Coma (2022) de Bertrand Bonello

Camera oscura adolescentia

Le cinéma Bertrand Bonello persévère dans son être, celui des maisons closes mais c’est en précisant qu’elles sont toujours fermées de l’intérieur et que l’air y est confiné.

 

Ça tombe bien, l’air du temps ne l’aura jamais été autant. Un film, Coma, se dédie alors à nous le faire accepter.

LES YEUX DE CHIMÈNE

 

 

 

La lettre ouverte d’un père à sa fille au temps de l’après-confinement enveloppe une confession mi-parlante mi-muette. Il y a de l’inavouable (ainsi de l’inceste) mais c’est un jeu de poupées, un petit théâtre de figurines qui n’est pas très sérieux. Il en va surtout d’un aveu dont l’expression se glisse dans les intervalles des régimes d’images mobilisés en les retournant pour en avérer les mirages. Si inceste il y a, c’est dans le jeu en circuits clos d’un cerveau hermétique aux effractions de l’univers.

 

 

 

La petite mosaïque d’images du Coma de Bertrand Bonello contribue en effet à la confection paradoxale d’un masque d’Arlequin dont la vertu offre à son porteur le moyen de se dénuder comme jamais. Le dévoilement livre alors l’image de vérité d’un homme qui regarde par tous les angles une adolescente de notre temps pour mieux faire les yeux doux – ceux de Chimène – à son adolescence même, cette chambre obscure où est enfermé un reclus volontaire qui en garde jalousement les clés.

 

 

 

La lettre ouverte a des plis qui un par un se referment en se destinant à la poste restante des vanités. On y croise des symptômes (des ados qui se racontent des histoires de serial killers finissent en parodie d’Unfriended, une influence répondant au nom de Patricia Coma fait des tutos en faisant la météo des amateurs de YouTube). On y cultive aussi des fétiches (Gilles Deleuze évoquant à la Fémis le cinéma de Vincente Minnelli, les essais d’art optique de Henri-Georges Clouzot avec Romy Schneider pour un Enfer inachevé). On s’amuse à mimer une forêt lynchienne et un dessin animé. Dans tous les cas, on y joue à la poupée. Cinéma modèle réduit. On apprécie alors l’ironie d’y reconnaître les voix du gratin de l’actorat français, Ulliel, Lacoste, Garrel, Casta et Demoustier.

 

 

 

Ce n’est pourtant pas la première fois que Bertrand Bonello joue à la poupée, il s’y était déjà essayé avec Cindy: The Dolll is Mine (2005) dédié à l’artiste plasticienne Cindy Sherman. Le nouveau tient à ce qu’il y ait toutes les raisons de continuer en cédant à l’air du temps, l’air raréfié du confinement.

 

 

 

PETITES MAISONS CLOSES

 

 

 

Dans Coma, les poupées de Todd Haynes assorties des rires en boîtes de la série Rabbits de David Lynch figurent la réduction d’un cinéma dont la préférence, contre le monde, va aux maisons closes. Lupanar de L’Apollonide, maison de couture de Saint Laurent, grands magasins de Nocturama : les maisons closes insistent et la chambre de l’adolescente les rejoint en ayant la valeur d’un paradigme.

 

 

 

Convenir de faire du cinéma, et notamment de ce qu’il reste de l’expérience de la salle, une chambre d’adolescent est un geste de repli aporétique tant on ne saurait opposer aux confinements requis par la crise sanitaire les confinements volontaires d’ados ayant la fâcheuse tendance de ne pas aérer leur chambre. Quand Patricia Coma regarde sur le grand écran une conversation en Zoom, projeter n’est plus que se filmer en train de chatter. La fenêtre ouverte sur le monde chère à André Bazin donne alors sur un mur et, même recouvert des posters de nos disques et films favoris, un mur reste un mur.

 

 

 

Il y eut cependant un grand moment clinophile dans le cinéma français, Jean-Luc Godard et Jean Eustache, Philippe Garrel et Nicolas Klotz, Nazim Djemaï. Clinophilie, autrement dit rester au lit. Garder le lit c’était tenir alors à l’idée d’un repli dont le cinéma avait besoin, tantôt pour reprendre des forces quand le temps viendra où il faudra retourner affronter le dehors, tantôt pour se constituer comme un abri contre lui. Comme on fait son lit on se couche et comme on fait un plan on se couche dedans. Clinophilie, cinéphilie. Et il s’en passait des choses dans les lits, les amours résistant à la trahison par l’injonction à libérer les sexualités, les enfants à qui les parents expliquaient d’où ils venaient.

 

 

 

Le cinéma des maisons closes mais c’est en précisant qu’elles sont toujours fermées de l’intérieur.

 

 

 

LA JEUNE-FILLE C’EST LUI

 

 

 

Croiser le fer des symptômes avec le velours des fétiches autorise à composer une petite boule à facettes dont les miroitements donnent moins raison à la chouette de Minerve que tort aux alouettes. La crise sanitaire aurait donc imposé à tous de vivre comme vivent les adolescentes, entre les murs où s’étalent nos icônes préférées, face à l’ordinateur qui met en relation les monades solitaires des sociétés immunitaires, dans le cocon tissé des vigilances empêchant à l’autre d’entrer. Porte close.

 

 

 

La chambre d’adolescent : un petit théâtre de marionnettes, une micro-maison close. Une boîte de nuit et son locataire d’en être le vigile en répétant à autrui : « Je crois que ça va pas être possible ».

 

 

 

Faire lire à des adolescentes les Premiers matériaux pour une théorie de la jeune-fille de la revue post-situ Tiqqun n’invite pas qu’aux pénibles moqueries des vieux savants à l’encontre des jeunes ignorants. C’est l’amorce d’un aveu, un vrai qu’ailleurs explicite l’hypothèse deleuzienne du cinéma minnellien invitant à se méfier du rêve de l’autre, ce cauchemar qui peut se cacher dans le rêve de la jeune fille, fleur vénéneuse. Le père inquiet du destin de sa fille à l’orée d’une adolescence finissante tombe le masque en le mettant et le paradoxe n’est en rien contradictoire. La jeune-fille c’est lui et son rêve est ce dont il faudra alors se méfier, ce cauchemar éveillé dont coma est un nom qui dit vrai.

 

 

 

La jeune-fille ne vous invite pas dans sa chambre, vous y êtes déjà mais vous ne le saviez pas. Elle vous fait son cinéma en vous faisant savoir par Zoom qu’elle est une camera oscura adolescentia.

 

 

 

PRATICIEN ESTHÈTE DU YOUTUBE GAME

 

 

 

Coma n’est pas que la version extended d’un court métrage produit en 2020 pour la Fondation Prada. Aussi modeste en soit la facture, le film a la délicate mission d’offrir à toutes les autres images de leur auteur son image de lui, l’autoportrait disant la vérité de toutes les autres. Le pli qui a tardé avant d’arriver à destination de la poste restante du post-cinéma est une lettre informant aux spectateurs qu’ils sont, comme l’auteur du courrier, des êtres repliés dans la chambre obscure d’une adolescence prolongée. L’adulescence : un coma qui s’assume, heureux, à l’heure du tous confinés.

 

 

 

Avec les moyens du cinéma, Bertrand Bonello se révèle un praticien esthète du « YouTube Game ».

 

 

 

25 novembre 2022


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