De Humani Corporis Fabrica (2022)

de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor

Le flair pour l'inventaire intérieur

Rendre au cinéma ce que la médecine chirurgicale lui aura emprunté, à savoir l'usage des caméras, c'est puiser dans l'imagerie médicale une force de transgression et d'excès qui manquerait au cinéma d'horreur en général.

 

 

 

Sur ce plan-là, Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel marquent à l'évidence un point mais son caractère décisif était connu d'avance : le documentaire bat à plate couture la fiction, à moins d'avoir l'inventivité figurative d'un Giger ou figurale, orgiaque et aorgique de La Chose de John Carpenter, quand ses images exposent ainsi l'intérieur des corps.

 

 

 

 

Freak Show

 

 

 

 

Le grand retournement des corps proposé par De Humani Corporis Fabrica se réduit pourtant à un strict inventaire intérieur. Chaque opération de valoir alors comme une performance sans transition, un show – le coup de sonde comme un coup de force. Accouchement par césarienne et retrait d'une prostate, opérations de la colonne vertébrale, du pénis et du cerveau, pose d'une prothèse oculaire et dissection d'un sein rongé par le cancer ou d'un placenta tout frais sont des numéros, un freak-show mené par un duo de bateleurs qui s'y connaît en monstres.

 

 

 

Avec Leviathan (2012), la pêche industrielle s'offrait en monstre mythique dégueulant du poisson à en vomir, tandis que Caniba (2017) jugeait bon de filmer ras la bouche un anthropophage gâteux et médiatique comme une omelette au légume asiatique. Entre les deux, moins connu et sûrement le plus intéressant, Somniloquies (2017) avait pour matière les rêves parlés de Dion McGregor, parolier et « sleep-talker », avec ses visions et ses délires, ses nains et ses extraterrestres, ses meurtres et ses orgies – tout un cirque qui ne dépareillerait pas chez David Lynch. Tout le cinéma de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor.

 

 

 

Munis pour l'occasion d'une caméra endoscopique fabriquée à leur intention et portant le nom de « lipstick camera », Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor jouent au docteur Maboul et, souvent, l'extraction de l'organe est un os qui fait bip-bip. L'emboîtage des tuyaux, couloirs des hôpitaux, pneumatiques et boyaux organiques a la métaphore systématique. Les séances dans une chambre mortuaire ou un service gériatrique sont, elles, hors sujet. Le discours sur l'état de maladie avancée du corps médical est vite expédié, afin de laisser éclater le vrai sujet lors de la séquence finale, fresque murale carnavalesque et pornographique reniflée sur le Blue Monday de New Order.

 

 

 

La chirurgie est un festin pour les yeux, c'est une fête de la transgression, une orgie néo-païenne, un carnaval post-moderne. Pour les autres, c'est une nef des fous. Et tant pis si ces derniers sont filmés, morts-vivants évoluant entre chambres et couloirs, comme le sont des organes malades ou des tissus nécrosés.

 

 

 

 

Le blair des taupologues (myopie instantanée)

 

 

 

 

Lucien Castaing-Taylor collabore avec Véréna Paravel au Sensory Ethnography Lab (SEL) de l'université de Harvard qui travaille à allier arts visuels et anthropologie afin, dit son fondateur, d'extraire le cinéma documentaire d'une raison graphique et d'une culture de l'écriture qui font du tort au rendu des expériences vécues. Ils apparaissent surtout comme des « taupologues », mais pas au sens où Daniel Bensaïd entendait la « taupologie », ce néologisme qu'il avait inventé comme un essai d'investigation afin de savoir ce qu'était devenue la taupe de l'Histoire chère à Marx.

 

 

 

Les taupologues poussent un cran plus loin la caméra vidéo inventée par Aaton et que l'on surnommait alors la « paluche » en passant de la main au nez. Filmer consiste en effet à avoir la truffe humide et dressée, qui regarde moins qu'elle renifle, furetant pour fouiner, plongeant les narines dans un magma de matières, de formes et de couleurs ayant la saveur exquise des horreurs logées dans les chairs cellulaires et cliniques de l'AP-HP.

 

 

 

L'abjection, qui balance sans synthèse entre répulsion et fascination, est une passion terrible, l'inassimilable issu des corps qui révulse les esprits, l'intraitable déchet qui bouscule les limites culturelles en soulevant les cœurs. On ne joue toutefois jamais avec l'abjection sans être entièrement immunisé contre le risque d'avoir les organes souillés, des paluches au nez.

 

 

 

« À chaque moi son objet, à chaque surmoi son abject » disait Julia Kristeva qui en savait un bout sur le sujet. Il ne s'agit pas d'objecter contre l'abject au nom d'un goût doublé du dégoût du goût des autres, mais de savoir si le dégoût n'est pas la norme nouvelle du bon goût à l'ère du triomphe obscène du surmoi.

 

 

 

La caméra a beau jeu pourtant d'avoir pour nom celui d'un rouge à lèvres, le maquillage du cinéma d'horreur, de la danse macabre et de l'expressionnisme abstrait tombe sous le nez d'artistes qui ont flairé un bon coup. Sauf que le privilège du blair est aussi l'assurance d'une myopie instantanée, même s'ils rêvent fort d'avoir l'œil cyclopéen d'Antoine d'Agata.

 

 

 

Moyennant quoi, aucun égard n'ira au fou dont la maladie n'est qu'un numéro de plus, aucun égard non plus pour le placenta oublié dans son rôle d'ange gardien durant le séjour utérin, et pas davantage pour le chien, le berger allemand dont le flair ouvre en sentinelle le chemin du film en ayant justement la truffe dressée.

 

 

 

Le flair des bateleurs qui jouent au docteur Maboul les voue alors à concevoir des films comme autant de cabinets de curiosités. La dernière curiosité, l'ultime obscénité reviendrait peut-être aux curieuses vanités abritées par l'art contemporain quand la souffrance des uns, malades et médecins, donne aux autres, le blair dressé et la vue si courte, l'occasion de petites jouissances esthètes.

 

 

 

13 janvier 2023


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