Dies Irae

(cinq fugues et un poème pour Chant pour la ville enfouie d’Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz)

Si l‘avenir est incendiaire, partout des mégafeux, Jungle brûlée et forêts consumées, il y aura des contre-feux dont les films accueilleront le foyer, il le faut, il n‘y a plus le choix.

 

Ce serait le vœu muet de Chant pour la ville enfouie avec ses « images-souhaits de l‘instant exaucé » (Ernst Bloch) : que l‘urne cinéraire abrite aussi un ex-voto.

       1. Chant pour la ville enfouie s‘inscrit dans la suite directe de deux films, L‘Héroïque Lande, la frontière brûle (2017) et Fugitif, où cours-tu ? (2018), dédiés à la Jungle de Calais et la communauté bigarrée de ses naufragés. Le nouveau film possède cependant un statut particulier, celui d‘un entre-deux, à la fois coda du précédent diptyque et premier volet d‘un nouveau triptyque : après la fuite, l’enfouissement (comme on parlerait d‘enfouissement de déchets radioactifs). L'entre-deux, un entrevallement. Contre les oppositions binaires, exclusives et despotiques du discours majoritaire, l‘entre-deux a la préférence des cinéastes minoritaires qui s‘entretiennent avec des minorités parce que, ils le savent avec Gilles Deleuze, la majorité c‘est personne et la minorité, tout le monde.

 

 

 

La Jungle a brûlé, Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval montrent pourtant qu‘elle brûle encore, qu‘elle brûle malgré tout, ne serait-ce déjà que dans le foyer des images. La Jungle est un événement qui irradiera encore longtemps et dont les conséquences obligent à faire bifurquer tout le cinéma.

 

 

 

 

          2. Après l’épopée fordienne des films précédents, voici le temps de la stèle straubienne : Chant pour la ville enfouie témoigne non seulement pour les témoins qui manquent, mais encore d‘un processus d‘effacement des traces qui a pour nomination officielle la « renaturation ». Le vert de la terre n‘est pourtant ici que celui d‘une nature qui ment, profanée, trahie. Un vert dur, un vert de sables : une mer morte. La renaturation est une dénaturation : greenwashing. La Cancel Culture n‘est pas toujours là où on a cru l‘avoir vu. La culture dominante efface les traces des crimes de la domination. Les artistes font de leur côté figurer dans le paysage ce qui en aura été arraché.

 

 

 

Les cinéastes expérimentent à cette occasion un rapport nouveau dans leur cinéma entre le visible et le lisible : l‘écrit à même l‘écran pour les mots et cris emportés par le vent. Ce qui s‘écrit s‘écrie comme le dirait leur ami, le philosophe Frédéric Neyrat. L‘écran est la surface d‘inscription du texte qui raconte, non, qui donne à voir ce qu‘il y a sous la terre fallacieusement refleurie des plans.

 

 

 

 

      3. Il y a une grande montée maritime au milieu de Chant pour la ville enfouie, un mouvement ascendant qui part de la mer grise pour atteindre au bleu du ciel. La montée maritime est une impressionnante verticale océanique qui fait communiquer les eaux, mer du Nord et Méditerranée (et même la Manche puisque l‘atelier cinéma de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval se trouve à Fécamp en bordure normande). Une montée des eaux pour charger le ciel des absents, ces témoins qui manquent et dont le manque est une hantise, un trou de réel que la renaturation voudrait reboucher. Les nuages gris s‘engrossent du sel de la terre des cadavres absents.

 

 

 

C‘est une stase morganatique brassant les eaux mêlées d‘un vaste cimetière marin. On hallucine encore, sur le plan visuel (les virages du gris au bleu font un bain révélateur pour les bateaux) et sonore (on entend un poème d‘enfance et d’Espagne). Le cinéma de voyant est celui des scandales refoulés, enfouis. Le cinéma de voyant est celui qui rend justice aux oubliés, aux enfuis dans l‘oubli.

 

 

 

 

              4. La verticale océanique est une manche, un passage, un pas en arrière avant le pas suivant : par-delà le bleu du ciel et sous le vert qui ment, il y a là cendre. C‘est alors que revient la Jungle – d‘entre les limbes. Les images sont en deuil, mortes-vivantes, images de chaux et de charbon. Des archives de guerre pour le futur comme un hymne médiéval d’inspiration apocalyptique, un film de Carl Theodor Dreyer : Dies Iræ.

 

 

 

La guerre contre ceux qui pêchent, la guerre contre ceux qui jouent ou font du pain, la guerre contre ceux qui dansent et se rassemblent. Une guerre de basse intensité, une guerre quand même, avec ses champs de bataille. La guerre se joue notamment sur la ligne de front des visibilités, cadrées par les CRS et certains journalistes évoquant l‘odeur du napalm au petit matin se réjouissent de citer Apocalypse Now. À cet endroit- là, Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval marquent leur singularité du geste, du côté des parias comme il n‘a jamais cessé de l’être, des derniers damnés de la terre.

 

 

 

 

       5. Dans le dernier plan de Chant pour la ville enfouie, cet élégie d‘une époque intolérable, ravagée par une pulsion de l‘indemne qui est une allergie à toute contamination sauf par soi-même, une logique anti-politique d‘auto-immunité catastrophique, les braises retrouvent leurs couleurs. C‘est un autre événement qui embrase la sensibilité, notre cerveau rencontre à nouveau l‘univers. Après l’enfouissement, la renaissance des feux. Ces retrouvailles avec la couleur, dont il fallait aussi faire un temps le deuil, font halluciner d‘autres fata morgana, par exemple les camps qui brûlent comme sont consumées les forêts d‘Afrique et d‘Australie, de Californie et d‘Amazonie, de France aussi. Partout des mégafeux.

 

 

 

Si l‘avenir est incendiaire, il y aura des contre-feux dont les films accueilleront le foyer, il le faut, il n‘y a plus le choix. Ce serait le vœu muet de Chant pour la ville enfouie avec ses « images-souhaits de l‘instant exaucé » (Ernst Bloch) : que l‘urne cinéraire abrite aussi un ex-voto.

 

 

 

 

         6. Un poème d‘Antonin Artaud, « Petit poème des poissons de la mer » (1926) :

 

 

 

Je me suis penché sur la mer
Pour communiquer mon message
Aux poissons :
« Voilà ce que je cherche et que je veux savoir. »

 

Les petits poissons argentés
Du fond des mers sont remontés
Répondre à ce que je voulais.

 

La réponse des petits poissons était :
« Nous ne pouvons pas vous le dire
Monsieur
PARCE QUE »
Là la mer les a arrêtés.

 

Alors j’ai écarté la mer
Pour les mieux fixer au visage
Et leur ai redit mon message :
« Vaut-il mieux être que d’obéir ? »

 

Je le leur redis une fois, je leur dis une seconde
Mais j’eus beau crier à la ronde
Ils n’ont pas voulu entendre raison !

 

Je pris une bouilloire neuve
Excellente pour cette épreuve
Où la mer allait obéir.

 

Mon cœur fit hamp, mon cœur fit hump
Pendant que j’actionnais la pompe
À eau douce, pour les punir.

 

Un, qui mit la tête dehors
Me dit : « Les petits poissons sont tous morts. »

 

« C’est pour voir si tu les réveilles,
Lui criai-je en plein dans l’oreille,
Va rejoindre le fond de la mer. »

 

Dodu Mafflu haussa la voix jusqu’à hurler en déclamant ces trois derniers vers,
et Alice pensa avec un frisson : « Pour rien au monde je n’aurai voulu être ce messager ! »

 

Celui qui n’est pas ne sait pas
L’obéissant ne souffre pas.

 

C’est à celui qui est à savoir

 

Pourquoi l’obéissance entière
Est ce qui n’a jamais souffert

 

Lorsque l’être est ce qui s’effrite
Comme la masse de la mer.

 

Jamais plus tu ne seras quitte,
Ils vont au but et tu t’agites.
Ton destin est le plus amer.

 

Les poissons de la mer sont morts
Parce qu’ils ont préféré à être
D’aller au but sans rien connaître
De ce que tu appelles obéir.

 

Dieu seul est ce qui n’obéit pas,
Tous les autres êtres ne sont pas
Encore, et ils souffrent.

 

Ils souffrent ni vivants ni morts.
Pourquoi ?

 

Mais enfin les obéissants vivent,
On ne peut pas dire qu’ils ne sont pas.

 

Ils vivent et n’existent pas.
Pourquoi ?

 

Pourquoi ? Il faut faire tomber la porte
Qui sépare l’Être d’obéir !

 

L’Être est celui qui s’imagine être
Être assez pour se dispenser
D’apprendre ce que veut la mer…

 

Mais tout petit poisson le sait !
Il y eut une longue pause.
« Est-ce là tout ? » demanda Alice timidement.

 

 

 21 juin 2022

 

 

Post-scriptum :

 

 

Une première version de ce texte a servi au dossier de presse de Chant pour la ville enfouie.


Commentaires: 0