"Leave Her to Heaven - Péché mortel" (1945) de John M. Stahl

The Dark Side of the Moon

La belle est un être de surface, peignoir blanc et lunettes noires, ouvrant sur le fond sans fond d'une absence de fond, le plus profond du dedans n'étant que le pli ou l'autre face du plus lointain dehors, sidéral et sidérant. Dans un environnement bucolique comme un autre Walden, la folle est une reine froide, souveraine et inaccessible, retirant aux joies de la pastorale américaine toute évidence classique au profit de la vérité moderne, obscure et aveuglante, d'un paradis blanc, blanchi en étant nettoyé de ses gêneurs et de ses faibles.

 

 

Ellen Berent, c'est Gene Tierney dans Leave Her to Heaven – Péché mortel (1945). Son visage de porcelaine sert admirablement l'indifférence dont elle est capable au moment de passer à l'acte. Elle est peut-être le premier ordinateur au silicium de l'histoire du cinéma. Du côté obscur de l'astre mort où se tiendrait Ellen, être stellaire et sublime de froideur, figure passagère d'une pulsion immortelle, se tiendrait aussi Gene Tierney. Sa beauté aura en effet engagé tant de cratères et d'abîmes, tant de malheurs – le puits sans fond d'un éden mort.

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Le jugement aveugle

 

 

 

 

La femme n'est pas belle, elle est sublime. Elle, c'est Gene Tierney, saisie par John M. Stahl au sommet de sa gloire entre Laura d'Otto Preminger (1944) et Dragonwyck – Le Château du dragon (1946) de Joseph L. Mankiewicz. C'est qu'elle brille d'un sublime ressaisi depuis la perspective ouverte par cette vérité romantique voulant que le sublime qualifie la démesure d'une beauté excédée et excessive. Une beauté qui outrepasse et transgresse les mesures sensibles de la raison et de la beauté, et dont les excès ouvrent sur des fièvres inconnues, des folies impensées, d'insondables abîmes. L'aporie vertigineuse d'une beauté jusqu'à la laideur, jusqu'au monstrueux.

 

 

 

La femme rayonne au dehors (son peignoir blanc irradie mais on y verrait aussi bien la blouse d'une infirmière), cependant qu'elle est semble retirée à l'intérieur d'elle-même (ses lunettes soustraient son regard du nôtre). L'exposition de soi conjuguerait ainsi le paradoxe d'une avancée et d'un retrait : aucun nuance de gris ici, l'avance est une séduction blanche, le retrait une noire absorption. Soustraite du jugement des autres, ses jugements sont aveugles et unilatéraux, implacables et définitifs : la mort pour tous ceux qui font tache en dérangeant l'économie de son petit coin de paradis. Le paradoxe fonde alors la vérité d'un personnage dont il est difficile de percevoir le rideau de contradictions voilant un tissu de symptômes caractérisant un cas sans rémission de sociopathie : son dévoilement final arraché d'un procès que l'héroïne aura presque réussi depuis sa mort à en verrouiller les développements exposera le voile derrière lequel il n'y avait aucun secret. Aucun secret, sinon celui d'une folie que personne ne pouvait décemment envisager, y compris son mari qui paiera le prix cher de deux ans d'emprisonnement pour avoir passé sous silence les crimes qu'elle aura commis, sans jamais vraiment comprendre le noyau de folie qui les aura motivés.

 

 

 

C'est que la belle est un être de surface ouvrant sur le fond sans fond d'une absence de fond, le plus profond du dedans n'étant que le pli ou l'autre face du plus lointain dehors, sidéral et sidérant. Dans un environnement bucolique comme un autre Walden ou la Vie dans les bois (1854) de Henry David Thoreau, la folle est une reine froide, aussi souveraine qu'inaccessible, retirant aux joies de la pastorale américaine toute évidence classique au profit de la vérité moderne, tout à la fois obscure et aveuglante, d'un paradis blanchi en ayant été blanchi, nettoyé de ses gêneurs (l'enfant attendu, avorté d'une chute volontaire dans les escaliers), de ses faibles (le frère du mari dont l'invalidité fait horreur à son épouse), de ses minorités vaincues (ce sont quelques natifs amérindiens qui vendent des étoffes bigarrées sur le quai de la gare de Jacinto au Nouveau-Mexique et que personne ne voit plus à l'exception du cinéaste).

 

 

Sa blancheur creusée de deux trous noirs : la femme qui domine le plan en dominant le récit de Leave Her to Heaven – Péché mortel (1945), en raison d'un plan machiavélique consistant à soumettre son entourage aux puissances maléfiques de sa perspective, est de fait si semblable à la lune renfoncée de ses cratères, comme l'est une tête de mort creusée des cavités vides de ses orbites. On note que le lac de l'État du Maine sur lequel elle glisse en barque, en y exerçant comme Charon son pouvoir de mort sur un garçon handicapé dont elle va provoquer la noyade, est le site naturel et paradisiaque au bord duquel a été bâtie une magnifie résidence de villégiature nommée « Behind the Moon ». C'est qu'Ellen Berent qu'interprète Gene Tierney est effectivement un astre glacé glaçant, une étoile morte-vivante satellisant le mouvement rotatoire de quelques planètes à proximité (en particulier son mari, le romancier Richard Harland interprété par Cornel Wilde, ainsi que sa cousine Ruth jouée par Jeanne Crain) afin de jeter sur elles la lumière fossile, froide et stellaire d'une humanité (qui est aussi une inhumaine féminité), finie et simulée, probablement défunte depuis des années (et le tout récent décès du père adoré, figure d'un moi idéal sur l'autel imaginaire et autoritaire duquel sa fille va sacrifier les particularités récalcitrantes du réel, figurerait peut-être le déclencheur ou catalyseur précipitant la démence de l'héroïne). Le sublime de cette femme, plus de soixante ans avant la prostituée de Glasgow interprétée par Scarlett Johansson dans Under the Skin (2012) de Jonathan Glazer et l'écrivaine pour enfants jouée par Rosamund Pike dans Gone Girl (2014) de David Fincher, est la marque d'une humanité radieusement factice – les rayons de mort émis par l'inhumain.

 

 

 

 

Hygiène de l'extermination

 

 

 

 

Après avoir tourné une vingtaine de films depuis 1914, John M. Stahl devient durant les années 1930 l'auteur de grands mélodrames tournés pour la Universal (de Back Street en 1932 à When Tomorrow Comes – Veillée d'amour en 1939 en passant par Imitation of Life – Images de la vie en 1934 et Magnificent Obsession – Le Secret magnifique en 1935 dont Douglas Sirk réalisera les sensationnels remakes, respectivement en 1958 et 1954). En 1941, après avoir su redonner ses lettres de noblesse à un genre tombé quelque peu en désuétude avec l'arrivée du parlant, le cinéaste passe à la 20th Century Fox et, avant de se faire virer du tournage de For Ever Amber – Ambre (1947) finalement achevé en 1947 par Otto Preminger pour ne plus tourner que trois films mineurs avant de décéder en 1950, réalise avec Leave Her to Heaven non seulement son plus grand film, mais encore un film important de l'histoire du cinéma hollywoodien.

 

 

 

Le chef-d'œuvre adapté d'un roman de Ben Ames Williams consiste déjà à mouler un film noir en forme d'étude quasi-clinique d'un cas de sociopathie dans les couleurs chaudes habituellement dévolues au mélodrame flamboyant, serti ici des joyaux du Technicolor trichrome. On remarque en passant la similitude du motif de la noyade volontairement provoquée d'un garçon physiquement diminué avec son traitement dans Dix petits nègres d'Agatha Christie publié en 1939, soit cinq ans avant le roman de Ben Ames Williams. Mais les couleurs chaudes sont précisément les déclinaisons automnales d'une atmosphère rurale qui, initiée dans le désert du Nouveau-Mexique pour se prolonger en bordure de l'océan Atlantique, puis près d'un lac dans le Maine, qualifieraient autant la dégradation naturaliste de la pastorale que l'extraction en son sein de son minerai le plus froid et le plus pur (de son côté, Martin Scorsese avoue dans son documentaire Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain reconnaître dans les rames manipulées par cette femme fatale d'un nouveau genre les pattes d'une mante religieuse).

 

 

 

L'horreur ne se cache donc plus dans les ombres de l'expressionnisme, elle s'expose désormais en pleine lumière. Leave Her to Heaven ouvre de fait une voie nouvelle à des films comme Bigger than Life – Derrière le miroir (1956) de Nicholas Ray (une grande influence sur Twin Peaks de Mark Frost et David Lynch), North by Northwest – La Mort aux trousses (1959) et The Birds – Les Oiseaux (1963) d'Alfred Hitchcock et Shining (1980) de Stanley Kubrick (jusque, d'une certaine manière, aux films récents de Michael Haneke). Et il faut parfois un frisson (un corps qui nage sous l'eau en forme de masse opaque jaune pâle, un visage qui trépasse dans une légère mais décisive accentuation d'un bleu tout aussi pâle) pour qu'avec le frissonnement provoqué la palette fasse refluer ses promesses vives et colorées au profit de tons éteints, spectraux et passés.

 

 

 

Ellen Berent, incarnée par une Gene Tierney dont le visage de porcelaine sert admirablement l'indifférence dont elle est capable au moment de passer à l'acte, est peut-être le premier ordinateur au silicium de l'histoire du cinéma. Ce silicium qu'il faudrait chercher, et peut-être trouver dans les cendres paternels jetés dans le désert du Nouveau-Mexique jusque dans l'arsenic conservé dans le laboratoire de chimie du défunt. Et la jalousie dont elle fait montre – ce « péché mortel » comme l'indique le titre français –, plus de vingt ans avant celle de HAL 9000 (CARL 500 en version originale) dans 2001, l'Odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick, ne voile que le moteur paranoïaque d'une volonté de pouvoir. L'empire malade d'un contrôle ne craignant pas de conjoindre la désaffection avec la désinfection en promouvant pour son impératrice blanche, et au nom de l'homme qu'elle aime et qui n'en demandait pas tant, une hygiène de l'extermination.

 

 

 

L'inhumanité dont fait montre Ellen autorise alors l'instrumentalisation d'un ancien amant (Russell Quinton incarné par Vincent Price, procureur et futur gouverneur qui instruira à charge le procès de la cousine Ruth ainsi qu'elle l'aura désiré), aussi bien l'organisation d'une fausse culpabilité (celle de Ruth jugée pour le meurtre par empoisonnement d'Ellen alors que cette dernière s'est suicidée en absorbant à dessein l'arsenic fatal afin de faire condamner celle qu'elle croyait être sa rivale dans le cœur de Richard) ou encore la préparation du passage à l'acte (par noyade imposée à Danny, le frère handicapé de Richard, ou bien par auto-avortement à une époque littéralement conservatrice – elle est toujours « pro-life » – commandant l'identification de l'avortement à un crime attentatoire à la vie elle-même). Cette inhumanité, donc, se soutiendra ici d'un plan dont le mouvement est initié depuis l'angle d'un échiquier, là par un rituel quasi-mortuaire (le maquillage et le miroir, les chaussons et la robe de chambre imposent un glaçage, mieux un refroidissement des composantes de la mise en scène au service d'une chute fatale dans les escaliers).

 

 

 

En passant, il est particulièrement difficile de ne pas être rétrospectivement saisi par le court-circuit entre cette incroyable séquence d'auto-avortement et la naissance malheureuse du premier enfant de Gene Tierney, une petite fille née prématurément en 1943 et lourdement handicapée des suites de la rubéole contractée par l'actrice qui allait à la suite de ce traumatisme dévaler progressivement la pente d'une dépression, alternant internement psychiatrique et électrochocs.

 

 

 

 

L'éden d'Ellen,

 

le temps sans fin d'un puits sans fond

 

 

 

 

S'agissant en particulier de Gene Tierney, les ambiguïtés de Laura dans le film éponyme d'Otto Preminger atteignent le paroxysme d'une indifférence, et même d'une inhumanité qui fait de la poupée de porcelaine aux yeux comme des billes d'acier la figure, alors terriblement audacieuse pour le Hollywood de l'époque, d'une forme moderne de mal radical (celui dans lequel l'innocence d'Insiang dans le film éponyme de Lino Brocka finira par s'abolir). Il faut déjà commencer par reconnaître l'incroyable proximité de sa morale paradoxalement amorale consistant à juger rationnellement de l'inutilité et la superfluité de ces autres qui font tache dans le paysage édénique de la pastorale américaine, en procédant tout aussi rationnellement à leur élimination avec l'idéologie raciste, eugéniste et hygiéniste des nazis dont les conséquences, mondialement reconnues à l'époque de la sortie du film, auront été génocidaires. Il faut également voir dans la duplicité d'Ellen Berent (qui se lit encore dans les initiales brodées sur l'une de ses robes – EB – puisque la seconde lettre représente la reprise inversée et bouclée de la première) les clivages symptomatiques d'une féminité aliénée, soumise à un idéal de masculinité figé dans la glace hautaine d'un patriarcat divinisé (ce père absent qui fonde les pressions exigeantes d'un surmoi terrifiant qui justifierait avec le titre original la référence au monologue du spectre de Hamlet demandant au fils d'épargner la mère « en la laissant au paradis »).

 

 

 

Une femme maladivement désireuse d'un amour exclusif qui saurait faire l'économie des autres figures plus traditionnelles de la féminité (la mère d'Ellen qui, ayant été exclue de l'amour entre sa fille et son père, aura élevé sa nièce Ruth dont le hobby n'est pas pour rien le jardinage quand la passion de sa cousine est de faire de la pastorale édénique un grand désert), de l'entourage familial en général jusqu'à la maternité en particulier (la haine pour le « petit avorton » qui la tient prisonnière de son ventre est immense, aussi grande que le mépris pour l'« invalide » qu'est Danny). Il faut encore apprécier l'autorité d'Ellen en ce qu'elle s'impose comme l'atroce autrice post-mortem d'un grand récit fatal à l'intérieur duquel chacun devra occuper une place préalablement attribuée, selon un plan machiavélique obligeant son mari romancier à ne plus être que son lecteur. Un « lecteur » exactement comme le lui demandera le procureur en lui tendant la lettre de son épouse défunte, profitant ainsi du procès pour régler quelques comptes secrets avec son ancien rival (Vincent Price retrouvera d'ailleurs Gene Tierney dans le gothique Dragonwyck).

 

 

 

Avant le personnage de Lucy Muir interprétée par Gene Tierney dans The Ghost and Mrs. Muir (1947) de Joseph L. Mankiewicz qui est une passionnante figure de romancière compliquée (au point de s'être peut-être inventée un personnage de marin fantôme afin de s'autoriser à écrire un roman plutôt masculin de ton et garant de son indépendance financière), Ellen Berent est déjà l'autrice d'un grand récit qui s'impose dans la réalité en la reconfigurant entièrement, y soumettant un romancier pourtant habitué à l'écriture de l'imaginaire, mais pas à un tel degré d'excès et de confusion des limites entre fantasme et réalité. D'où l'importance de la grande séquence inaugurale, quasiment hitchcockienne, de rencontre de Richard et Ellen dans le train en direction de Jacinto. Alors que le premier est agréablement surpris de reconnaître dans la seconde assise en face de lui la lectrice de son dernier roman (intitulé Time Without End, le suivant s'intitulera The Deep Well – Le Puits sans fond), la femme ne dévisage l'homme non pas parce qu'elle aurait identifié l'auteur du roman qu'elle est en train de lire, mais parce qu'elle reconnaît dans le visage d'un inconnu l'image fantasmatique de son père qu'elle va alors décider de séduire au point de lui faire occuper symboliquement la place occupée par ce dernier jusque dans la mort.

 

 

 

La photographie familiale du père défunt se substitue alors à celle de l'auteur en quatrième de couverture de son roman : Richard est ainsi identifié comme le digne successeur du père adoré et défunt, soumis à un geste d'identification mimétique relevant du grand récit d'Ellen qui ira jusqu'à l'écriture de la lettre destinée à Russell Quinton et la mise en scène de son propre suicide afin d'en attribuer la responsabilité à Ruth. L'éden d'Ellen est le temps infernal d'un puits sans fond.

 

 

 

 

La face obscure de la lune, Gene Tierney

 

 

 

 

En vertu d'un finale hollywoodien en apparence, Leave Her to Heaven boucle la boucle de sa narration rétrospective déroulée par l'avocat et vieil ami de Richard et de la famille Berent, en se concluant sur le retour du héros après son incarcération à « Behind the Moon » dans le Maine L'y attend la cousine Ruth, qui aura profité du procès pour avouer l'amour qu'elle avait toujours secrètement ressenti envers Richard. Le machiavélisme d'Ellen se serait finalement retourné contre lui-même en valant alors comme une espèce de « prophétie autoréalisatrice » (Robert K. Merton). En effet, son plan aurait involontairement contribué à sceller l'amour de son mari et de sa cousine. Mais l'on tique déjà de voir Ruth revêtue d'une courte robe blanche inhabituelle pour elle mais qui l'aurait moins été pour Ellen, au point de ressembler étrangement à sa cousine.

 

 

 

Surtout, l'image soumise aux procédés du Technicolor trichrome ne ment pas en montrant un ciel étrangement bas et lourd, exceptionnellement plombé par une lumière de « nuit américaine » qui, de fait, voile le jour en vouant les amoureux réunis à être réduits à des silhouettes noircies par le contre-jour. Comme si la séquence était filtrée, perçue du point de vue imaginaire d'Ellen arborant ses fameuses lunettes noires afin de se soustraire à tout jugement en refusant à Danny alors en train de se noyer un regard humain fait de responsabilité morale et d'intersubjectivité.

 

 

 

Comme si la scène était vue depuis l'un des cratères de la lune : du côté obscur de l'astre mort où se tiendrait Ellen, être stellaire et sublime de froideur, figure passagère d'une pulsion immortelle. Ce côté obscur de la lune serait enfin celui où se tiendrait à jamais Gene Tierney. Sa beauté aura engagé en effet tant de cratères et d'abîmes, tant de malheurs, le puits sans fond d'un éden mort.

 

 

 

31 juillet 2016


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