"Cemetery of Splendour" (2015) d'Apichatpong Weerasethakul

Un sommeil royal

 

Théâtre des opérations militaire et terrain de jeu enfantin, creux et bosses, bulldozer et dinosaure, agitation industrielle et profondeur archéologique, information câblée et métaphores osées : la circulation moléculaire des signes échangés comme on se passe un ballon est ce qui autorise Apichatpong Weerasethakul à voir au-delà d'une visibilité assujettie aux seules formes molaires du pouvoir militaire.

 

 

 

Cemetery of Splendour est une lamentation poétique qui, comme le Lamento de l'excavatrice de Pasolini, berce le cœur de son auteur quand l'exil identifiera pour lui la Thaïlande à un « firmament mort » et le temps qui vient, passé loin du pays natal, à autant « de jours à jamais inaccomplis ».

Le lamento de l'excavatrice

 

 

 

 

Dans le recueil poétique Les Cendres de Gramsci (1957) de Pier Paolo Pasolini, brille, parmi d'autres splendeurs, un lamento, celui de l'excavatrice. Parfois traduit sous le titre de « la plainte du bulldozer », le plus évocateur Lamento de l'excavatrice jaillit depuis l'exil romain du poète frioulan après une condamnation avec sursis pour attentat à la pudeur, considérant désormais la terre retournée des vieux quartiers populaires de la capitale italienne progressivement démantelés, y voyant les premières ruines d'un peuple lointain mais aimé, essuyant désormais les coups de boutoir du boom économique et de la modernisation urbaine. On y lira entre autres ceci : « Pourquoi au fond de moi ce même sentiment / de jours à jamais inaccomplis, / qui émane du firmament mort / contre lequel pâlit cette excavatrice ? ». Et puis, plus tard, cela : « Un peu de paix suffit à révéler / au fond de ton cœur cette angoisse / limpide comme le fond de la mer / un jour ensoleillé. Tu en reconnais / sans pourtant la sentir, la douleur, / là, dans ton lit, poitrine, cuisses / et pieds à l'abandon, tel / un crucifié - ou tel Noé / ivre, qui rêve, et naïvement ignore / l'allégresse de ses fils, qui, eux, / les forts, les purs, de lui s'amusent... / désormais le jour est sur toi, / dans ta chambre comme un lion endormi ».

 

 

 

Un lamento désigne traditionnellement une composition musicale à la tonalité plaintive dont des exemples paradigmatiques ont entre autres été donnés par Claudio Monteverdi (le Lamento de l'Arianna tiré de l'opéra éponyme en 1608) et Luigi Rossi (la cantate intitulée Lamento della Regina di Svetia en 1632). Mais le lamento s'applique également en littérature, dès lors que s'y mêlent les registres du lyrique, du pathétique et du tragique.

 

 

 

A cet égard, Il pianto della scavatrice de Pier Paolo Pasolini dirait mieux qu'une plainte, c'est un pur lamento et Cemetery of Splendour le serait aussi. Le septième long-métrage d'Apichatpong Weerasethakul s'ouvre en effet après un long noir sur un plan d'excavatrice manœuvrée par des militaires retournant un bout de terrain de Khon Kaen, la ville de naissance du cinéaste. Plusieurs entretiens donnés par ce dernier le confirmeraient, Cemetery of Splendour serait le dernier film tourné par son auteur dans son pays d'origine, ayant arrêté la décision d'un exil surdéterminé par le mauvais infini du putsch et de junte militaire (depuis l'instauration d'une monarchie constitutionnelle en 1932, la Thaïlande aura connu en mai 2014 son douzième coup d’État). La métaphore pasolinienne du « firmament mort / contre lequel pâlit cette excavatrice » pourrait bien être revenue des limbes pour habiter comme un fantôme bienveillant l'ouverture d'un film qui s'appliquera, avec une modestie qui ne s'oppose pas à la plus extrême des ambitions, à rouvrir le champ de tout ce que le régime militaire s'efforce de refermer.

 

 

 

A quoi pourrait bien servir cette excavatrice, dont les bruits emplissent la bande-son alors qu'un long plan noir persiste tel le prolongement de paupières refermées sur un profond sommeil ? Il semblerait qu'une opération de câblage expliquerait probablement la présence bruyante et massive de cette machine mais, avec une aisance déconcertante dans la levée pulvérulente de la matière métaphorique, d'autres images viennent rapidement dédoubler une activité que l'on pourrait déjà réduire de manière structurale comme la mise sous tutelle militaire de l'information câblée. Comme un battement de tulles colorés et vaporeux balançant doucement entre voilement et dévoilement (une scansion habituelle des plans tournés par le cinéaste), l'excavatrice s'identifie à elle-même comme elle se sépare de son identité fonctionnelle pour faire signe vers autre chose. En ressemblant par exemple aux dinosaures en plastique environnant les lieux, tandis que son action de retourner la terre semblerait trahir une autre fonction que la communication sous la condition de l'armée – une fonction archéologique.

 

 

 

A la toute fin de Cemetery of Splendour, la terre remuée, avec ses creux et ses bosses et la poussière en suspension dans l'air, devient l'annexe du terrain de foot d'enfants qui s'y amusent en tapant le ballon. Cette vision-là oblige, dans le dernier plan du film, Jen (Jenjira Jongpas, complice du cinéaste depuis Blissfully Yours en 2002) à écarquiller les yeux, comme le lui aura conseillé la jeune médium Keng (Jarinpattra Rueangram) afin, dit-elle, de sortir enfin du rêve. Ce rêve d'une aventure archéologique déboîtant les circuits de l'information et de la communication afin de ressusciter notamment quelques monstres d'une enfance universelle pleine de joujoux (parfois grandeur nature), c'est une affaire de cinéma. C'est celle d'un film qui engrange et fait lever des images pour l'avenir d'un artiste qui se sait et se sent déjà en exil de la terre qu'il aura filmée.

 

 

Théâtre des opérations militaire et terrain de jeu enfantin, creux et bosses, bulldozer et dinosaure, agitation industrielle et profondeur archéologique, information câblée et métaphores osées : la circulation moléculaire des signes échangés comme on se passe un ballon, et qui se manifesterait encore autrement (par exemple à l'occasion de ce drôle de plan où des touristes ne cessent d'échanger à tour de rôle leur place dans un étrange ballet chorégraphique), est ce qui autorise Apichatpong Weerasethakul à voir au-delà d'un visible assujetti aux seules formes massives et molaires du pouvoir militaire. Et faire de cette moisson poétique un feu qui nourrira son cœur quand l'exil identifiera la Thaïlande à un « firmament mort » et le temps à venir passé loin d'elle à autant « de jours à jamais inaccomplis ».

 

 

 

 

Tubes, fluorescence, turgescence

 

 

 

 

La dimension archéologique de Cemetery of Splendour se prolonge dans une lente et patiente stratification des lieux objectifs, la verticalité temporelle de la stratification (au plus loin en amont du temps) se confondant avec la dédoublement imaginaire et onirique des lieux subjectifs (au plus loin en aval de son rêve à venir). Ainsi, une école désaffectée où Jen fut élève, rêvant d'amour avec un instituteur qu'elle comparait alors à Superman, sert d'hôpital de campagne provisoire le temps de l'achèvement des travaux de câblage, accueillant des soldats atteints d'une mystérieuse maladie du sommeil. Plus tard, Jen rencontrera sous la forme de deux jeunes femmes d'aujourd'hui deux déesses du Laos qui lui informent que l'hôpital repose sur des fondations oubliées appartenant au temps où des rois mythiques menaient des batailles qui ne l'étaient pas moins.

 

 

 

Sous l'hôpital lui-même condamné à terme, les ruines d'une école et, plus loin en amont où l'histoire et le mythe entrent dans des relations d'indiscernabilité, un cimetière royal (on pense bien sûr au cimetière amérindien sur les ruines duquel trône l'hôtel Overlook de The Shining de Stanley Kubrick en 1980) : la stratification induirait avec elle la révélation du noyau caché de la léthargie profonde affectant mystérieusement les soldats, ceux-ci étant sous l'emprise occulte des spectres des princes et rois qui pomperaient l'énergie des vivants afin de poursuivre par-delà la succession historique des temps des combats aussi mythiques qu'éternels. « (...) désormais le jour est sur toi, / dans ta chambre comme un lion endormi » : les lions endormis de l'armée proposeraient une autre poussée de sève métaphorique, mais la divergence des sens en affecte la puissance poétique.

 

 

 

D'abord, parler de poussée de sève c'est indexer l'épars de signes disséminés (une poche d'urine et l'étron d'une défécation, une bandaison sous la couverture et une jambe meurtrie et léchée jusqu'aux larmes, l'eau en gouttelettes suspendues par le roulement d'ailettes et la poussière soulevée par la terre remuée) sur une constellation au cœur de laquelle brillent, dignes de l'art de Dan Flavin, les lampes fluorescentes utilisées pour soigner les soldats. Avec la gélatine des couleurs montant jusqu'en haut des tubes, s'accompliraient ainsi les images d'une turgescence tous azimuts, d'une mise en branle généralisée du monde filmé en ses signes constellés afin que la sève du rêve finisse par recouvrir l'écorce de la réalité. Ensuite, l'hétérogénéité contradictoire des sens possibles se comprendrait selon l'hypothèse de quatre plans de consistance à la fois distincts et contigus jusqu'au poreux. Tantôt des puissances mythiques vampirisent, affaiblissent et neutralisent les forces vives du présent ; tantôt les spectres revenus de temps immémoriaux investissent et corrompent les figures typiques de l'unité nationale et de la « thaïfication » ; tantôt la sphère du sommeil et des rêves sous l'empire d'un imaginaire mythologique constitue le refuge inconscient où se retirent et s'abritent les dissidents inconscients d'un ordre qu'ils ne supportent plus ; tantôt le monde des vivants apparaît sous le joug de monstres difficilement représentables frontalement et qui métaphorisent la substance mortelle produite par la monarchie elle-même jusqu'au plus profond de la vie psychique de ses sujets. D'un côté, l'hétérogénéité des sens possibles soutiendrait stratégiquement une parade en raison de laquelle l'ambivalence des images permettrait de relativement neutraliser la censure nationale. Mais, de l'autre, cette multiplicité avère aussi une puissance strictement poétique et rhizomatique (à l'image des orchidées poussées dans des arbres, plantées par Jen et retrouvées par hasard depuis) en vertu de laquelle le sommeil et les rêves apparaissent comme le site, voire le siège tropical de forces contradictoires.

 

 

 

Forces archaïques tirant vers un passé inconsistant ou bien forces de résistance autorisant de se retirer de l'existant innervent le film d'Apichatpong Weerasethakul au point où s'effacent les procédures évidentes de schize fictionnelle et de bifurcation narrative caractérisant ses premiers films (en particulier Mysterious Object at Noon en 2000, Blissfully Yours, Tropical Malady en 2004 et Syndromes and a Century en 2006). Même si un long fondu-enchaîné (le seul et unique du film) entremêlant les escalators d'un labyrinthique multiplexe et la chambre d'hôpital induit au milieu de Cemetery of Splendour l'évanouissement accompli des frontières censées séparer le rêve de la réalité, la division s'impose moins comme fracturation dichotomique qu'elle pose l'approfondissement par strates et glissements successifs d'une réalité qui n'appartient en dernière analyse qu'au film lui-même.

 

 

 

En prolongement des dernières inflexions de l'œuvre (Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures en 2010 et Mekong Hotel en 2012), c'est une dynamique à la fois affinée et approfondie d'intériorisation d'un certain folklore figuratif et de dissémination par efflorescence de signes constellés du sens et des sens qui autorise enfin la métaphore à se fondre dans l'allégorie. Et, ce faisant, le « cimetière de splendeur » à valoir autant comme le portrait en creux, bosses et poussière de la Thaïlande actuelle (un pays où rêver induirait une forme de résistance, de fuite et de soustraction face au cauchemar objectif imposé par la junte) que le trésor d'images remontant du plus lointain de l'enfance et qu'emporte avec lui un homme qui, déjà, est en exil de son pays d'origine, écarquillant les yeux comme son héroïne non pas pour sortir du cauchemar mais pour tout retenir du rêve qui le parasite comme un ver.

 

 

 

 

Les ailettes de la dissémination

 

 

 

 

Mais la tristesse, si elle durera toujours comme le disait Jacques Chardonne, n'appelle pas en guise de « firmament mort / contre lequel pâlit cette excavatrice » le recouvrement mortifère d'un cimetière de splendeur. « Un peu de paix suffit à révéler / au fond de ton cœur cette angoisse / limpide comme le fond de la mer / un jour ensoleillé », la paix d'un cinéaste « tel Noé / ivre, qui rêve, et naïvement ignore / l'allégresse de ses fils, qui, eux, / les forts, les purs, de lui s'amusent... », quand des personnes rassemblées sous un préau sont intéressées par la crème vendue par une vedette de la télévision ou bien quand d'autres s'adonnent ensemble à un moment d'aérobic en plein air, une ritournelle pop pour en célébrer la simplicité. Il n'y aurait donc pas lieu que la tristesse l'emporte définitivement, quand la narcose contrarie l'incorporation de la jeunesse masculine dans l'ordre militaire et la profonde pénétration par le régime dictatorial de la vie psychique des citoyens thaïlandais, quand le peuple qui dort est aussi celui qui rêve d'un autre monde possible (et cette formulation induirait le rapprochement entre Cemetery of Splendour et Low Life de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval en 2011). Quand le fantasme au carrefour de la réalité scientifique et de la science-fiction d'une luminothérapie se répand et se propage pour affecter la nuit de tous les Thaïlandais et, par extension, la nuit de la salle elle-même où flotte l'esprit de spectateurs suspendus entre rêve et réalité. Quand, encore, les formes minoritaires (la langue dialectale parlée dans la région de l'Isan et le fond légendaire qui y est associée) s'agencent avec d'autres formes appartenant à l'imaginaire mondial (les dinosaures, la science-fiction) afin de prendre en tenaille le consensus national-étatique (dans Oncle Boonmee, une créature venue de John Carpenter et Star Wars invoquait le spectre des communistes massacrés durant les années 1970). Quand, enfin, se retrouve suspendu le moment où devrait retentir dans une salle de cinéma où l'on projette Iron Coffin Killers (une invention cocasse du cinéaste ?) l'hymne national et royal. Des propositions poétiques d'une force politique aussi évidente qu'hallucinante, et accueillies dans des séquences à la puissance filmique souveraine, recoupant en plans fixes, longs et larges la simplicité structurelle même des architectures où ils se déploient.

 

 

 

Surtout, Apichatpong Weerasethakul peaufine une esthétique en vertu de laquelle la division (d'abord une machine à ailerettes étrangement filmée en champ-contrechamp puis un plan large avec trois machines dont l'une qui ne marche pas, non pas une déesse du Laos mais deux, et puis une médium qui se fait le siège de l'âme d'un soldat endormi) s'accomplit dans le double registre de l'extension et de la dissémination. Jusqu'au point où, par exemple, le micro-cellulaire (une mitochondrie) et le macrocosmique (le soleil environné de nuages) cohabitent au sein du même plan, lui-même porteur d'une schize fondamentale (avec la part documentaire d'un côté et de l'autre l'effet spécial numérique). La maladie (tropicale), en quittant son régime strictement physiologique pour être déplacée et haussée au niveau du sublime allégorique, se comprend ici comme le symptôme organique d'une résistance psychique des corps en lutte face à un pouvoir (qui est « biopouvoir », voire « psychopouvoir » pour reprendre ici les concepts respectifs de Toni Negri et Bernard Stiegler dans leur relecture personnelle de Michel Foucault).

 

 

 

C'est aussi, comme on l'a dit, le sommeil comme maladie et la grâce tropicale et maladive de Cemetery of Splendour consiste à prendre soin de son spectateur avec une telle bienveillance que le film suscite, soutient et malaxe son propre sommeil. Avec des effets de synchronisation aussi insensés qu'hallucinants, dès lors que le sommeil du spectateur le guette au moment où, très exactement, Itt, le soldat sorti de sa narcose sous la protection de Jen, y retombe pour la première fois à la cantine. Voilà un grand film contemporain où le sommeil du spectateur n'est pas le symptôme d'un échec à le tenir éveillé mais le signe assumé d'une rêverie à demi-consciente où celui-ci, non seulement, réinvente et prolonge librement le film, mais aussi expérimente sur un mode réflexif son propre demi-sommeil.

 

 

 

C'est alors qu'Apichatpong Weerasethakul avère, à l'inverse d'une grande partie du cinéma actuel célébré dans les festivals les plus côtés, que son art est puissamment dissocié de toute volonté de contrôle et de commandement, cette dissociation ayant une valeur éminemment politique (quand, dans le récit, le commandement s'apparente directement à la junte militaire). La dissociation s'exemplifierait ailleurs, au sein même de l'archéologie, dès lors qu'arkhè signifie commandement et commencement, Cemetery of Splendour distinguant les deux acceptions en privilégiant la seconde en opposition à la première. Si le cinéaste était en effet l'égal d'un Noé et si son film en conséquence consistait en une arche, ce serait autant pour garder ce qu'il y a encore à sauver (la dimension psychique d'un peuple capturé par un cauchemar étatique) que pour scinder l'arkhè et, séparé du commandement, faire du commencement non pas un principe d'origine univoque et séminale mais de recommencement en perpétuelle dissémination.

 

 

 

Les eaux frissonnantes quand elles sont battues par les ailettes mécaniques ou les airs remués par de nombreux ventilateurs identifieraient exemplairement la ritournelle du commencement comme recommencement non pas séminal mais vouant l'origine à la ventilation et la dissémination.

 

 

 

 

Les yeux écarquillés

 

 

 

 

C'est pourquoi un fait divers datant d'il y a quelques années recommence sous la forme fictive d'une maladie du sommeil dont l'invention scénaristique est au principe de la levée des forces allégoriques du film. C'est pourquoi les restes d'une enfance ravagée par le temps (celle du cinéaste à Khon Kaen dans l'hôpital de ses parents dont il se ressouvenait déjà à l'occasion de la première partie de Syndromes and a Century) reviennent non seulement comme les ruines d'un passé ludique et mythifié (les jouets, les figurines animales, la partie de football) mais aussi comme les promesses d'un avenir où tout recommencera et refleurira à l'image des orchidées sur les arbres. C'est pourquoi, enfin, Jenjira Jongpas connaît avec ce nouveau film une apothéose figurative qui n'aura été autorisée que par l'exceptionnelle relation d'amitié entretenue avec Apichatpong Weerasethakul, aussi bouleversante que celle qui aura permis à Tsaï Ming-liang et Lee Keng-sheng de réussir à faire ensemble Chiens errants (2013).

 

 

 

Déjà, son fameux pied-bot, symptôme d'un réel aussi brutal qu'indicible, soutient l'image d'un boitement qui, mieux qu'une misérable claudication, indique les puissances de division, de dissémination et de déboîtement partagées et distribuées par les films du cinéaste. Ensuite, le mélange de douceur, de candeur et de drôlerie dont elle est capable, notamment quand elle parle de sexe, lui permettrait même de valoir par elle-même une figure allégorique ressaisissant tout l'esprit riche en paradoxes du cinéma d'Apichatpong Weerasethakul. Telle une Ariane privilégiée (en guise de son fil coutumier, quelques chaussettes pour bébé feront ici l'affaire) s'aventurant dans un labyrinthe conçu par un Dédale thaïlandais pour y piéger le Minotaure de la domination monarchique et nationale-étatique et y perdre pour mieux le retrouver ensuite le spectateur en qui il faudra donc reconnaître un nouveau Thésée.

 

 

 

Et puis, survient LE plan, le plus beau de l'année, à la fois le plus osé et le plus déchirant qui soit, Jen exposant pour la première fois sa jambe malade à la médium qui, porteuse de l'âme de Itt, en prend soin jusqu'à aborder des rivages érotiques impensables. Le stoïcisme du regard interdisant autant l'apparition de l'obscénité (alors que la jambe est, en sa chair trouée et fracturée, effrayante) qu'elle autorise un pur moment érotique, événement absolument imprévisible et authentiquement décisif. Car, que voit-on alors ? Un moment où le plaisir joué et l'émoi réel se confondent ? Une situation où un homme par le biais du corps d'une femme fait l'amour à une autre femme en lui léchant la jambe meurtrie (un film de 2003 invisible en France, la comédie musicale The Adventure of Iron Pussy co-réalisée avec Michael Shaowanasai, proposait pour son héros un semblable changement de genre) ? Un événement où, après la proposition de plusieurs figures homosexuelles masculines (on pense surtout à Tropical Malady), survient sans crier gare et pour la première fois l'amour lesbien ? Un vertige où le jeu des masques (une femme jouant à être un homme en vertu de ses talents médiumniques, deux actrices interprétant leur personnage respectif) soutient la métamorphose originale du flux des émotions ? Après un rire de surprise, succède un halètement de plaisir, puis des larmes qui paraissent revenir du plus profond de la terre que porte en elle une femme – Jen ou Jenjira, on ne saurait plus le dire en ne pouvant définitivement pas les distinguer, la vue brouillée, comme l'héroïne les yeux écarquillés.

 

 

 

La terre remuée d'une sexualité réveillée après avoir peut-être été enfouie sous les couches de derme d'une jambe mutilée relève aussi d'une archéologie et du travail du film comme excavatrice, mais aussi souple et douce dans son usage que les voix ici profèrent moins qu'elle susurrent. Mais c'est aussi une résurrection, seulement permise par le film dans son effectivité même, et valable pour tous les temps, à chaque recommencement (du film, qu'il faut voir et revoir encore).

 

 

 

Le lamento de l'exilé thaïlandais, s'il se conjugue au futur antérieur en projetant le passé dans l'avenir et réciproquement, consacre avec sa figure féminine privilégiée la nécessité de la résurrection qui, ainsi, doublerait en aval ce que relève en amont la métempsycose. Dans Cemetery of Splendour comme dans Oncle Boonmee, on se souvient certes de ses vies antérieures, on les fabule peut-être davantage, mais l'on sait désormais que les vies antérieures se doublent toujours déjà de vies ultérieures. Pour Apichatpong Weerasethakul, l'exilé qui vient, la Thaïlande n'est plus seulement un « firmament mort », mais un pays ayant encore les yeux écarquillés sur ce que Jacques Derrida aurait appelé l'à-venir.

 

 

 

 

 28 septembre 2015

(ce texte est initialement paru dans la défunte revue Mondes du cinéma, n°8)

 

 

 

 

Post-scriptum : Il y a d'autres façons, moins heureuses, d'écarquiller les yeux : quand, par exemple, on a découvert que Cemetery of Splendour aura été relégué dans la sélection « Un certain regard » du Festival de Cannes alors que le précédent long-métrage d'Apichatpong Weerasethakul avait reçu la Palme d'or attribuée cette année à Dheepan de Jacques Audiard. Importe moins ici la sélection à « Un certain regard » (qui demeure une grande sélection encore porteuse d'alternative) que la non-sélection en compétition officielle de l'un des plus beaux films des cinq dernières années d'un auteur parmi les plus importants – de ceux qui, incontestablement, comptent. Ce ratage qui appartient à la seule direction artistique du festival le plus prestigieux du monde en dit long sur l'écart grandissant entre le cinéma comme art et comme industrie culturelle. De ce point de vue, le Festival de Cannes est, à sa manière (qui n'est pas celle du cinéaste), un « cimetière de splendeur ».


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