avoir retenu toutes les leçons de ses maîtres qui sont des ressources offertes contre les propensions à basculer du côté où l'insistance de la manière fait irrésistiblement pencher. C'est le spontanéisme des prises (la première, souvent, aura suffi) qui allège la monumentalité des plans du premier et c'est, concernant le deuxième, la subtilité jamais soulignée des écarts narratifs comme autant d'évidements poussant les récits stéréotypés du cinéma d'épouvante dans le sens de leur vérité profonde qui tient de la hantise. C'est, encore, l'esthétique de la fragmentation du troisième qui court-circuite les tentations picturales et neutralise la théâtralité et c'est la force d'inscription vraie du quatrième ouvrant un découpage de fer aux aléas imprescriptibles du réel.

 

 

 

D'un enténèbrement l'autre. Le premier appartiendrait d'abord à son héroïne éponyme, Vitalina Varela, la vivante qui est la valeureuse et la vaillante, la veuve qui fait aussi un procès interminable à son mari coupable de l'avoir abandonnée. La Furie farcie de ressentiment qui en mâche et remâche le poison comme une feuille de coca tire dessus comme Vanda sur sa pipe d'héroïne. Et s'enferme dans la prison narcissique des passions culpabilisatrices qui se superpose autant avec le quartier délabré de Cova da Moura qu'avec le corps pourrissant de Joaquim, l'aimé qui a trahi. Le procès de Sergeant Rutledge - Sergent noir (1960) de John Ford serait le filigrane pas très secret de Vitalina Varela. Sa variation féminine qui aurait cependant pour tache aveugle et punctum caecum l'innocence masculine et, pour point d'achoppement, l'hystérie discutable des femmes à jouir des malheurs que leur causent les hommes. La présence du prêtre fonctionne ainsi à titre symbolique du tiers qui assume la faute afin d'en délester l'absent, double fraternel de Pedro Costa en artiste catholique, à la fois prêtre et confesseur. Et permettre ainsi d'ouvrir un ciel noir et orageux aux lumières timides qui peuvent à la fin substituer à la maîtrise des lumières d'atelier artificielles (lumen) les lueurs naturelles du dehors (lux). Mais, comme Vitalina qui arrive trois jours après la mort de son mari, ces éclaircissements arrivent longtemps, trop longtemps après des obscurcissements qui signent et trahissent la manière d'un enlumineur retiré dans son atelier (la plupart des scènes à l'extérieur de l'appartement ont été tournées dans un cinéma abandonné).

 

 

 

On perçoit bien le rêve de Pedro Costa, celui d'un cinéma de studio à l'ancienne (c'est d'ailleurs ainsi qu'ils parlent de ses acteurs) qui saurait faire bon accueil aux corps du réel mais, les films se succédant, le réel est la peau de chagrin des tableaux d'un démiurge miniaturiste.

 

 

 

Certes, la manière éprouvée de l'enlumineur miniaturiste expose qu'elle cultive le génie de tirer un trait entre le clair-obscur de Rembrandt et l'outrenoir de Soulages. Une ligne noire qui a trait à l'histoire en filigrane de la part raciale et coloniale logée dans la constitution d'un champ autonome de l'art. La manière affiche qu'elle est travaillée aussi par le démon de la monadologie, c'est la limite au baroquisme comme le poison du ressentiment l'est pour qui veut la faute en la dissociant du pardon. En effet, si les plans sont comme les monades leibniziennes, c'est-à-dire des unités closes sur elles-mêmes en étant dénuées de portes et de fenêtres, elles contreviennent alors à un monde troué de partout en vérité, lieux éventrés, corps blessés et têtes fracassées. Le monde se voit pourtant ici replié dans une ronde de nuit qui s'apparente comme on l'a dit aux miniatures des enlumineurs. Une ronde qui est une clôture, une ronde qui est une rengaine quand, un peu plus de deux heures durant, Vitalina Varela répète les mêmes tropismes qui étaient déjà plus qu'opératoires dans Cavalo Dinheiro comme Ventura rumine sa faute et Vitalina ressasse le ressentiment nourri à l'égard de son défunt mari Joaquim.

 

 

 

C'est là le second enténèbrement, celui d'un cinéaste qui a tourné au début des années 2000 l'un des plus grands films du début du 21ème siècle avec À l'ouest des rails (2003) de Wang Bing avec Dans la chambre de Vanda. Il s'agissait alors de marquer pour Pedro Costa qu'il était capable de rompre avec les limites formalistes de sa première manière culminant avec Ossos (1997). Le même cinéaste, passé depuis des faibles définitions de la DV au numérique HD, se retrouve vingt ans après incapable de rompre à nouveau avec ses fixations qui sont devenus des figements exemplaires de son maniérisme d'enlumineur miniaturiste. Le souterrain où descendre, c'est forcément le sien aussi. L'artiste descendu dans sa cave comme un monarque se retire dans ses quartiers a fini par devenir le captif amoureux de ses terres vaines, le roi pêcheur d'une caverne à la fois velvet et underground. Son caveau comme une chambre verte, une camera oscura où la conversion alchimique du plomb des vies prolétaires en or égal à celui des grands tableaux dans les musées et des grandes installations dans les galeries de l'art contemporain a pour devises plus que symboliques les récompenses d'or et d'argent reçues pour lui et son actrice au Festival de Locarno en 2019.

 

 

 

 

 

Le dernier plan aurait pu être le premier

 

 

 

 

 

Quand Vitalina se cogne la tête sur le montant d'une porte dans l'appartement de son défunt mari, il n'y a pas qu'elle qui a mal. Il y a nous aussi, oui, qui ne pouvons pas ne pas reconnaître les prescriptions sévères d'un cadrage qui, à force de surcadrage, se confond en encadrement. L'image fait alors symptôme d'une claustration au nom de la leçon des ténèbres pourtant bien éloignée de celles d'António Reis, l'auteur de Trás-os-Montes (1976) avec Margarida Cordeiro. Dans le dernier plan du film, autrement bouleversant, Vitalina renoue avec sa jeunesse (c'est une autre actrice qui l'interprète) en sautillant d'un toit à l'autre au moment de la construction de la maison des jeunes mariés. L'émotion est d'autant plus vive que cette liberté des corps n'est pas seulement qu'une affaire de narration à rebours et de jeunesse remémorée. Elle vient à point aussi parce qu'il y a le dehors, il y a la distance et la liberté nécessaires à ce que le plan respire, traversé d'un souffle impersonnel qui ne relève pas seulement des paysages de l'île de Santiago. Un plan qui n'aurait pas oublié qu'il y a besoin du réel et de la durée afin de ne pas céder sur un désir de résister à la volonté de faire image en célébrant les noces de la misère prolétaire post-coloniale et du grand art occidental qui se croit isomorphe avec l'art universel.

 

 

 

Le dernier plan de Vitalina Varela émeut parce qu'il est le premier pour Vitalina enfin sortie de sa mine pour renouer avec les hauteurs, et la lumière du dehors qui avait déjà commencé à se frayer un chemin dans le cimetière. Le même plan émeut autrement en donnant à rêver qu'il aurait pu être le premier pour Pedro Costa, fondamentalement, celui à partir duquel maintenir une tension tout du long, une innervation dialectique jusqu'au bout. Comme Vanda qui tient le point de la drogue alors que tout autour d'elle s'effondre, ce réel qui enfle et gronde dans le dos de tous les plans de Dans la chambre de Vanda. Comme Vanda s'amuse avec son enfant, miracle qui n'a pas besoin de souffrir des préciosités d'écriture du cinéaste, tandis que la disparition progressive de Fontainhas résiste à la blancheur clinique des nouveaux logements sociaux dans En avant jeunesse. Et puis Cavalo Dinheiro est arrivé qui amorce un diptyque complété désormais par Vitalina Varela. On y voit les fantômes capverdiens de la Révolution des œillets se perdre littéralement dans un dédale décalé de L'Année dernière à Marienbad (1961) d'Alain Resnais. On regrette d'admettre que Vitalina Varela ressemble davantage à Liberté (2019) d'Albert Serra qu'à Sicilia ! (1999) de Straub-Huillet.

 

 

 

L'enténèbrement est une pause dans la vie de Vitalina Varela. Un moment dans son existence que Pedro Costa aura retraduit en pose, avec maniérisme ostentatoire au détriment de la part documentaire et luminisme dont les miniatures sont des réductions, des captations qui sont des captures, des fascinations qui sont toujours plus problématiques. Les enluminures accentuent paradoxalement un procès d'obscurcissement. Le poète libanais Gibran Khalil Gibran a écrit une fois qu'« en tout homme résident deux êtres : l'un éveillé dans les ténèbres, l'autre assoupi dans la lumière ». Pour Pedro Costa qui rejoint Apichatpong Weerasethakul dans la cour des grands endormis, l'éveil dans les ténèbres aura débouché sur un assoupissement aveuglant.

 

 

 

19 janvier 2022


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