L'Âme sœur – Höhenfeuer (1985) de Fredi Murer

L'edelweiss est une étoile mystérieuse

L’Âme sœur est perché tout là-haut, à flanc des Alpes, à fleur de peau : un film edelweiss.

Le film de Fredi Murer commence sous les auspices d'Hésiode, version suisse des Travaux et des jours. Jours et travaux se succèdent comme les plaques de schiste que l'on casse et empile pour les rituels de passage masculins qui permettent aussi de retenir la déclivité d'un paysage de montagne. Il s'agit bien de retenir ce qui pourrait bien s'effondrer sous les coups de boutoir de l'irascibilité, ce legs familial maudit que les pères transmettent aux fils.

 

 


Suisse ou pas, la Grèce aura toujours été là, dans les anfractuosités de la montagne quand elles s'engorgent des premières neiges de l'hiver qui font le catafalque des parents dont la mort accidentelle libère les enfants de la faute. En accueillant la tragédie antique, le paysage helvétique se désolidarise ainsi de la tradition germano-alémanique des films de terroir et de montagne, Berg films et Heimat films. Neiges et brumes arrachent la vallée de son site pour la faire flotter dans un nuage de mystère, autre zone grise que la ville moderne dépeinte dans le méconnu Grauzone (1979).

 

 


Le nid des enfants dont l'amour a fait en toute innocence la mort de leurs parents est un berceau de cristal, un autre lit perdu dans le cosmos depuis celui des Enfants terribles de Melville et Cocteau.

 

 


L'Âme sœur est une étoile d'argent, une fleur rare des sommets : un film edelweiss, offert aux amours dont la pureté est un mystère.

 

 


Le film de Fredi Murer est une étoile mystérieuse pour autant qu'il indique au cinéma que le mystère est ce dont son art est encore capable. Le mystère est une initiation et ses initiés d'en garder le silence. Le mystère invite au silence qui recoupe déjà celui du Bouèbe, fils sourd-muet dont le handicap provoque la fureur en déliant la transgression du verbe qui en dirait la faute. L'inceste est en effet vécu comme tel, dans une innocence immédiate et sauvage pour le Bouèbe, plus difficilement conquise pour sa sœur Belli.

 

 

 

En ses éclats schisteux et mutiques, l'inceste est ainsi rappelé au noyau dur et alpestre de son mythe. Et l'alliance sororale-fraternelle de renouer alors avec une blanche innocence, pré-adamique.

 

 


D'un côté, l'innocence protégée de la faute autorise à innocenter des paysages pris dans les glaces dans le folklore d'une idéologie conservatrice. De l'autre, elle permet à Fredi Murer de réaliser l'impossible avec un film héritant des chefs-d’œuvre du cinéma muet suédois, évidemment Les Proscrits (1918) de Victor Sjöström.

 

 

 

Plus deux signes (le Bouèbe alterne les grimaces, sa mère est asthmatique) adressés de l'autre côté de la montagne, d'un canton l'autre, au premier des helvètes underground. Jean-Luc Godard avait en effet demandé à l'enfant terrible Jean-Paul Belmondo de faire exactement la même chose dans A bout de souffle.

 

 


L'Âme sœur, le titre français dit moins ce que son titre original éclaire d'une étrange lumière : Höhenfeuer, c'est le feu des hauteurs, celui qui participe des célébrations de la tradition ou bien prévient les voisins du danger qui vient. Le feu des hauteurs est celui qui attise le corps du frère et de la sœur, l'embrasement de cœur des enfants innocents. Le feu est celui de la montagne elle-même, son secret dont héritent ses gardiens qui l'auront redécouvert sans l'avoir jamais fait exprès. Le grondement fantastique dans la montagne, qui se ferait d'abord entendre comme la voix apocalyptique du dieu vengeur qui pourrait réanimer les parents morts, vaut surtout pour l'étonnement des amours dont l'innocence est un ébranlement, désencastrées du continent de la faute.

 

 


L'infans est l'enfant mutique et son silence est mythique. Et l'enfance de propulser dans les cimes l'étrangeté et la sauvagerie de l'infans : étrangèreté, sauvagèreté. Ce qui fait silence quand nous aimons n'est pas un défaut de mots, mais la faille du mythe en nous.

 

 


Le feu sur les hauteurs est l'énergie cosmique dont l'edelweiss se nourrit. Faire un film aurait ainsi pour vertu de briser le schiste afin de baliser les sites des cairns indiquant l'existence d'une troisième aire, le foyer imaginaire d'un secret enfoui dans la pierre et dont l'origine est stellaire. Sur les hauteurs escarpées, frère et sœur sont muets. Ils n'attendent rien, comme des dieux helvètes et olympiens (Olympes et Alpes ont le même radical qui a donné albus).

 

 


Le verbe, lui, est ce qu'il reste aux spectateurs endeuillés, éloignés du mythe des amours purs comme, là-haut, une étoile d'argent peut scintiller mystérieusement.

 

 

30 décembre 2022


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