"La Joyeuse prison" (1917) d’Ernst Lubitsch

Lubitsch Touch, touches lubriques

Le brillant des signes a pour danse mondaine celle des apparences. Le brillant est une brillantine, elle est montée comme œufs en neige dans une centrifugeuse des plaisirs.

 

En 1917, Ernst Lubitsch sait déjà tout cela. Avec La Joyeuse prison, variation de La Comédie des erreurs de Shakespeare et septième film réalisé rien que pour cette seule année, il fait montre d'un brio qui repose sur l'aiguillon des touches lubriques.

 

Il faut glisser sur les apparences comme la lubricité appelle étymologiquement un état des choses glissant. Et glisser sur les apparences invite la valse des plaisirs à l’épreuve de la friction des jouissances. Et la propriété des uns (ces plaisirs goûtés par des bourgeois propriétaires, ces bien nés) de buter sur l’impropriété des seconds (ces plaisirs volés par serviteurs et prolétaires, ces malpropres).

 

La fameuse « Lubitsch Touch » met ainsi le doigt sur la lubricité et les menus plaisirs à la cacher, valse et brillantine qui se révèlent les lubrifiants de la mondanité.

Aux pieds de sa femme

 

 

 

On le cherche partout, il est introuvable. Alice s’inquiète un matin de l’absence de son mari, Alex von Reizenstein. La domestique Mizi, elle ricane, pas dupe des excès d’un patron noceur, ou bien réellement ignorés ou bien faussement déniés – on ne le sait encore – par son épouse.

 

 

D’ailleurs, la poste lui fait savoir par lettre recommandée que son époux est sous le coup d’une peine d’un jour de prison à exécuter dans la journée, conséquence de ses ivresses mal contrôlées. Il suffira plus tard d’un léger mouvement descendant de caméra, dont on croit d’ailleurs qu’il ne sert au départ qu’à un recadrage maladroit, pour que le bureau derrière lequel se trouve Alice révèle la présence d’Alex en smoking, par terre et endormi, probablement en train de se remettre de l’une de ses folles nuits. On le croyait loin, Alex est là – il aura toujours été là, aux pieds de sa femme.

 

 

Alice pense même avoir affaire à quelque souris avant que Mizi, armée d’un bon vieux piège à rongeur avec fromage de rigueur, ne l’aide à la détromper. En quelques plans, le maître de maison est montré dans toute la duplicité de l’absent, objet de toutes les considérations ou discussions et qui ne devient présent qu’en étant découvert dans la position du supplément en trop, de la chose encombrante. Le personnage qui, d’abord manque à sa place, est montré ensuite dans le défaut d’une place impropre ou inappropriée qui, pourtant, exprimerait beaucoup des ambivalences d’une position masculine quand la domination symbolique se trouve effectivement court-circuitée par le réel d’écarts aussi inavouables que difficilement escamotés.

 

 

Tout l’enjeu de La Joyeuse prison inspiré de l’opérette intitulée La Chauve-souris (1874) de Johann Strauss consistera à remettre cet homme littéralement à sa place. Mais la remise à sa place est paradoxale pour celui qui n’a de cesse de duper sa compagne en la trompant lors de soirées mondaines bien arrosées (on y retrouve Ossi Oswalda, la « Mary Pickford allemande » et interprète principale de Je ne voudrais pas être un homme en 1918, si audacieux quant à la question des identités sexuelles et des rapports de genre). Lui qui, croit racheter ponctuellement ses tromperies par le cadeau d’un chapeau, cessera à la fin d’être le dupe de ses propres duperies dès lors qu’elles sont comprises comme telles par son épouse, aidée en la circonstance de sa femme de chambre.

 

 

 

Tailleur le jour, fêtard la nuit

 

 

 

Le dupeur ne l’est au fond que de ses duperies et le tirage d’oreille final rappellera à Alex qu’Alice l’aime aussi de ce savoir-là. Il faut dire que de tels atermoiements résonnent foncièrement avec la trajectoire de l’homme qui les met en scène avec un brio déjà incontestable.

 

 

Ernst Lubitsch est le fils unique d’un grand tailleur berlinois issu d’une longue lignée de Hofjuden (ou « juifs de cour »). Ayant échoué à prendre la relève paternelle tant le fascine déjà le théâtre, il devient alors le comptable des affaires de son père, ce qui lui permet de mener une seconde existence nocturne dévolue à sa passion. Ernst Lubitsch fait la connaissance d’un acteur connu de l’époque, Victor Arnold, qui lui ouvre les portes des cabarets berlinois jusqu’à faire la rencontre décisive de Marx Reinhardt, l’éminent directeur du Deutsches Theater. Ernst Lubitsch inclut une troupe dans laquelle se fait déjà remarquer l’un des acteurs allemands les plus fameux de la décennie suivante, à savoir Emil Jannings (le futur héros du Dernier homme, de Tartuffe et de Faust de Friedrich W. Murnau tient dans La Joyeuse prison le rôle caricatural, avec roulements d’yeux et moustache en forme de paillasse, d’un gardien de prison éméché et amateur de bisous).

 

 

En 1913, soit un an après la représentation filmée du Miracle de Karl Gustav Vollmoeller, Ernst Lubitsch, qui n’a que 21 ans seulement, travaille pour le studio Bioscop afin d’améliorer substantiellement ses revenus (l’industrie du cinéma est alors en plein boom et elle paie bien mieux que le théâtre). A cette occasion, il crée pour l’Union-Film dirigé par Paul Davidson le personnage de Meier, archétype du comique juif allemand dont la célébrité aurait alors, dit-on (par exemple Herman C. Weinberg), égalé celle de Max Linder en France et de Charlie Chaplin aux États-Unis.

 

 

En 1914, Ernst Lubitsch, qui est riche de mille idées de scénario et de mise en scène, devient auteur et réalisateur à plein temps. Délaissant en conséquence les premiers rôles pour des rôles plus secondaires, il participe à de nombreuses productions montées pour entretenir le moral d’une population mobilisée par la guerre. Deux ans plus tard, Ernst Lubitsch laisse tomber à quelques rares exceptions sa carrière d’acteur pour la réalisation de ses propres films, souvent avec la participation décor de Hans Richter et, au scénario, de Hanns Kräly (celui-ci recevra d’ailleurs l’Oscar du meilleur scénario pour un film perdu d’Ernst Lubitsch, The Patriot en 1928).

 

 

En 1918, Ernst Lubitsch lance la production des Yeux de la momie, un drame à succès avec Pola Negri, Emil Jannings et Harry Liedtke (l’acteur qui interprète le rôle du noceur Alex). En 1919, il triomphe avec La Princesse aux huîtres, sa première grande comédie dont les accents satiristes préfigureront le cinéma d’Erich von Stroheim. Sa renommée internationale est définitivement établie avec des films de reconstitution historique comme La Du Barry (1919) et Anne Boleyn (1920) qui autorisent d’ailleurs l’honorable comparaison avec David Wark Griffith, tandis que des bandes arabisantes comme Sumurun (1920) et La Femme du pharaon (1922) jouent des codes de l’orientalisme de l’époque. Les comédies La Chatte des montagnes (1921) et Montmartre (1923) sont des succès qui permettent à leur interprète principale, Pola Negri, de devenir la star du cinéma allemand. Après un premier passage hollywoodien infructueux en 1922, Ernst Lubitsch revient à Hollywood l’année suivante sur invitation de Mary Pickford. La vedette se plaint alors, et tout à fait significativement, que le réalisateur, à cet égard héritier aussi de Musset, préfère les portes au jeu des acteurs. Il obtient une carte de séjour en 1925, rejoint la Paramount en 1926 et y tourne son premier film parlant en 1929, The Love Parade avec Jeannette MacDonald et Maurice Chevalier.

 

 

En 1935, sa renommée est telle (il a déjà à son action des chefs-d’œuvre comme Trouble in Paradise – Haute pègre en 1932 et Design for Living – Sérénade à trois en 1933) qu’il est exceptionnellement invité à diriger le studio, tandis que les lois antisémites de l’Allemagne nazie entraînent sa déchéance de nationalité la même année. Il ne reste plus à Ernst Lubitsch que douze ans à vivre durant lesquels la fameuse « Lubitsch Touch » va connaître de grands raffinements (The Shop around the Corner – Rendez-vous en 1940), ainsi que des développements plus directement politiques (Ninotschka en 1939 et surtout To be or not to be – Jeux dangereux en 1942). Billy Wilder, Mel Brooks et Woody Allen aux États-Unis, François Truffaut, Eric Rohmer et Pierre Salvadori en France figurent parmi ceux qui, entre autres, ont retenu ou tenté de retenir les leçons du héraut de la comédie sophistiquée voulant qu'il ne saurait y avoir de vérité qu'à partir d'un jeu frivole, celui des écarts entre la mésinterprétation des signes et la maîtrise des apparences.

 

 

 

Un indice de mondanité, son obscénité

 

 

 

En 1917, La Joyeuse prison est le septième et dernier film qu’Ernst Lubitsch tourne dans l’année, aussi vif dans sa manière allusive et suggestive que sa matière est celle d’une mondanité brossée dans le sens de ses obscénités, grandes et petites. D’un côté, le réalisateur fait déjà mousser le sens de ses plans au-delà de leurs strictes liaisons narratives, notamment sur un plan métaphorique (le piège à souris fonctionne ainsi comme image d’une prison joyeuse que seraient autant la sphère domestique que les moments passés en incarcération). De l’autre, il distribue une série de baisers dont les mauvais réglages représenteraient les symptômes d’une libido déchaînée (des conventions mal respectées à la soirée costumée du prince aux bisous frénétiques du gardien de prison).

 

 

Avant d’être le maître d’un style bien à lui, Ernst Lubitsch multiplie déjà les touches de lubricité. Elles surgissent dans les quiproquos en cascade qui résultent d'une mobilité des individus entre les places à devoir occuper. Par exemple, le gentleman aguiché par Alice et dont les grimaces libidineuses lui apparaissent à travers un miroir se fait passer pour son mari afin de lui éviter des rumeurs, et finit même en prison par le remplacer. Le cinéaste sait jouer aussi d’effets de répétition (Alex drague au bal masqué princier Mizi puis drague Alice sans même les reconnaître) et de correspondance (Mizi et le gentleman dragueur, d’abord montrés dans des voitures séparées, finisseen ensemble dans la voiture les menant vers de nouvelles aventures).

 

 

Variation parmi d’autres du modèle shakespearien de La Comédie des erreurs (pièce de jeunesse elle-même décalquée des Ménechmes de Plaute), La Joyeuse prison témoigne déjà de l’importance lubitschienne d’un authentique « paradigme indiciaire » (pour paraphraser l’historien Carlo Ginzburg). Motivant mésinterprétation (Alex est trompé par ses propres tromperies) et équivocité (Alice sait qu’elle ne veut pas toujours savoir ce que fait Alex), ce paradigme de l'indice donne au monde muet des objets un surcroît de brillance signifiante même si toujours flottante et ambivalente. Certes, le paradigme indiciaire frotté aux leçons décisives de A Woman in Paris – L’Opinion publique (1923) de Charlie Chaplin alimentera des fusées allant plus haut dans le ciel en traversant les tréteaux de la censure et la stratosphère du subtil, avec des films comme Trouble in Paradise (avec le cendrier en forme de gondole), Design for Living (c’est l’importance des smokings), That Uncertain Feeling – Illusions perdues (1941) avec son chien et ses hoquets, enfin To Be or Not to Be (où un décor de théâtre ressemble à s’y méprendre à un bureau de la Gestapo).

 

 

 

Mousser en glissant sur la brillantine des apparences

(propreté, impropriété)

 

 

 

 

Le brillant de la signifiance n’est au fond que celui d’une danse mondaine des apparences. Le brillant est une brillantine, montée ici comme des œufs en neige sur le mode d’une centrifugeuse des plaisirs. La vérité profonde de la danse mondaine des apparences, moins platonicienne que nietzschéenne, consiste à en maîtriser le jeu plutôt qu’à les traverser et c'est pourquoi la profondeur de champ intéresse si peu Ernst Lubitsch. Le passage de l’objet à sa qualité symbolique de signe est un plaisir toujours risqué, indexé sur des lectures distinctes et antagoniques qui vont d’ailleurs jusqu’à inclure le spectateur lui-même, invité à entrer dans la ronde des plaisirs (comme ici celle des patineuses lors de la soirée costumée). La danse des plaisirs est celle des interprétations avec des avances de savoir qui peuvent se renverser en retards selon les informations réceptionnées.

 

 

On rit qu’Alex échoue à reconnaître Mizi revêtue de la robe brillante et noire de Mizi, puis Alice à peine cachée derrière un loup. Mais on rit plus fort encore quand Mizi s’entiche d’un vieux bourgeois quelque peu décati afin de pouvoir bâfrer à volonté, comme jamais. Et l’on rit autant quand à la fin Alice tire l’oreille d’Alex en prouvant à l’aide de son alliance volée ses écarts de conduite. Parce qu’elle est moins dupe de telles incartades qu’elle savoure en toute connaissance de cause le pouvoir qu’elle peut en tirer, l’exerçant sur un mari qui, pour sa part, ne le comprendrait que trop bien. Pour le couple bourgeois, les mensonges ne sont autorisés qu’à être échangés, rendus et partagés. Une économie symbolique qui remplit aussi des besoins matériels. Pour la domestique qui s’en va avec le gentleman dragueur de sa maîtresse, la soirée lui aura permis de remplir son ventre de mets que sa position de classe ne lui permettait pas d’apprécier.

 

 

La « Lubitsch Touch » a encore tout le temps de gagner en sophistication et en subtilité, subtilisant toujours plus des contenus graveleux pour n’en laisser briller à la surface que la mousse pétillante d’une signifiance toujours plus finement équivoque. En 1917, Ernst Lubitsch expose une manière dont le brio repose plus frontalement que dans la suite de l’œuvre sur les ponctuations de touches lubriques. Il faut glisser sur les apparences comme la lubricité appelle étymologiquement un état des choses glissant. Et glisser invite la valse des plaisirs à l’épreuve de la friction des jouissances, la propriété des uns (goûté par des bourgeois propriétaires, ces biens nés) butant sur l’impropriété des secondes (partagés par quelques prolétaires, ces malpropres). Jusqu’à faire coïncider malpropre et impropre quand Mizi passe et repasse son bout de pain dans son fond d’oie parce qu’elle a faim. Ou bien quand l’as de cœur manquant d’un jeu de cartes lors d’une partie entre prisonniers (on y voit le co-scénariste Hanns Kräly) n’est retrouvée que collée sur le postérieur de l’un d’entre eux.

 

 

L'impropriété est saleté pour les propriétaires qui ont le goût de la propreté et de la propriété. Le brillant des apparences, cette brillantine, est le lubrifiant d'une mondanité obsédée de lubricité.

 

 

Lundi 17 avril 2017


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