Il buco (2021) de Michelangelo Frammartino

L'abouchement

ll buco conte une singulière histoire de bouche, soufflée à l'embouchure du littéral et du métaphorique. D'un côté, il y a la bouche donnée par la grotte du Bifurto, l'une des plus profondes du monde en atteignant quasiment les 700 mètres. Et, de l'autre, il y a la bouche du bouvier, le gardien des bœufs que l'on retrouve inconscient dans la forêt et qui meurt veillé par ses amis, discrètement.

 

Le film de Michelangelo Frammartino est une affaire de bouche à bouche, il est d'abouchement entre ce qui va avec la descente à l'intérieur de la terre et ce qui remonte à la surface en flottant dans le brouillard. Si la Calabre est une crypte pour son Virgile en cinéma, elle ne pouvait pas ne pas l'inviter à tenter l'aventure d'une catabase, d'une descente pour faire résonner à la surface la voix d'un homme ayant pris le parti des animaux.

Crypta calabresa

 

 

 

 

 

Il dono : un téléphone portable oublié dans une maison par deux ouvriers offrait à son spectateur involontaire, l'un des derniers habitants d'un village de Calabre à l'agonie, la découverte insoupçonnée d'une image pornographique. Il buco : au fond d'une grotte calabraise investie par une équipe de spéléologues au tout début des années 60, déposée à fleur de l'une de ses anfractuosités, une image imprimée, la photographie mouillée de Sophia Loren. Chez Michelangelo Frammartino, cinéaste rare mais obstiné qui tourne toujours en Calabre, l'image est rare en tenant de l'événement. L'image arrive à la surface de nos prothèses modernes ou remonte du goulet d'antiques cavernes. L'image est un dépôt autant qu'un reste, elle est une ruine qui interpelle encore à l'ère de la reproductibilité. L'image : le vestige d'un rapport au monde qui s'épuise comme un village du Mezzogiorno, mais qui reste à explorer comme une grotte calabraise.

 

 

 

La Calabre est l'origine du monde pour Michelangelo Frammartino, même s'il est né en 1968 à Milan. La Calabre est son cosmos, l'abri donné à son désir de cinéma. Le cinéaste, l'un des plus singuliers du cinéma italien, y tourne pour y revenir, toujours. Il ne cesse d'y aller pour y retourner en en revenant mais sans jamais en revenir vraiment. C'est d'abord Caulonia, le village d'une partie de son enfance en voie de dépeuplement (Il dono). C'est dorénavant le gouffre du Bifuto situé dans le massif du Pollino (il buco). C'est entre-temps la commune d'Alessandria del Caretto dans la province de Cosenza (le centre névralgique de Le Quattro volte en 2010) dont le maire, Antonio La Rocca dit « Nino », avait raconté au réalisateur l'expédition menée en 1961 par le spéléologue Giulio Gècchele. La Calabre est une région pauvre économiquement, l'orteil mal entretenu au fond de la botte italienne. Elle est riche cependant de ses antiques mythologies dont les gardiens, aussi discrets que celui qui les filme, sont quelques-uns de ses habitants : le vieil oncle (du réalisateur) dans Il dono, le berger inattentif de Le quattro volte, le bouvier qui meurt de Il buco.

 

 

 

La voie virgilienne adoptée par Michelangelo Frammartino, en héritier discret de Pier Paolo Pasolini, lui permet de composer avec discrétion et fermeté un cinéma de poésie qui tient autant à distance la représentation qu'il ancre ses fictions dans une campagne comme on y fait brouter des vaches, comme on y loge des charbonnières (Le quattro volte, encore).

 

 

 

Peut-être Michelangelo Frammartino a-t-il en tête la Crypta Neapolitana, cette grotte à l'entrée de laquelle se trouverait le tombeau de Virgile selon la tradition romaine, et son distique en guise d'épitaphe : « Mantua me genuit, Calabri rapuere, tenet nunc (Mantoue m'a donné la vie, la Calabre me l'a ôtée, et maintenant) / Parthenope. Cecini pascua, rura, duces (Naples garde mon corps. J'ai chanté les pâturages, les campagnes, les héros) ». Peut-être, en toute discrétion, sans rien forcer des secrets qui sont une condition de possibilité pour le passage entre impression et expression, le cinéaste accumule-t-il avec ses films les pierres d'un tombeau, une crypte dont l'épitaphe dira que si Milan lui a donné la vie, la Calabre lui aura donné à la faire vibrer, chantant ses pâturages et ses héros qui sont les gardiens vivants et méconnus des dieux oubliés – nos antiquités, des survivances.

 

 

 

Après les charbonnières de Cosenza, la grotte du Bifurto ouvre à la vérité cryptique d'un geste de cinéma situé : Crypta calabresa.

 

 

 

 

 

Bouche à bouche

 

 

 

 

 

Il dono contractait le contemporain dans les images passagères d'une pornographie désœuvrée, l'économie du don plus ancienne et profonde que celle des échanges marchands, y compris entre documentaire et fiction. Le quattro volte ouvrait au contraire très large le champ à cultiver dans un temps qui a cessé d'être celui de l'accumulation, proposant en quatre scansions le cycle d'une nature transformée et recommencée sauvant de l'oubli l'agneau égaré, dont le souvenir flottait au milieu des fumées s'échappant de la charbonnière, et dont les cendres nourrissaient les sapins dans la forêt. La veine esthétique consistant en la spiritualisation de la nature, opposable à la naturalisation de l'esprit dont la modernité organise catastrophiquement l'amplification, connaît une nouvelle étape avec Il buco. L'exploration spéléologique du gouffre de Bifuto a désormais remplacé les charbonnières de Cosenza en contredisant ainsi l'ambition moderniste et babélique représentée par la publicité télévisée de la Tour Pirelli, fétiche du boom économique italien érigé en 1956.

 

 

 

La valorisation (cinématographique) de la descente contre la promotion (télévisuelle) du gratte-ciel s'expose avec une simplicité au risque du simplisme. L'architecture s'impose en effet avec trop d'évidence formelle pour qu'elle ne soit pas discutable en soi, surtout de la part d'un cinéaste formé à l'architecture justement. Si un tel principe architectural invite à faire de la fiction la recréation en cinéma d'une aventure spéléologique datant de 60 ans, comme un documentaire fictionné à rebours, le risque des simplifications symboliques est ce contre quoi veille Michelangelo Frammartino. La vigilance du cinéaste s'appuie d'abord esthétiquement sur un geste de tenue à distance de la représentation (le plan très large domine comme toujours et les dialogues sont quasi-absents) afin de conjuguer discrétion (anti-spectaculaire) et respect (des personnes filmées). Elle s'autorise également à investir un autre plan que celui de l'exploration de la grotte préférable aux surfaces publicitaires du capitalisme, le flanc des montagnes où travaillent les bouviers dont la pastorale se prolonge aussi vocalement.

 

 

 

ll buco offre en effet une singulière histoire de bouche, soufflée à l'embouchure du littéral et du métaphorique. D'un côté, il y a la bouche donnée par le gouffre du Bifurto, l'une des plus profondes du monde en atteignant quasiment les 700 mètres. Et puis, de l'autre, il y a la bouche du bouvier, le gardien des bœufs que l'on retrouve inconscient dans la forêt et qui meurt discrètement, veillé par ses amis. Le film de Michelangelo Frammartino conte une histoire d'abouchement entre ce qui va avec la descente à l'intérieur de la terre et ce qui remonte à la surface en flottant dans le brouillard : la voix d'un homme qui aura pris le parti des animaux.

 

 

 

 

 

Catabase calabraise

 

 

 

 

 

Virgilien, Michelangelo Frammartino l'est davantage encore en se souvenant que l'Énéide s'inscrit dans la même tradition littéraire que La divine comédie de Dante, qui est aussi celle de Gilgamesh et du mythe d'Orphée selon Ovide, de Homère et de Platon, qui est celle encore de Lewis Carroll et de Jules Verne, toutes œuvres ayant en partage le motif crucial de la descente dans le souterrain, autrement dit la catabase. Le cinéma n'est pas en reste, entre autres Werner Herzog (La Grotte des rêves perdus), Apichatpong Weerasethakul (Memoria) et Ghassan Salhab (La Rivière). La télévision aussi avec Twin Peaks (1990-2017) de Mark Frost et David Lynch, Lost (2004-2010) et The Leftovers (2014-2017) de Damon Lindelof. La catabase, au contraire de l'anabase, propose au héros de descendre au cœur de la Terre afin d'y affronter un monde infernal dans une double perspective, une fourche avec le nécromantique à une pointe et à une autre l'initiatique.

 

 

 

La descente dans le souterrain dont la catabase est le nom consiste ici à accomplir deux choses : descendre dans un intérieur conjoignant la terre (et ses couches géologiques) et le mythe (les et ses divinités), le corps (et ses organes) et l'esprit (et ses images) ; vérifier que le cinéma, avec ses salles obscures souvent accessibles par un escalier descendant, propose une variante moderne de la catabase, cette « descente aux limbes » dont a parlé Patrice Rollet dans un livre éponyme datant de 2019 (c'est aussi le nom d'une installation d'Anish Kapoor), et dont la quatrième de couverture commence avec ces mots : « Nul besoin aujourd’hui de suivre le Christ pour descendre aux limbes, il suffit d’aller au cinéma, dans une salle obscure où s’accomplissent certains de nos désirs les plus inavouables ». La discrétion de Michelangelo Frammartino est aussi une question d'abris secrets prenant la forme tantôt d'une charbonnière ou d'une grotte, tantôt désormais la bouche d'un bouvier.

 

 

 

Si la Calabre est une crypte pour son Virgile en cinéma, elle ne pouvait pas ne pas l'inviter à tenter l'aventure d'une catabase, avec ses cavités où y loger quelques secrets. La spéléologie engage à suivre des galeries caverneuses qui sont celle de la littérature et des mythologies antiques, forcément préférables aux tubes et caissons des grosses télévisions. L'aventure propose aussi une manière de variation de la tension entre surface et profondeur, qui se joue dans le récit (la grotte versus le gratte-ciel) comme en dehors (le spectateur descend dans la salle avant d'assister à la projection du film sur la toile). Cette tension ouvre alors à une dialectisation qui peut immuniser contre les simplifications (la tradition est profonde quand la modernité est superficielle, désespérément plate), tout en débouchant sur de nouvelles synthèses transcendantales (le cinéma machine une invitation à renouveler son rapport à la question de la profondeur quand l'entrée dans la salle précède la projection du film sur l'écran). Le plan du dessin de la grotte est à cet égard magnifique, beau parce que la plume s'applique à s'épargner le gras du trait, beau aussi parce que la surface dessinée présente une manière de capture graphique intrinsèque à la raison instrumentale.

 

 

 

 

 

Rendre parlant le silence des bêtes sans le briser

 

 

 

 

 

Il buco tient à distance la représentation au nom des secrets de la fiction qui n'apparaissent qu'en lisière du documentaire, ce brouillard. Mais, ce faisant, il court un grand risque, celui d'une opposition schématique (la profondeur cinématographique contre le reportage télé) suivie par une instrumentalisation scénaristique (le bouvier ne vit que pour mourir en libérant le charme de la séquence finale). On pense alors à Bella e perduta (2015) de Pietro Marcello et son berger de Campanie, Tommaso Cestrone, sublime figure de gardien d'un palais abandonné. La fable bucolique de Michelangelo Frammartino aurait sûrement mérité un plus grand travail, non pas de scénarisation que d'incarnation. L'abouchement du littéral et du métaphorique arrive malgré tout à jouer et faire jouer entre elles les surfaces (comme le jeu de ballon ici ou dans Il dono), télé et photo, dessin et cinéma, avant de déboucher sur l'ultime surface, paradoxalement la plus profonde, celle qui donne résonance à une voix sans corps.

 

 

 

Avec la membrane résonante de l'écran, cette paroi pour la vue comme l'audition, le parti pris des animaux sans déranger le silence des bêtes fait lever une parole au-delà toute parole. Ce n'est pas un langage qui signale ou informe mais un chant mythique d'avant la partition entre les espèces, d'avant la division philosophique entre phonê et logos. La catabase calabraise aura ainsi réussi à faire vibrer la surface de l'écran au nom de la voix qui n'est pas seulement celle des sans-voix de Calabre, mais l'antique secret des gardiens faisant communiquer voix humaine et cris d'animaux. Les bouviers qui restent sont l'enveloppe des divinités païennes dont la voix humaine-non-humaine continue de résonner en hantant notre modernité. En leur compagnie, Il buco fait la jonction entre la poétique de Virgile et celle des Dialogues avec Leuco (1947) de Cesare Pavese.

 

 

 

Le parti pris des animaux qu'incarne discrètement le bouvier marque secrètement un arrêt au « silence des bêtes » qui caractérise selon Élisabeth de Fontenay la métaphysique occidentale, et dont la modernité représente le dernier stade. C'est avec la voix en écho du bouvier disparu que l'écran de cinéma qui la fait vibrer arrive à rendre parlant le silence des bêtes sans jamais le briser.

 

 

17 mai 2022


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