Subtil – le cinéma de Mehdi Benallal



Dire que Mehdi Benallal est un cinéaste subtil est une proposition fausse parce que elle est seulement à moitié vraie. L’ancien étudiant de la fémis diplômé en 2003, qui a été assistant de Jacques Rivette sur Va savoir (2001) et Le Streghe, femmes entre elles (2009) de Jean-Marie Straub, ne le dirait pour sûr jamais ainsi. Auteur d’une demi-douzaine de courts-métrages depuis dix ans (montrés au Réel comme à Béjaïa), pigiste cinéma pour Le Monde diplomatique depuis 2010, fort d’une expérience de producteur avec Triptyque Films entre 2013 et 2017 incluant La Liberté (2019) de Guillaume Massart, le réalisateur subtil ne l'est en réalité vraiment, absolument, que parce que son souci consiste non seulement à être subtil mais à avoir le subtil pour objet, désir et projet.

 

 

Le cinéaste subtil l'est du subtil. Ses films vibratiles témoignent pour lui et pour le subtil qui se montre sans se dire.

 

 

 

Tissé fin

(subtil, subtilité, subtilisation)

 

 

 

Le subtil se comprend avec Mehdi Benallal selon un processus qui relèverait de la triade hégélienne. Subtil, subtilité et subtilisation désigneraient précisément les trois moments qui, dialectiquement, avèrent la construction du subtil plutôt que la seule caractérisation d'un style. Certes, il y a le subtil qui dit toujours déjà, a minima, la finesse d'un regard, la délicatesse d'une sensibilité accordée aux manifestations d'une douceur qui n'est cependant pas antinomique à la fermeté de la pensée. La finesse du trait est incisive, sa douceur y vérifie également l'implacable souveraineté d’un geste qui allie l’éthique à la critique. Mais le subtil qui indique une éthique, une posture au principe de prises de vue et de son comme autant de prises de position, ne suffirait pas s'il n'entrait pas aussi en relation dynamique avec les autres moments dévolus aux questions spécifiques de la subtilité (d'où se déduit une esthétique) et de la subtilisation (qui engage une politique de cette esthétique). L'éthique du regard subtil a la subtilité pour vérité esthétique, au sens où le geste a le désir de dévoiler ce qui se trame sous la surface des choses sans jamais la forcer. Le cinéaste subtil retrouve ainsi le secret étymologique de la subtilité dont le noyau signifie radicalement ce qu'il y a sous (sub) la toile (tela).

 

 

Le subtil tisse fin en témoignant d'une profondeur tramée des choses sans jamais déchirer leur surface. Le tissé fin des plans privilégie alors le plan fixe, ainsi que les objectifs moyens, parfois le panoramique pour seul mouvement de caméra qui, en tournant autour de son axe, tient la position du pied sans rompre avec elle. Le subtil tisse fin quand il filme, visant la profondeur textile du monde sans jamais en entamer les surfaces qui en trament la consistance.

 

 

 

Subtilisation, double offuscation

 

 

 

Les émotions sont, dans les films de Mehdi Benallal, de poignantes épiphanies qui ont la qualité vibratile nécessaire à l'expression sensible de la subtilité, qui est comme on l’a dit une éthique autant qu'une esthétique. Mais il manque le dernier moment de la triade hégélienne caractérisant le geste du cinéaste tissant fin quand il témoigne pour une profondeur sensible et accessible sans briser la surface, lorsque le subtil qui désire la subtilité voit qu'il y a aussi et enfin subtilisation. Ce n'est plus seulement une qualité (éthique) du sujet filmant ou la vérité (esthétique) d'un rapport au monde qui est suturé à une pensée du cinéma, c'est la critique, subtile dans son didactisme, d'un processus imperceptible glissée sous la trame des choses. Il y a des réalités, des situations, des vérités qui ont été subtilisées, autrement dit dérobées à la sensibilité parce que reléguées et évacuées, sous-exposées et minorées en raison de configurations et de dispositions précises et spécifiques. Qui, parce qu'elles relèvent toujours d'un ensemble intriqué de rapports de pouvoir, engagent des violences en induisant des injustices.

 

 

Il faut être en effet bien subtil pour ne pas se suffire de la seule subtilité et en radicaliser les enjeux esthétiques pour se faire pensée critique et politique de la subtilisation.

 

 

La subtilisation se comprend ainsi comme une offuscation. Elle l'est même doublement. L'offuscation comme obscurcissement qualifiant la subtilisation des réalités donne ombrage aussi, la subtilisation masquée et offusquée blesse en renforçant l'injustice d’une violence dérobée et déniée. La difficulté tient ici dans une subtilisation qui est une invisibilisation par elle-même échappant au visible, une invisibilité au carré de la subtilisation. L’offuscation subtilise des vérités en se subtilisant elle-même : l’offuscation est redondante, elle offusque transitivement et intransitivement. Qui alors pour en porter témoignage ? Qui pourrait faire voir ce qui été effacé et ne se voit plus ? Qui pour révéler l’offusqué dont la subtilisation offusque ? Témoigner subtilement de la subtilisation, c'est bien susciter les micro-événements vibratiles qui font sentir au spectateur la profondeur du réel sans lacérer la trame du sensible, c'est enfin redoubler d'efforts pour travailler sans forcer à l'éclaircissement des opacités ou l’intelligibilité des obscurités de notre temps, doucement et fermement.

 

 

 

Singularités quelconques, figures aimables

 

 

 

Du subtil à la subtilisation, le tissage se fait toujours plus fin, finesse éthique du geste, esthétique d'une profondeur tramée du monde saisie seulement à la surface vibratile des plans, critique des subtilisations ressaisies dans leur dimension politique d’injustice. La triade hégélienne est dialectique en ce qu'elle effectue une boucle récursive : le cinéaste est subtil parce qu'il témoigne sans forçage de l'offuscation qui se déduit des subtilisations, il est subtil parce qu'il articule l'universel abstrait de la subtilité à l'universel concret de la subtilisation, en partant d’exemples particuliers pour en tirer des cas ni individuels ni universels mais singuliers. Des singularités quelconques. Qui, seules et déterminées, ont pourtant la garde de l’être en tant qu’être. Un être soustrait de toute capture représentative, inclusive et exclusive, un être destitué de toute appartenance identitaire instituée, une puissance sans appropriation ni propriété. L’être comme impropriété plutôt que généricité, la puissance comme impuissance au sens d’une puissance de ne pas : « l’être tel que de toute façon il importe » (comme l'écrit Giorgio Agamben dans La Communauté qui vient, éd. Seuil-coll. « La Librairie du XXIe siècle », 1990, p. 9).

 

 

Des singularités quelconques dont l'être importe tel quel, comme une puissance de désœuvrement de toute identification et représentation, ce sont les quatre amis conteurs de leurs songes contaminant subtilement les vues Lumière du réel dans Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu (2011), le garçon qui se souvient avoir été dans son enfance subtilement racisé dans l'autobiographique Bois d'Arcy (2013) ou l'autre qui voudrait dans une ville inconnue retrouver la maison d'une promesse d’amour dans Le Retour à Sceaux (2010), les étudiants d'une soirée germanopratine dérivant subtilement vers le fantastique avec La Main bleue (2015) et la vieille dame au communisme fidèle et imperceptible dans l’autrement autobiographique Madame Baurès (2019). On ajoutera les amis qui aident pratiquement à faire les films, par exemple Christophe Clavert, Sylvain Maestraggi et Adrienne Bavière. Des amitiés solides et des rencontres de passage, des ritournelles d’enfants et des enfances blessées, de grises cités d’Île-de-France (Sceaux et Bois d'Arcy, Arcueil et Cachan, Vincennes et Saint-Mandé) et les traces volatiles de malheurs discrets, de hantises secrètes ou de rêves inaboutis, voilà les grandes configurations qui permettent de faire apparaître des singularités quelconques. Et toutes se voient relevées depuis les processus d'invisibilisation qui les affectent et les oppriment sans pour autant leur offrir une représentation à valeur identificatoire et institutionnelle. Toutes forment au contraire une communauté sans appartenance, en puissance, tissée finement, mais seulement dans l'intervalle vibratile des films qui, comme l'image définie par saint Augustin, n'a pas de lieu propre.

 

 

Parce que les singularités quelconques sont désirées dans leur être tel quel, telles qu’elles sont et désirent leur propre impuissance, Giorgio Agamben les qualifie d’aimables (opus cité, p. 11). Si certains sont critiquables, les personnages de Mehdi Benallal sont, sans exception aucune, tous aimables.

 

 

 

Paradoxes

(le racisme subtil, le communisme subtil)

 

 

 

Premier paradoxe : Bois d'Arcy a pour objet le racisme subtil. Second paradoxe : Madame Baurès a pour objet le communisme subtil. Il est d’ordinaire convenu de voir dans le racisme ou le communisme des réalités sociales et historiques molaires et massives. Sauf que Mehdi Benallal procède autrement, subtilement. Il y a des racismes dont les expressions sont épaisses quand leur bêtise force la violence d'une volonté de pouvoir. C’est une croix gammée graffitée et c’est une autre retenue dans la mémoire du narrateur, c’est une affiche suprémaciste et et ce sont des insultes visant l’enfant dont les parents ont décliné l’invitation des voisins. D'autres expressions se veulent plus subtiles pourtant quand elles trament dans les relations de bon voisinage d'une banlieue pavillonnaire pour classes moyennes les discrets rappels à l'ordre de distances impossibles à franchir. L’amitié qui cesse quand l’ami découvre que le sien a un père algérien. La peine retenue de ce dernier, la discrétion et la pudeur du père humilié, figé dans la mémoire comme un épouvantail éternel, subtilisé, dont l’absence témoignerait obscurément des blessures profondes causées par un racisme banal, banalisé. Bois d’Arcy, la toponymie dit vrai, arsis signifie en vieux français « bois ou terre brûlé ». Bois d’Arcy, une îlot miniature donnant sur une terre brûlée au-dessus de laquelle tournoient de noirs oiseaux de proie. La cité d’un non-lieu il n’y a aucun espoir de retour.

 

 

Le regain contemporain du racisme doit se comprendre aussi comme la réponse réactive au fait que, en milieu bourgeois et cultivé, les racisés ressemblent de plus en plus aux racistes. Et les seconds pour se distinguer des premier doivent y aller alors dans le registre du narcissisme de la plus petite différence. La gamme de signes vexatoires et leur nuancier qui est un dégradé de manifestations patentes et latentes entretient ainsi le creusement d’écarts sociaux à l’aide des petites touches du presque rien qui sont pour l’offensé les pointes effilées du presque tout.

 

 

La réalité subtile d'un racisme dédoublé, à la fois molaire et moléculaire, la délicatesse du jeune homme à l’enfance blessée montre que le présent l’offusque, sa mémoire comme subtilisée. Aucune trace pour témoigner que le racisme tue subtilement aussi, indirectement et imperceptiblement, avec des mots et des regards autrement qu’avec des coups de poing. Rien qui montre que le racisme fait insensiblement disparaître ses victimes, qu'il les subtilise. Il revient alors à la voix off du narrateur qui est celle du réalisateur, doucement mais fermement et avec la même fermeté que les cadres fixes et les panoramiques brossés rapides, de faire surgir les vibrations de profondes blessures vécues à la surface d'un monde social propret, lisse et policé. D’autant que l’intelligibilité d’un vécu personnel s’énonce ici sans ressentiment aucun, elle montre au contraire que la singularité quelconque tient à son amabilité autant qu’à sa subtilité. Mais le mal est fait, irrémédiable. Et le site des archives du film, même constellé de noms de rues empruntés à des réalisateurs prestigieux (Charlie Chaplin, Erich von Stroheim, Jacques Tati), voisine de trop près l’une des plus grandes prisons du pays peuplée d'autres subtilisés. Mine de rien, Bois d'Arcy trouverait légitimement à s’inscrire dans les parages de la série cinéphile des films hollywoodiens qui voient dans la banlieue pavillonnaire un cauchemar hypocrite et climatisé, de L'Ombre d'un doute (1943) d'Alfred Hitchcock et The Stranger – Le Criminel (1945) d'Orson Welles à Edward aux mains d'argent (1990) de Tim Burton et Blue Velvet (1986) et Twin Peaks : Fire Walk With Me (1992) de David Lynch en passant encore par Les Femmes de Stepford (1975) de Bryan Forbes, Halloween (1978) de John Carpenter et Serial Mother (1994) de John Waters. Le court-métrage de Mehdi Benallal étant enfin, par le biais de chemins très éloignés, étonnamment proche au fond, concernant spécifiquement la perspective à la fois empirique et sociologique d'un racisme subtil, de Get Out (2017) de Jordan Peele.

 

 

Le communisme subtil, c'est le grand désir de Madame Baurès qui, subtilement, compose l'image dialectique nécessaire à ajointer le souvenir de la francilienne aimable rencontrée par hasard à 18 ans et la statue de la République des conseils hongroise reléguée dans la réserve du Szobor Park de Budapest. Contre l'opinion hégémonique du communisme dont les preuves de l'échec massif se partagent depuis au moins trois décennies entre renégats médiatiques et bilan catastrophique de l'expérience soviétique, le fantôme de la disparue et la statue inerte s'accordent cependant à faire lever par montage l'image légère et revivifiée d'une idée de la justice et de l’émancipation méritant malgré les trahisons subjectives et historiques persévérance et fidélité. D’un côté, Raymonde Baurès manque à l’image mais la statue de l'ouvrier levé pour conquérir le ciel donne par montage le corps d’une présence à celui qui n'est plus. De l’autre, l’immobilité de la statue gardienne d'un communisme de type autogestionnaire et conseilliste, comme le titan Atlas ployant sous le fardeau de la voûte céleste, risque d'être rabattue et confondue avec l’enflure bureaucratique du stalinisme. Mais c'est comme si l’atlante sur lequel pèse l’échec communiste retrouvait aussi un peu de souffle et d'air frais, de légèreté soufflée à distance par la remémoration de l’existence de la disparue, militante anonyme et oubliée.

 

 

L'image dialectique relance subtilement la roue de l'Histoire mais la relance est dialectisée au carré, elle est celle de la « dialectique à l'arrêt », qui marque toujours avec et après Walter Benjamin le désir urgent de stopper le train du progrès fonçant dans le mur de la prédation capitaliste et de son corollaire actuelle, la dévastation écologique. L’image dialectique présente aussi un beau bouquet d’épiphanies vibratiles : un tour de manège qui se souvient réflexivement du montage des attractions eisensteinien ; un camélia sous la pluie comme un cœur déchiré et le regard d’un chiffonnier scrutant par terre traces de l’or du ciel ; c'est enfin une boîte à musique dont la ritournelle redonne à L'Internationale l'enfance à laquelle nous invite la petite fille blonde dans le dernier plan du film, son regard bleu dans nos yeux.

 

 

Les petites gens disparaissent, les statues meurent aussi. Pas de trace. Ils n'ont pourtant jamais trahi le communisme. La subtilisation de cette non trahison par le consensus massif des représentations est une offense, une injuste offuscation méritant qu'un film la brosse à rebrousse-poil, subtilement. « Car le bien croissant du monde dépend en partie d’actes non historiques ; et si les choses ne vont pas pour vous et moi aussi mal qu’elles auraient pu aller, nous en sommes redevables en partie à ceux qui ont vécu fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes délaissées » : la citation de George Eliot clôt Une vie cachée (2019) de Terrence Malick. Elle sied tellement mieux au film de Mehdi Benallal, dédié sans ostentation à la vie cachée des statues allégées et des absents qui pèsent d'un poids de consistance aimable dont manquent tant de vivants.

 

 

 

Tarot, hasards objectifs, ralentir travaux

 

 

 

Le racisme subtil atteste que l'offense raciale peut avoir des nuances symboliques, verbales et proxémiques qui s'échelonnent selon la grille des positions sociales, et trament dans le discret pli des corps des chagrins mortifères quand ils ne sont pas mortels. Le communisme subtil avère qu'il y a des persévérances et des fidélités moins perceptibles que la surreprésentation spectaculaire des renoncements et des reniements. D'autres subtilisations paradoxales travaillent ailleurs et font vibrer le cinéma de Mehdi Benallal. La Main bleue présente un premier mouvement dévolu à tenir la ligne de crête d'une indistinction subtile entre documentaire et fiction, tissée le temps d'une fête improvisée qui pourrait s'apparenter à l'un des quatre rêves racontés dans Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu. Cette première subtilité tramée par le filmage d'une soirée entre étudiants parisiens fait doucement apparaître aussi la figure ambivalente d'un maître (il est le professeur de l'un des étudiants) dont l'autorité symbolique est discrètement neutralisée (on fait semblant de l'écouter, ses manières moelleuses le rendent un peu ridicules, ses citations sont un peu hasardeuses quand il attribue à saint Augustin l’hypothèse de multivers défendue par Nicolas de Cues, il dit aussi quelques bêtises, par exemple sur l'origine du mot barbecue ou avec le lapsus confondant le genre féminin avec l’espèce des furets). Le bonhomme n’est cependant pas moins aimable que les étudiants mais il y a un autre mouvement qui, dialectiquement, épaissit l’ambivalence réelle du maître qui, subtilement, arrive à charmer l'une des jeunes femmes présentes alors que l'aurore commence à poindre son nez.

 

 

La Main bleue commencerait chez Eric Rohmer (la référence aux tarots) pour ensuite remonter à Friedrich Murnau (le maître séducteur disparaissant à l’aurore) et Luis Buñuel (l’appartement piégé). À la fin d'un film discret, presque secret car peu montré, l'appartement est mystérieusement vide. La soirée est consommée, les lieux vidés, le dépeuplement achevé. Il n'y a plus personne, tous subtilisés. Le maître était un peu fat et vide mais il aurait aussi fait comme le vide autour de lui. L'autorité discrètement malmenée du maître ne lâche rien, c'est là sa subtilité et la jeunesse s'est vue incapable de repeupler le vide qu'il aura imposé sans forcer. Peut-être que dans d’autres mondes (moins extraterrestres que sociaux) le peuple manque également ou bien revient, il faudra voir. Un autre film de Mehdi Benallal encore en montage, Épi, se poserait bien en vis-à-vis plus comique de La Main bleue parce qu’il propose le tissage subtil d’une autre image dialectique reliant cette fois le documentaire sur des élèves-ingénieurs en robotique à la fiction d’une pédagogie débilitante (le professeur est hystérique, son élève bouffon).

 

 

Le rire se mêle ici d’une angoisse sensible, relative à la génération cybernétique des nouveaux « seigneurs de l’instrumentalité » dont la « macronie » nomme aujourd'hui le royaume déliquescent. De l'autre côté du monde, l'amitié est d'essence subtile avec les plans impressionnistes tournés en super 8 de Qui voit Ouessant (2007), davantage encore avec l'étrange limpidité oxymorique de Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu. L'amitié est subtile en effet quand elle passer entre ses quatre conteurs les signes volatiles des passions communes (le cinéma est un rêve commun) qui sont des hantises partagées (le cinéma rêvé quand il ne se réalise pas), plus quelques passeurs invisibles (l'ami réalisateur Christophe). Sa subtilité repose également sur de savantes constructions qui, apparentées au pont-aqueduc entre Arcueil et Cachan filmé selon différents points de vue et moments de la journée, magnétisent les apparences du cinéma direct, comme l'accent espagnol de la troisième rêveuse fait entendre le français comme une langue étrangère. Les narrations, en faisant sentir leurs écritures préalables, disposent d'une netteté qui, loin de contredire le matériau onirique, en prolongent au contraire les résonances en les tissant dans les somnolences assumées du spectateur qui peut alors vagabonder sous les arches du pont comme les côtes d'un dragon de pierre dont il serait comme un drôle de saint Georges. Ode subtile à l'amitié, Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu y voit un pont comme un milieu à plusieurs faces ou dimensions, autant qu'un ciel où passent les nuages des tropismes inconscients et du mouvement mystérieux des affects, dicibles et indicibles. Et, pour le dernier d'entre eux, un regard blond et bleu qui enchante, et porte en puissance l'enfance conclusive de Madame Baurès.

 

 

La main bleue appartient enfin à la figure de l'ermite dans le jeu de tarot. C'est une figure aimable de savoir et de prudence, de discrétion et de patience (il tient une lanterne de la main droite), qui sait devoir s'isoler pour travailler (en témoignent les plis de son manteau) et fait confiance à l'inconscient (il tient dans sa main gauche, la bleue, son bâton). Celui qui a la main bleue est, dans La Main bleue, moins le maître aimable et vide revêtu d’une chemise bleue qui fait le vide autour de lui que le non moins aimable cinéaste qui a la main pour tisser fin et tramer des images vibratiles. Le titre tarotique fait signe aussi vers Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu qui, celui-là, provient du recueil de poésie surréaliste Ralentir travaux composé en 1930 par André Breton, Paul Eluard et René Char. Celui qui a la main bleue touche à la profondeur textile des choses sans rompre ou forcer leur surfaces. Le subtil a en main des épiphanies vibratiles qui réjouissent autant que d’entendre en conclusion du Retour à Sceaux « She Took All the Money » de Black Francis. Le cinéaste à la main bleue se réjouit sûrement aussi d’une chanson issue d’un album intitulé Blue Finger comme des initiales partagées (MB) entre son nom et le titres de deux de ses films (Mehdi Benallal, Main bleue, Madame Baurès). Autres hasards objectifs dignes du surréalisme que l’on a mis du temps à comprendre. Ralentir travaux.

 

 

L'atout dans son jeu consiste pour le rêveur à la main bleue à savoir que le subtil exige de la subtilité qu'elle soit toujours engagée à vibrer des injustices de la subtilisation.

 

 

 

29 janvier 2020



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