Une certaine tendance du cinéma documentaire

Jean-Louis Comolli, éd. Verdier, 2021, 85 p.

De loin en loin, si proche

Certains liront vite Une certaine tendance du cinéma documentaire en y reconnaissant seulement le plaidoyer pro domo d’un réalisateur piqué au vif que son dernier film n’ait pas été retenu par un festival de cinéma. D’autres prendront davantage leur temps en y voyant un nouveau texte d’intervention dédié à la défense inlassable de la part documentaire du cinéma. La part qui protège en particulier nos sensibilités des obscénités du marché des visibilités intégrales dont le spectacle global est une atteinte à notre dignité, une offense faite à notre humanité qui a besoin d'ombre et de secret.

 

On estime toutefois qu’il faut ralentir encore davantage le mouvement et c’est alors que l’on peut voir comment le texte vient de plus loin encore. Comment il vient en fait de très loin. Et, aussi simple et circonstancié soit-il, ce texte est porté par une profondeur de temps dont il témoigne à fleur de page en aidant, avec la bouleversante fragilité de qui peut son impuissance, à désobstruer notre présent.

 

Déblayer nos terrains d’actualité consiste notamment à voir avec Jean-Louis Comolli que la justice est une ombre, et la vergogne sa caresse dans l’affleurement des plans.

Pas d’histoire

 

(plus d’une histoire)

 

 

 

 

 

Pas d’histoire, pas d’histoire du cinéma. Pas d’histoire au sens où il n’y a pas une histoire, seule et unique. Pas d’histoire au sens où il y a plus d’une histoire du cinéma. L’histoire du cinéma ce sont des histoires, certaines qui sont restées parallèles en ne se rencontrant jamais, d’autres qui ont disparu à tout jamais dans le temps en étant perdues pour tout le monde, d’autres encore dont les fils se sont entrecroisées en faisant la navette entre l’Histoire et nos histoires, la grande en majuscule et nos petites, minuscules. « Histoires du cinéma avec un S », Histoire(s) du cinéma. Le pluriel voit sous la grande hache de l’Histoire en majuscule pousser l’herbe folle des vies minuscules, singularités quelconques, plantes sauvages et parenthèses saxifrages. C’est pourquoi la généalogie n’a pas d’autre vie ni d’autre avenir qu’en se dissociant de toute approche génétique.

 

 

 

Les origines du cinéma sont devant nous, un pas en arrière et l’autre au-delà. Au-delà de la mort du cinéma, qui a eu lieu et ne cesse pas d’avoir lieu, comme la mort de Dieu.

 

 

 

Des histoires il y en a, histoires du cinéma, histoires de cinéma. Il n’y en a, oui, mais qu’au présent alors. L’histoire des films nous intéresse maintenant, au présent, autant l’histoire des gens qui les ont faits, l’histoire de ceux qui les ont vus, l’histoire des passeurs entre les uns et les autres. Toutes sont des histoires d’hier que l’on se raconte encore et encore pour aujourd’hui. Parmi les histoires les moins racontées, et les plus secrètes quand elles ne sont pas restées à la discrétion de ceux qui les ont vécues, on a les histoires des spectateurs de cinéma. Des histoires qui se racontent parfois comme on jette des bouteilles à la mer et projette des fusées de détresse. D’autres comme des rencontres affectives ayant l’apparence métaphorique d’un phénomène optique et météorologique à l’image du rayon vert.

 

 

 

Des histoires de cinéma il y en a, qui se parlent et s’écrivent, qui se taisent et ne s’écrivent pas. La plus connue reste l’histoire de la critique de cinéma. La plus connue parce qu’elle s’est écrite en donnant à d’autres le désir d’écrire et de continuer, pour eux et avec d’autres, cette histoire-là, celle d’une réflexion du cinéma qui en aura été aussi sa réfection.

 

 

 

Les histoires sont des fils dont les nœuds font des temporalités, autrement dit des boucles qui retiendront toujours notre attention, autrement dit notre souffle. En particulier le fil de la critique de cinéma dont le temps aura fait date en passant dans le chas de l’aiguille du cinéma au point d’avoir infléchi la couture de son histoire sur le plan mondial.

 

 

 

Il y a plusieurs moments importants. Déjà le moment des avant-gardes françaises des années 1920 personnifié par des figures aussi importantes que Louis Delluc et Jean Epstein dont les écrits ont formé intellectuellement Georges Franju, Henri Langlois et Jean Mitry, fondateurs de la Cinémathèque française en 1936. Il y a ensuite le moment – toujours français, le privilège français de la critique – des Cahiers du cinéma durant les années 1950 et ses jeunes-Turcs à l’école du cinéma, celle de la Cinémathèque de Langlois. C’est le moment héroïque de la modernité dont l’avènement s’est historiquement construit dans le passage décisif de la théorie à la pratique. Un pied du côté du classicisme hollywoodien finissant, un autre avec l’événement stellaire et fulgurant du néoréalisme : c’est sur ses deux jambes, une jambe hitchcocko-hawksienne et une autre renoiro-rossellinienne, que la Nouvelle Vague s’est levée. Et l’enfant s’est mis en marche afin de relever le cinéma à la fois du vieillissement social et moral des générations et des conforts culturels de l’académisme.

 

 

 

L’aurore est aux enfants qui relèvent le cinéma en se fabriquant des familles d’adoption. Eux renouent avec leur enfance en ne cédant pas sur l’enfance d’un art qui se mesure à l’aune de ses commencements qui sont toujours des recommencements – non des rengaines mais des ritournelles.

 

 

 

Au même moment, mais de l’autre côté de l’Atlantique, au Canada avec Gilles Groulx, Pierre Perrault et Michel Brault, aux États-Unis avec Robert Drew et Donn Alan Pennebaker, Richard Leacock et les frères Maysles, est réalisée dans le champ renouvelé de la pratique documentaire la synchronisation technique de l’image et du son. Jean Rouch et Mario Ruspoli en France en auront été les passeurs de première importance. L’un parlait alors de « cinéma-vérité » en songeant à Dziga Vertov. L’autre préférait plutôt le terme de « cinéma direct » en pensant à Robert Flaherty. Hasard objectif des simultanéités imprévisibles, des passages amicaux et des synchronisations historiques.

 

 

 

Le cinéma moderne est nouveau parce que la critique est passée en lui en lui retournant, comme un miroir tendu insolemment par un enfant, l’esprit de sa propre fin. Le cinéma moderne est nouveau aussi en coïncidant avec le renouveau de sa part documentaire qui est la part de l’autre, loin et proche, semblable et inaccessible, réserve inépuisabler. Au même moment s’épanouissent les cent fleurs des nouveaux cinémas, Europe de l’est, Japon, Brésil, qui créent les images mobiles avérant que la modernité n’est pas le nouveau tour pervers de la domination occidentale planétaire, mais un événement esthétique de portée mondiale.

 

 

 

Le cinéma moderne est un bien commun librement échangé dans le cadre d’une économie générale s’exerçant au-delà des divisions sociales, des partages culturels et des frontières nationales, un bien en excès aux inégalités économiques du capitalisme. La modernité nomme les humanités que reconstruisent à nouveaux frais les témoins du genre humain qui le savent capable de produire l’inhumanité. La modernité nomme nos humanités.

 

 

 

On ne cessera dès lors plus d’être moderne quand le cinéma tient encore à la part de l’enregistrement (versant phénoménologique et ontologique) et à la part du négatif (versant critique et dialectique), parts de la lumière et de l’ombre, parts de ce qui s’écrit et se lit et de ce qui ne s’écrit pas ni se lit, parts de l'imagination et de la pulsion, parts de l’imaginaire, du symbolique et du réel, parts machiniques dans les caméras comme dans les corps. Le réel est ce qui, toujours, peut arriver au cinéma qui en accueille les coups de dé au-delà tout calcul. Ce qu’il laisse à la machine est un reste dont l’écriture en ressaisit les effets de sens mais en décalé, dans le différé retardant le moment où le jamais-vu rejoindra le déjà-vu. Dans l’écart il y a du temps et de l’inconscient, de la place pour l’autre et de la réserve pour le hors-champ, du regard comme de l’écoute, il y a encore des images qui ne basculent pas dans l’imagerie pieuse parce qu’elles sont des plans. Autrement dit ce sont des images dont les cadrages ne tiennent qu’en rapport avec le dehors qui les emporte au loin, au-delà d’elles.

 

 

 

La radicalité du cinéma qui ne cède pas sur son désir de modernité s’est accentuée au tournant des années 1960-1970 en convergeant avec une autre histoire, celle du regain du communisme ragaillardi par le gauchisme et le tiers-mondisme. D’un côté (de l’écran) Jean-Luc Godard et, de l’autre, Serge Daney (côté page) ont chacun vécu au carrefour des idéaux et des pratiques nécessaires à leur donner corps, la cinéphilie contre contre-culture et le communisme comme contre-société. Jean-Louis Comolli aussi.

 

 

 

 

 

Venir de loin, au présent y revenir

 

(ce qui arrive au cinéma)

 

 

 

 

 

Tout cela se lit dans les creux et les silences, les pauses et les intervalles, les bosses aussi de Une certaine tendance du cinéma documentaire. La lecture alors se fait prise, déprise et reprise, respiration synchronisée à partir des battements de cœur, de poitrine et de paupières de l’écriture. Tout cela en effet se lit, et même d’emblée – c’est la toute première phrase : « Venant d’un moment de l’histoire et des passions politiques où le souci de la contradiction était premier, où la pensée dialectique du conflit était devenu obsessionnel, j’écris dans un autre temps, avant et pendant la pandémie, entre deux confinements, où tout m’apparaît comme à la fois manquer de réalité et en être trop plein » (p. 7).

 

 

 

Celui qui s’adresse à nous est un revenant porteur d’une mémoire, c’est-à-dire de plus d’une histoire, de plus d’un temps, de plus d’un sédiment déposé dans les plis douloureux de son corps. Le revenant revient déjà d’un temps récent qui se donne en deux scansions, janvier-mars 2020 (un texte en seize points revient sur le sens esthétique et politique de la non sélection de Nicolas Philibert : hasard et nécessité par le festival de films documentaires Cinéma du Réel) et août 2020 (une courte introduction générale au premier texte).

 

 

 

Le premier texte se demande ce qu’il advient du cinéma en temps de pandémie dès lors que le gouvernement, en réponse à une crise sanitaire qui joue les prolongations, a pris la décision contestable de fermer à nouveau les salles de cinéma avec le second confinement du 30 octobre 2020. Cela dure depuis plus de quatre mois. Le cinéma, parce qu’il se coltine le réel, est « un foyer d’exaltation des contradictions » (p. 10). Mais alors, que lui arrive-t-il quand il se retrouve ainsi soumis à l’intensification des processus de virtualisation engagés par le spectacle à l’heure critique du Covid-19 ? L’idéal du « cinéma chez soi » est celui d’un réductionnisme à la fois faussement protecteur de la rencontre avec le réel, et réellement immunitaire contre la possibilité de la rencontre avec l’autre (p. 16). La miniaturisation des films va dès lors de pair avec la domestication du cinéma qui représente une forme de dévitalisation si ce n’est pas une mort, une nouvelle mort. « On peut voir des films chez soi, bien sûr et ça m’arrive quand je dois écrire sur un film, mais par pitié ne disons pas que cela est du cinéma. Du visionnage, de la vision, de la documentation » (p. 21).

 

 

 

« Montrer des films sur petit écran revient à mettre un cinéma réduit à la disposition de plus de spectateurs. Moins pour plus, le commerce va vite choisir » (p. 19). La mort du cinéma, encore ? Le cinéma ne cesse pas de mourir, on le sait, la mort de l'art trouve même son énoncé originaire avec Hegel. Comment faire alors pour que la ritournelle triomphe de la rengaine ? Le cinéma est, dès l’origine, l’art des fantômes et des survivances comme il y a de la « revenance » chez Aby Warburg, de la « spectralité » pour Jacques Derrida.

 

 

 

Le spectre du cinéma nous hante depuis sa naissance et c’est en cela qu’il est proche du communisme dont le spectre apparaît en association du nom qui en avère la naissance dans le Manifeste du parti communiste de 1848. La mort du cinéma après Serge Daney, once more ? Jean-Louis Comolli pointe cela, oui, qui n’est pas souvent dit et qui vient préciser un constat qui serait foncièrement trahi s’il se confondait avec une nostalgie fétichiste de la salle. Le cinéma n’est pas quand il n’y a pas de spectateurs et il n’est plus « car les petits écrans détruisent la relation des spectatrices et des spectateurs au film » (p. 22).

 

 

 

La salle n’est pas seulement un dispositif de projection distinct de la diffusion audiovisuelle, c’est un lieu public d’expériences individuelles qui peuvent se partager et entre elles réverbérer. La salle est un espace collectif où des spectateurs sortent de chez eux, peuvent se rencontrer et discuter. La « politique des auteurs », si elle a encore un sens en étant déliée de la capture des effets de signature culturels de l’auteurisme, est une politique des spectateurs et il n’y a pas de politique sans espace public ni projection collective, sans lieu rassembleur ni expériences subjectives de la dissemblance. Amère victoire du cinéma, qui est partout et nulle part à la fois, présent dans les écrans domestiques mais absent des salles. La cinématographie générale du monde, au sens où le cinéma objective la condition transcendantale du monde à se représenter ainsi que ses possibilités (c’est le « cinémonde » de Jean-Luc Nancy), se soutient paradoxalement de la fermeture des lieux qui font du cinéma un art public et, partant, politique – à la fois écran de projection et scène d’un agora.

 

 

 

Contre la miniaturisation des films, qui est une réduction du cinéma appariée à la lucrative privatisation de nos existences, « le temps est venu de la révolte contre la standardisation » (p. 20). Le constat n’est jamais que celui de l’analyse critique d’une intervention politique dont la synthèse pratique se joue ailleurs. Par exemple aujourd’hui dans l’occupation de l’Odéon au nom du refus de l’énième contre-réforme de l’assurance-chômage, enthousiasme du moment annonçant comme l’hirondelle le printemps.

 

 

 

 

 

Action parlée, parole filmée

 

 

 

 

 

Jean-Louis Comolli écrit son texte en revenant, le revenant d’un peu plus loin encore. En 2019, il tourne Nicolas Philibert : Hasard et Nécessité qu’il soumet à ce festival de films documentaires qu’est le Cinéma du Réel. Son film est refusé par l’équipe des sélectionneurs. En soi le refus ne constitue pas un problème. Il est ailleurs, et bien réel quand il tient dans la motivation du refus : dans ce film, ont écrit ces derniers à son auteur, on n’apprendrait « rien de neuf » sur l’auteur de La Moindre des choses (1997). Le neuf, la rengaine est connue, publicitaire, comme à l’époque médiévale où les miracles étaient hebdomadaires (p. 37). Il y a un plus gros symptôme : de ce cinéma-là, celui de la parole et du temps nécessaires à en déployer les puissances et les promesses, on ne veut pas. On n’en voudrait même plus dans les institutions qui vivent pourtant de se dédier à donner un peu de visibilité à un cinéma dont la part documentaire le voue économiquement à la marge de la marge.

 

 

 

Filmer une conversation dédiée aux processus de production de films et ainsi témoigner d’un « entre-deux », documenter une relation entre deux cinéastes qui partagent le même idée du cinéma documentaire comme « attention », « apprentissage » et « école du spectateur » : autrement dit prendre le temps nécessaire qui est celui de la parole et du respect de la parole filmée pour le restituer au spectateur, cela n’a en effet rien de bien neuf, cela donc aura peu sinon pas intéressé les sélectionneurs du Cinéma du Réel (pp. 24 et 27-29). Ce qui visiblement intéresse davantage l’industrie, jusqu’aux César, sont des films documentaires français discutables dans leurs procédures, Délits flagrants (1994) et 10ème chambre, instants d’audience (2004) de Raymond Depardon, aussi Ni juge ni soumise (2019) de Jean Libon et Yves Hinant et l’on aimerait pour notre part ajouter La Cravate (2019) d’Étienne Chaillou et Mathias Théry. De tels films, qui ont été par ailleurs des succès en salles,  n’hésitent pas à mettre les spectateurs dans l’indigne position de pouvoir jouir sur les personnes filmées du mépris dont elles sont les victimes (p. 31-33). Le temps du mépris redoublé par le cinéma aurait ainsi relayé celui du soupçon en tournant le dos à une grande époque du cinéma, époque épique et burlesque des artistes qui ont été des pionniers, Charlie Chaplin et Laurel & Hardy dans la foulée de Mac Sennett, étaient contre le pouvoir des forts en étant toujours et résolument du côté de la puissance des faibles (p. 55-60).

 

 

 

La part de silence et d'opacité, la part de réserve d’impossible et d’inaccessible dont l'oreille est un site privilégié, est ce sur quoi insiste Jean-Louis Comolli dans le temps pris de la conversation et de l’amitié avec Nicolas Philibert. Si le Cinéma du Réel n’y a rien vu ni rien entendu, c’est que ses propres marges de manœuvre se retrouveraient rognées par les effets délétères exercés à distance par le double tour à l’ordre obscène du jour : « licence de montrer le pire et licences marchandes des moyens de diffusion » (p. 71). C’est qu’un festival aussi important que celui-là, contre toute attente, tourne le dos à sa propre histoire, celle de « l’enregistrement de la parole libre, librement associée [qui] est l’invention spécifique du cinéma documentaire, seul en mesure d’enregistrer cette parole vive en même temps que l’image synchrone de celle ou de celui qui la profère. Jamais cela n’avait été fait dans l’histoire (…) » (p. 78-79).

 

 

 

Le refus actuel d’un « cinéma de paroles » est un rejet symptomatique (p. 78-80). Il est le fait d’une institution du cinéma documentaire à l’encontre de l’un de ses tenants parmi les plus persévérants, et si singuliers d’avoir une main dans la théorie et l’autre dans la pratique. Pourtant, l’action parlée et la parole filmée remontent à loin, évidemment Marcel Pagnol et Sacha Guitry en grands éclaireurs, autre privilège français avec la critique (et, dans les deux cas, la parole est en jeu). Non moins Jean-Louis Comolli qui vient de loin en venant après eux. Auteur d’un premier article sur Sergeant York (1941) de Howard Hawks dans les Cahiers du cinéma (n°135, septembre 1962), le jeune cinéphile alors âgé de 21 ans passe rédacteur de chef entre 1965 et 1973 avec Jean Narboni, avant de tourner trois ans après son premier film, Pierre Perrault, l’action parlée (1968) avec André S. Labarthe pour sa série Cinéastes de notre temps, suivi la même année par deux autres films, Les Deux Marseillaises toujours avec André S. Labarthe et En passant par le Québec : le jeune cinéma québécois.

 

 

 

Écriture critique et modernité cinématographique, synchronisation technique de l’image et du son, cinéma documentaire et politique révolutionnaire sont des histoires multiples dont les fils se sont entrecroisés en faisant la trame recouvrant le corps de Jean-Louis Comolli et Nicolas Philibert : Hasard et Nécessité en témoigne encore, en offrant à son spectateur un nouvel écho à une fidélité jamais démentie, autocritique comprise.

 

 

 

Des institutions dédiées au cinéma documentaire, il y en a d’autres que le Cinéma du Réel, plus accueillantes comme les États généraux du cinéma documentaire de Lussas parce qu’elles se refusent notamment à jouer le jeu du compétitif (p. 66-67). Le ressentiment d’un auteur vieillissant est dès lors un soupçon vite balayé par le rappel d’une histoire du cinéma racontée en cinéma par celui qui en aura été partie prenante, comme critique et comme praticien, comme théoricien et comme cinéaste. C’est-à-dire comme penseur sur papier et sur film d’une histoire qui l’a traversée, et qui continue depuis plus d’un demi-siècle de le faire en aidant à expérimenter plus que jamais la dimension minoritaire de la part du documentaire du cinéma. Dimension minoritaire, vocation dissidente : « Un grand mérite du cinéma documentaire est, selon moi, d’aller à contrepied de l’air du temps. Cette dissidence lui est possible en ce que son économie reste sauvage. Un cinéma qui n’est pas dans le circuit ne peut que rester modeste » (p. 55).

 

 

 

 

 

Pas de justice sans vergogne

 

(la caresse d’une ombre)

 

 

 

 

 

Face au « plus-de-jouir » dont parlait Jacques Lacan, celui du marché des visibilités qui profitent du contexte sanitaire et pandémique pour virtualiser et domestiquer le cinéma, autrement dit face à la pornographie spectaculaire intrinsèque au néolibéralisme, on peut opposer la vertu orwellienne d’une « common decency » qui n’est cependant jamais totalement prémunie contre l’idéalisme et le populisme (p. 65-70). L’éthique (de la responsabilité) est un concept qui n’est pas en reste, mais en se tenant toujours à distance de la morale. C’est que l’éthique préfère, à la question morale du partage d’un socle commun de conventions, celle de la responsabilité dans les relations engagées avec les autres respectés en tant qu’ils sont autant des égaux que des singularités (à moins d’une contradiction entre les deux termes si l’on en juge par la dissonance fautive entre les pages 18 et 61 ?).

 

 

 

Un autre mot traverse tout le livre, il hurle en sourdine, on est sûr d’en suivre l’ombre à chaque page : celui de vergogne. C’est au nom de l’absence de vergogne de la qualité française que s’est élevé le jeune François Truffaut dans un article demeuré fameux des Cahiers du cinéma (n°31, janvier 1954), et dont Antoine de Baecque a retracé dans le détail la généalogie (Les Cahiers du cinéma. Histoire d’une revue. Tome I : à l’assaut du cinéma 1951-1959, éd. Cahiers du cinéma, 1991, p. 99-104). La bande des jeunes-Turcs des Cahiers jaunes a donné une génération de moralistes (ou d'éthiciens) à l’époque où le cinéma français d’alors, fortifié par les tenants d’un corporatisme qui avait la haine des amateurs et de la jeunesse, se complaisait dans une veulerie dont le poison continuait de s’écouler sur les écrans français depuis la poche cloacale et matricielle de Vichy. Les Cahiers y sont revenus vingt ans plus tard en reformulant dans un contexte nouveau les principes d'une critique renouvelée des conservatismes du cinéma français, avec un article significativement intitulé « Une certaine tendance du cinéma français » signé à huit mains, celles de Serge Daney, Pascal Kané, Serge Toubiana et Jean-Pierre Oudart (n°257, mai-juin 1975, p. 5-21).

 

 

 

Jean-Louis Comolli sait qu’il vient de loin. Il ne tourne pas le dos à son histoire parce qu’elle se joue à chaque seconde où croissent le péril et ce qui sauve de lui. « Les travellings sont affaire de morale » n’est pas qu’un jeu de mots passé entre Luc Moullet et Jean-Luc Godard, c’est un mot de passe, un schibboleth pour se donner un principe comme on se passe un témoin. C’est un impératif catégorique qui se redit aujourd’hui dans les termes d’une éthique de la dignité et de l’égalité des êtres filmés, et de leurs spectateurs de l’autre côté de l’écran.

 

 

 

Intituler son petit livre Une certaine tendance du cinéma documentaire témoigne ainsi que, malgré tout consensus, continue une certaine histoire du cinéma qui a le souci critique des contradictions et des antagonismes, beau souci du montage et de la dialectique.

 

 

 

Jean-Louis Comolli vient de loin. La vergogne d’encore plus loin. « Je suis frappé du défaut de vergogne qui caractérise le monde contemporain » avait constaté Bernard Stiegler en constatant comment le capitalisme ressemblait toujours plus à « l’organisation d’une désublimation généralisée, d’un avilissement systématique, d’un monde sans vergogne ». Chez les Grecs anciens, la vergogne (aidôs) et la justice (dikè) nommaient la double condition nécessaire à toute organisation sociale et, partant, à toute constitution politique. Car, si Zeus avait mandaté Hermès pour donner aux mortels aidôs et dikè, c’est parce que Prométhée leur avait donné les prothèses suppléant au défaut d’origine dont est responsable son frère jumeau Épiméthée, mais sans pour autant leur avoir donné le mode d’emploi (Platon, Protagoras, 322a-322e cité par Bernard Stiegler, Constituer l’Europe 1. Dans un monde sans vergogne, éd. Galilée-coll. « Débats », 2005, pp. 19 et 128-129).

 

 

 

Si le cinéma est une prothèse, justice et vergogne restent à la charge de ses praticiens. Les spectateurs que nous sommes n’attendons rien de plus, mais rien de moins non plus.

 

 

 

Jean-Louis Comolli revient de loin, Bernard Stiegler n’est pas revenu. Demeure, éternelle, la vergogne. Un trésor de guerre et d’enfance, « comme un secret qu’on partage – en doutant de son importance, et finalement c’est peu de choses, mais toi, mais moi, mais nous en faisons partie. La parole n’est pas ce qui se passe au loin ; elle veut toucher ; la main des mots caresse les ombres » (p. 81). Le cinéma attend qu’on y retourne pour vérifier cela : que la justice est une ombre, et la vergogne sa caresse dans l’affleurement amical des plans.

 

 

 

 

6 mars 2021


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