La Parade de Taos (2009) de Nazim Djemaï

L'or de l'amour, à la dérobée

Naissance russe à Leningrad en 1977, enfance algéroise, formation aux Beaux-Arts de Paris, deux grands prix au FID-Marseille et Blois en dernière station : le 14 juin 2021 un homme est passé. Il avait 43 ans, à bas bruit il est passé.

 

Nazim Djemaï est un cinéaste qui compte et son importance n'avait d'égale que sa discrétion. Ses films, rares et beaux comme tout ce qui importe, ont un tact fou, celui de prendre le temps qu'il faut pour le perdre en le redonnant au spectateur, dans la juste mesure entre le pas de la vie qui est irrémédiable et celui du désir qui est indestructible.

 

C'est le cas de La Parade de Taos, ce blason qui est un bouclier pour la beauté, en faisant que l’amour soit l’incommensurable secret dont se soutient toute image digne de ce nom, un or à la dérobée.

 La juste mesure,

 

entre le pas de l'irrémédiable et celui de l'indestructible

 

 

 

 

 

L'ours a toujours été roublard mais la rondeur hirsute est l'enveloppé de la fêlure, sa fourrure. Nazim Djemaï est un obsessionnel qui tourne autour d’obsessions dont le trou est partout, à la margelle de ses images comme au fond du puits creusé pour y puiser la matière, noire et blanche, stellaire et intersidérale, de ses visions, nuits blanches d'hiver qui sont aussi des jardins secrets.

 

 

 

Une obsession aura été pour lui celle de la juste mesure (ce mot, il y tenait comme à la prunelle de ses yeux), qui est une question de distance et de respect, une affaire de grands sauts dans l'inconnu des êtres, et d'écarts infimes constitutifs des plis de leur mystère. La juste mesure est un autre nom pour ce tact en vertu duquel les êtres, ceux qui sont filmés, ceux qui les ont filmés et les spectateurs qui les regardent à leur tour, se touchent mutuellement sans se blesser ni percer leurs secrets.

 

 

 

Un contact à distance pour parler comme Maurice Blanchot. Une touche, des affleurements qui font voir dans les images près desquelles le néant séjourne l'impénétrabilité des êtres : un tact fou.

 

 

 

Le tact est fou en effet quand la juste mesure est, indiciblement, l’indice de l’incommensurable. La juste mesure est comme un tempo rubato dont lui aura parlé le docteur Jean Oury, le fondateur de la clinique La Borde qui a abrité depuis 1953 la grande expérimentation de la psychothérapie institutionnelle. Le rubato : ce terme indique au pianiste de l'époque romantique, ainsi Chopin, qu'il peut varier les vitesses d'exécution des notes indiquées par la partition. Le rubato est un nom du secret que souffle aussi le titre en langue inuktitut de son tout premier film, qui disait déjà tout et qui continue de le dire aujourd’hui alors que le jour est tombé sur nous : Nawna, Je ne sais pas.

 

 

 

Nazim Djemaï, on ne sait pas, on ne sait jamais. Jardins et asile, botanique et clinique, déserts d'ailleurs et d'ici auront été ses lieux pour y errer et s'y enchevêtrer. Pour citer Fernand Deligny, comme Nazim Djemaï un ami de La Borde et de Jean Oury, les « lignes d'erre » constituent dans ses films un « lieu-chevêtre » accueillant « ce quelque chose en nous qui échappe au conjugable ».

 

 

 

 

 

Un blason, un bouclier

 

 

 

 

 

Entre deux grandes ailes documentaires, un premier long Nawna (je ne sais pas...) (2007) tourné dans l'arctique canadien en quête des traces de sa naissance (mythique) avant sa (re)naissance (biographique) et un second, À peine ombre (2012) tourné dans la clinique La Borde à Cour-Cheverny où s'y soigner est l'affaire de tous ceux qui ont le désir de fabriquer leur propre schizophrénie, La Parade de Taos. Ce film compose, entre les ruines romaines de Tipaza et ces autres ruines que sont les jardins publics algérois, de quoi fourbir le blason noir et blanc dédié aux amours secrets et aux sexualités proscrites, ces fruits défendus qu'il faut défendre contre la société.

 

 

 

La fiction, seule et unique, est un blason, oui, un blason. Comme un poème court décrivant au 16ème siècle une partie de l'anatomie de l'aimée, par exemple un épigramme du poète Clément Marot, le Beau Tétin (1535). Le poème est aussi un écu, un bouclier comme celui d'Athéna qui pourrait bien en réalité cacher dans son dos un documentaire que la fiction protège. Un documentaire qui, autrement, aurait été impossible à tourner à Alger si le masque de la fiction ne l'y avait pas autorisé par la bande, de biais. Le tempo rubato fait entendre la dérobade, dit la dérobée.

 

 

 

Déposé sur les sels d’argent de la pellicule, tourné en noir et blanc, dense et fugitif (c'est d'abord une nouvelle de Messaoud Djemaï), La Parade de Taos est une pure offrande faite à Amal Kateb en femme vaincue mais sûrement pas défaite. C’est le sens de sa parade, qui dit autant la parure (le visage est un masque) que la parade (comme on pare une attaque). Et l’héroïne, cette paonne en bute à la panne symbolique de toute une société (Amal Kateb est actrice, réalisatrice, psychanalyste aussi), d’être une sœur mutique d'une autre sorcière, la chanteuse d'origine berbère Taos Amrouche.

 

 

 

Dans La Parade de Taos, les blancs attrapent un soleil qui tape aussi dur et fort que l’œil de la loi quand les noirs sont les grains de beauté des plans qui miroitent, la fragmentation protégeant de la sidération. Avant l’à peine ombre de la folie à laquelle il est si difficile d’échapper, la pénombre est celle des secrets qui frémissent en lisière des images. Avec les signes cryptiques qu’on s’échange dans un bus comme un trafic clandestin (une barre de chocolat avec le geste du pickpocket), à l’orée des feuillages (l'ombre d'une feuille comme une main posée à distance sur la poitrine), à la dérobée de la police des mœurs (comme Mouchette se cachant des braconniers), dans la proximité hérétique avec les autres animaux, nos parents (les singes le sont ici pour les femmes douces). Même quand des enfants qui n’ont jamais été innocents en prolongent par leurs rires et quolibets la férocité, réelle et sacrificielle, qui fait écho à la marmaille de Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni.

 

 

 

 

 

 

Un jardin de roses blessées

 

 

 

 

 

La Parade de Taos ouvrirait peut-être une grande série sur les jardins algérois qui est une belle diagonale du grand cinéma algérien récent, suivi par Tarzan, Don Quichotte et nous (2013) de Hassen Ferhani, la parenthèse inspirée de la nouvelle Le Gardien issu du recueil La Ceinture de l'ogresse de Rachid Mimouni dans Bienvenue à Madagascar (2015) de Franssou Prenant, Le Jardin d'essai (2016) de Dania Reymond. Le jardin de Nazim Djemaï a été composé de fragments trouvés dans le parc de la Liberté (ex-Parc Galland) où a été tournée une partie de Bîr d'eau. A Walkmovie (2011) de Djamil Beloucif, le parc Beyrouth et le jardin zoologique Ben Aknoun (un seul plan du jardin d'essai du Hamma l'a été mais de loin parce, alors en travaux). Tous ces films, et l'on pourrait aisément leur ajouter ceux d'un ami libanais, Ghassan Salhab, héritent en cinéma du grand recueil poétique du persan Saadi en 1259, Golestan, ce jardin de roses moins périssables que sont les poèmes dont les pétales sont des feuilles, et qui sont désormais aussi des plans de cinéma.

 

 

 

Parmi les roses de La Parade de Taos, il y a des amours blessés, des plaies qui sont des larmes qu'un voile fait passer dans la magie du changement de point du miroir d'une salle de bain au visage qui s'y regarde (le plan est sublime). Le double de Taos pourrait être alors cette femme qui parle avec l'arbre qui est son amoureux dans une scénographie tout à fait straubienne. Il y a encore ce crachotement qui parasite par intermittence la bande-son, bruit ambivalent du contrôle social et des pensées fugitives. Il y a également ces étranges faunes qui sortent des herbes hautes et des fourrés, animaux cousins de ceux du douanier Rousseau qui témoignent qu'il y a plus d'une sexualité dont l'interdiction oblige à la clandestinité bricolés de ses rapports (la séquence des garçons est culottée).

 

 

 

Il y a pourtant un amour qui ne coule pas en passant au-dessus de la ligne de flottaison. Sa ligne d’erre est une résistance à la noyade de la crise du logement qui fait la vie dure aux amoureux et du contrôle social imposé par le bigotisme et le conservatisme religieux. Elle affleure à la surface du dernier plan, imperceptiblement. Dans les paroles cryptées d'un vieux couple sourd-muet assis sur un banc, le secret d’un amour intraitable s’expose ainsi sans être percé. Il aura fallu un sens fou du tact pour faire que l’amour soit l’incommensurable dont se soutient toute image digne de ce nom. L'or de l'amour, à la dérobée.

 

 

 

9 septembre 2022


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