Werner Herzog, sur les chemins de l'intégrale (I)

Un pas après l'autre, de nain et de géant

Des nains et des géants, des montagnes et des abysses, des délirants et des fous, des aveugles et des voyants, des déserts et des forêts, des animaux et des dieux, du sublime et du pathétique, de petits hommes de pouvoir et de grands impuissants, des films du nord et du sud et des films de l'est et de l'ouest, des documentaires et des fictions et des films courts et des films longs... A l'occasion de la grande rétrospective organisée par le cinéma Grand-Action durant les mois de décembre 2014 et janvier 2015 et consacrée aux films de Werner Herzog, c'est toute une carte de cinéma qui trouve à se déployer. Celle qui, pas après pas et film après film, trace héroïquement un chemin pour y faire exister le monde comme on ne l'avait jamais vu.

 

 

Un monde incroyable et d'autant plus représentable qu'il le serait par le biais d'une ligne diagonale, ce battement esthétique fait de boitements et de déboitements en lesquels consisterait l'authentique romantisme herzogien. Un pied lucidement planté dans la terreur primordiale que nous inspire le monde en ses faces inconnues et l'autre tout aussi lucidement posé dans la confiance et la croyance qu'il faille malgré tout y jeter un œil. Ne serait-ce que pour vérifier qu'il est plus grand que nous qui sommes plus petits que les visions qu'il nous inspire.

 

 

18 janvier 2016

Les Ascensions : La Soufrière (1976) et Gasherbrum : la montagne lumineuse (1984)

 

 

 

Champ Rien n'aurait eu lieu que le lieu donc, la Soufrière, fausse jumelle guadeloupéenne de la montagne Pelé dont l'éruption avait déchiré la Martinique en 1902, au cœur volcanique de la chronique filmique d'une catastrophe annoncée se retournant in fine en celle qui ne se produisit pas. Huit ans plus tard, de l'autre côté du monde, deux pics jumeaux au nord Pakistan, Gasherbrum I et II, auront été sans retour transitoire au campement gravis et, dans leur vis-à-vis, aurait eu lieu le lieu d'une reconnaissance fraternelle et mimétique entre le grimpeur et le filmeur.

 

 

Le double programme proposé par les courts-métrages documentaires La Soufrière (1976) et Gasherbrum, la montagne lumineuse (1984) qui composent Les Ascensions de Werner Herzog avère les troublants effets de polarisation caractéristiques d'un geste cinématographique pour lequel le plus grand dehors (le sublime, cette fiction exemplifiée ici par la montagne) renverrait aux profondeurs du dedans (la bêtise pulsionnelle dans les retours de bâton du réel qu'elle occasionne). Dans le premier film, le cinéaste ose se confronter à la possibilité même de la négation de son entreprise, d'abord parce que le risque extrêmement engagé par la situation aurait pu mortellement sanctionner son auteur, ensuite parce que l'impossibilité devenue seulement possibilité (la Soufrière n'a pas explosé) renvoie ce dernier à la nullité de sa propre bêtise. Dans le second, le passage réussi de la possibilité en effectivité (l'ascension dans la foulée des deux montagnes) offre l'occasion d'un étonnant renversement entre le portrait documentaire et l'autoportrait fictionnel, l'autre renvoyant à soi-même l'image d'un chemin dans le monde s'identifiant tout entier à son marcheur et disparaissant avec lui.

 

 

Entre les deux tournages, du temps a passé, la douceur monocorde d'une voix reconnaissable entre mille étant désormais marquée par une impondérable gravité. Persiste pourtant la même évocation de la folie du passage de la puissance à l'acte, en même temps que son impérieuse nécessité emporte avec elle toutes les inversions structurales, entre le possible et l'impossible, la force et la faiblesse, l'exploit et son échec, la chose sublime et la pulsion de mort, la grandeur héroïque et le ridicule pathétique. « Le sublime lasse, le beau trompe, le pathétique seul est infaillible dans l'art » écrivait Alphonse de Lamartine et c'est le profond romantisme herzogien consistant à consigner depuis la quête du sublime les traces d'un pathétique tellement générique, humain, rien qu'humain, qu'il provoque des torrents émotionnels aussi tumultueux que ceux filmés dans Gasherbrum et, avant, dans le Pérou de Aguirre, la colère de Dieu (1972).

 

 

Parmi les ruines d'une catastrophe qui ne pourrait advenir puisqu'elle a toujours déjà eu lieu, Werner Herzog tombe sur l'homme entouré de ses chats qui est resté sur l'île scientifiquement programmé pour disparaître et dont la conversation les convertit ensemble au sursaut vitaliste et à la compréhension que le seul désastre réside dans la misère du peuple guadeloupéen. Comme il saura prononcer plus tard le mot qui fait s'effondrer Rheinhold Messner, l'alpiniste au discours éprouvé et au mental d'acier, plongeant dans les abysses d'une affection filiale qui lui fait verser des larmes d'enfant (et le cinéaste saura à nouveau répéter cette sorcellerie du mot qui tue avec le pasteur dans l'introduction de Into the Abyss en 2011).

 

 

Le sens extraordinaire de la rencontre intersubjective est alors ce qui autorise le cinéaste à sauver ce qui ne saurait l'être, chez les autres (même si Rheinhold Messner filmant lui-même ses exploits représenterait a posteriori la version professionnelle de l'amateurisme d'un Timothy Treadwell dans Grizzly Man en 2005) tout autant qu'en lui-même (même si l'autocritique en conclusion de La Soufrière amorcerait déjà la critique à l'adresse de l'amoureux des ours dans le même film). Mais, renversement des pôles oblige, le froid himalayen succède autant à la chaleur antillaise que le pointage du doigt du vide pulsionnel reconnu dans la massivité montagneuse vaut aussi comme une caresse, à l'égard des quelques animaux peuplant cette arche que serait devenue la Guadeloupe comme à l'égard des hommes qui s'abandonnent aux bordures du monde sans plus savoir s'ils veulent continuer à vivre ou bien mourir.

 

 

Alors, comme l'écume au bord du rivage, ne reste que la radicale folie de l'acte ressaisi dans la seule beauté du geste à un moment où, la catastrophe étant partout avérée, le temps qui reste ressemble fort à celui décrit par Giorgio Agamben : « Je vous le dis, frères, le temps se fait court. Que désormais ceux qui ont femme vivent comme s'ils n'en avaient pas ; ceux qui pleurent, comme s'ils ne pleuraient pas ; ceux qui sont dans la joie, comme s'ils n'étaient pas dans la joie ; ceux qui achètent, comme s'ils ne possédaient pas ; ceux qui usent de ce monde, comme s'ils n'en usaient pas vraiment. Car elle passe, la figure de ce monde » (in Le Temps qui reste, Un commentaire de l'Épître aux Romains, éd. Payot & Rivages, 2000, p. 45-46).

 

 

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Contrechamp Deux montagnes soufflant le chaud et le froid, deux mondes qui sembleraient au premier abord désertiques et inhospitaliers, mais pourtant, malgré les dangers, l'instabilité du sol, c'est là que Werner Herzog trouvera un reste d'humanité. Non, ce ne sont pas des films sur la Soufrière ou sur les pics de Gasherbrum mais bien sur les êtres humains rencontrés (Werner Herzog affirme avoir voulu rencontrer les derniers habitants de l'île) ou accompagnés sur les lieux, ces hommes qui résistent à des conditions climatiques extrêmes au nom d'une croyance mystique ou pour simplement tester leurs limites corporelles.

 

 

C'est bien dans un univers post-apocalyptique (les plans de La Soufrière rappellent l'ambiance gazeuse et mortifère de Nosferatu en 1979) qu'un miracle se produit, qu'un lien peut se créer entre le cinéaste et les personnes filmées, miracle répété lors d'un plan où la caméra semble littéralement flotter sur l'eau. Peut-être que cela prouverait la présence de la divinité qui a ordonné à l'homme aux chats de rester alors qu'une éruption mortelle va survenir. Ces hommes présentés dans les deux court-métrages (La Soufrière et Gasherbrum, la montagne lumineuse) défient chacun à leur manière leur montagne, à l'instar de Werner Herzog qui lui aussi prend des risques en s'approchant de ces sites (ce qu'il critique ironiquement à la fin du premier film).

 

 

C'est peut-être cette proximité qui crée un rapprochement entre les hommes, se définissant dans le premier cas par la volonté de l'un d'entre eux de quitter l'île avec le documentariste. Et dans le deuxième cas par la question provoquant chez un alpiniste une coulure d'eau salée. Des larmes à l'évocation de sa mère au moment de la disparition de son frère lors d'une escalade, la seule production humaine capable de rivaliser et même de dépasser les impressionnantes réactions des deux montagnes, avalanches de la montagne ou émissions gazeuses du volcan. Ces deux moments sont deux exemples où les deux hommes sont confrontés à un fléchissement face à la volonté de fer qui semblait les animer jusque-là. Ces actes sont amorcés tout doucement par le dialogue entretenu avec l'inégalable voix de Werner Herzog qui, avec patience, va les amener à se révéler.

 

 

L'idée d'échanges et de partages est très importante : les deux alpinistes vont permettre à ce dernier de réfléchir sur sa propre perception de l'engagement physique dans l'acte cinématographique en lui donnant la possibilité d'utiliser leurs propres images du sommet des deux pics. Ce ne sera pas la dernière fois : le documentariste montera un autre documentaire à partir d'images d'ours prises par Timothy Treadwell à l'occasion de Grizzly Man (2005). Dans les deux cas, la vraie puissance ne réside pas dans cette nature célébrée par l'art romantique allemand (qui rappelle encore une fois Nosferatu et ce plan de montagne avec la musique de L'Or du Rhin, l'opéra de Richard Wagner) mais bien au plus profond de ses hommes qui, malgré leur incomplétude physique ou sociale, tiennent encore debout (l'alpiniste avoue en riant n'avoir plus que quatre orteils et le cinéaste conclut La Soufrière en évoquant la situation précaire des habitants de la Guadeloupe enfin rendue visible grâce à la médiatisation de l'éruption probable du volcan).

 

 

Ce sont ces fous, ces boiteux, ces marginaux pour qui le cinéaste a une immense affection (sont-ils un miroir fidèle de sa propre obstination ?) et qui peuplent l'ensemble de sa filmographie. Rappelons-nous les rôles donnés à Klaus Kinski, Bruno S. ou plus récemment à Nicolas Cage. Rappelons-nous Aguirre, ce conquérant, seul survivant de son groupe, qui dans un dernier plan reste encore et toujours debout sur un radeau à contempler des singes. Ces hommes, seuls contre le monde entier, sont infatigables mais cette obsession n'implique-t-elle pas une pulsion mortifère ? La victoire de l'alpiniste ne consisterait-elle pas à ne pas revenir de sa double ascension ? D'où la volonté de recommencer perpétuellement. Et ce désir n'est-il pas commun avec celui de Werner Herzog d'accomplir des choses prodigieuses dans des conditions extrêmes comme filmer près d'un volcan en éruption dont la seule possibilité le renvoie à sa propre bêtise, faire passer un bateau par-dessus une colline dans Fitzcarraldo (1982), ou même travailler avec Klaus Kinski (les affrontements épiques des deux hommes rapportés dans Ennemis intimes (1999) ?

 

 

Reprenons à notre compte un peu d'humour herzogien présent dans tous ses films : dans le premier film, Werner Herzog loue la fuite de la gendarmerie comme étant reposante et, dans le deuxième film, une séquence montre que pendant l'entretien entre le cinéaste et l'alpiniste, ce dernier se fait masser énergiquement par son aide pakistanais, l'agir dansant de celui-ci malmenant l'assurance du dire de celui-là. Peut-être verrons-nous un jour l'ultime film de Werner Herzog, consistant comme il le dit à Rheinhold Messner à prendre un sac à dos, tout abandonner et parcourir les routes avec un husky jusqu'à la fin du monde.

Fata Morgana (1971)

 

 

 

Champ D'après le cycle arthurien, la Fée Morgane avait le pouvoir d'ériger à l'aide du vent des châteaux au-dessus de la mer et c'est en référence à elle que les chevaliers partis en croisade crurent reconnaître ses pouvoirs le long du détroit de Messine séparant la Sicile de l'Italie. On appelle depuis « Fata morgana » des illusions optiques résultant de la perturbation des rayons lumineux dans ces régions où ont lieu des superpositions de couches d'air chaud et froid.

 

 

Le domaine des mirages, Werner Herzog en avait déjà fait radicalement l'expérimentation après un long voyage inaugural en Afrique depuis l'Égypte jusqu'au Soudan alors que celui-ci, âgé seulement de 18 ans, voulait atteindre le Congo en guerre. Comme si le dépaysement, en plus de problématiser un rapport compliqué avec le pays d'origine, impliquait l'intuition que le paysage réel pouvait réussir à combler un irrépressible désir intérieur de vision, le romantisme herzogien demandant ainsi au réel d'attester une puissance visionnaire propre, le plus loin au dehors vérifiant alors celui qui se trouve au plus loin en dedans.

 

 

Amorcé avec le projet finalement abandonné d'un film de science-fiction en compagnie du journaliste polonais Ryszard Kapuscinscki, Fata Morgana pose souverainement un geste de captation documentaire du réel comme manifestation d'un excès inhumain susceptible d'une mythification légendaire, le monde présenté devant la caméra du complice Jörg Schmidt-Reitwein étant alors perçu et raconté sous les auspices paradoxales d'une catastrophe originelle et d'un paradis constamment retrouvé. Entre 1968 à 1971, du Sahara algérien et nigérien à l'Afrique subsaharienne (la Côte d'Ivoire puis le Cameroun où Werner Herzog et son opérateur se retrouvent prisonniers et victimes de terribles conditions d'incarcération), le film arrache pendant 75 minutes du désert africain le noyau hallucinatoire de visions brouillant les limites du primordial et du terminal, du début du monde et de sa fin, le brouillage découlant alors autant d'une expressivité picturale que des effets persistants du paludisme pour l'un et de la bilharziose pour l'autre.

 

 

Pourtant le dépaysement commence à la maison, avec la réitération huit ou dix fois d'affilée d'un même motif (un avion atterrit sur le tarmac de l'aéroport de Munich) en raison duquel, progressivement (l'heure avançant du petit matin au début de l'après-midi entre le premier plan et le huitième), l'engin aérien semble s'embraser en se posant sur une surface d'eau bitumeuse (la fin du film ayant été prélevé à partir d'un stock d'images prises pour Les Nains aussi ont commencé petits tourné l'année précédente à Lanzarote dans les îles Canaries). Ce serait, exemplairement ramassée, la puissance profondément morganatique d'un film qui, relevant à la fois du trip psychédélique post-68 et du voyage romantique à vertu initiatique (à l'instar, romanesque, du Wilhelm Meister de Goethe), fait du désert, à équidistance de Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni et de La Cicatrice intérieure (1971) de Philippe Garrel, de La Région centrale (1971) de Michael Snow et de Chott el-Djerid (1979) de Bill Viola, le hors-lieu d'une transfiguration du monde à même de répondre aux exigences de folles visions intérieures. En attendant d'autres images mémorables renversant les polarités habituelles, du radeau faisant du surplace dans les rapides de Aguirre, la colère de Dieu au bateau traversant la montagne de Fitzcarraldo (1982).

 

 

L'oiseau de feu enveloppée dans la série des avions atterrissant, c'est la trace légendaire du phœnix indiquant la métaphore d'un monde renaissant de ses cendres, les cadavres buñueliens d'animaux côtoyant des chiens ainsi qu'une tortue nageant gracieusement, l'Allemand tenant un varan agressif (avant les reptiles de Bad Lieutenant – Port of Call New Orleans en 2009) jouxtant un enfant ayant domestiqué un fennec, les magnifiques cascades verdissant une vallée coincées entre des étendues striées de sable à perte de vue, des occidentaux faisant les imbéciles (avec l'impression de se trouver devant un film d'Ulrich Seidl dont l'opérateur, Ed Lachman, a également travaillé avec Werner Herzog, la première fois pour La Soufrière) aveugles aux ravages du (néo)colonialisme (dont ce vieux soldat atteint de cécité, double de l'héroïne de Pays du silence et de l'obscurité tourné la même année), des chansons folk de Leonard Cohen séparées par des citations de Mozart (La Messe du couronnement) et Couperin (Leçons des ténèbres devenant en 1992 le titre d'un film jumeau de Fata Morgana tourné en Irak au moment de la destruction de puits de pétrole).

 

 

Le fait que la première partie d'un film qui en compte trois (« La Création », « Le Paradis », « L'Âge d'or ») soit soutenue par la voix-off de la critique Lotte Eisner d'après le Popol Vuh, le texte sacré des Amérindiens guatémaltèques qui allait inspirer le groupe rock éponyme de Florian Fricke, induisant une solution de continuité entre hier (le grand cinéma allemand) et son renouveau moderne (un aujourd'hui voyant demain depuis avant-hier).

 

 

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Contrechamp Du miracle au mirage, il n'y aurait qu'un pas ? Étymologiquement, miracle viendrait du latin miraculum (prodige) et formait un doublet avec la forme populaire mirail (qui signifie « miroir »). Et le mot mirage viendrait dans un premier temps du verbe mirer avec le suffixe -age et par extension du latin mirari (de mirus, qui signifie « étonnant »). Deux termes très proches l'un de l'autre car un mirage ne se produit que par l'action d'une réflexion totale de la lumière sous un certain angle.

 

 

Dans le documentaire La Soufrière (1976) sur le volcan guadeloupéen, lors d'un travelling latéral inoubliable, Werner Herzog nous proposait de flotter littéralement sur l'eau (avec pendant quelques secondes, cette sensation de chute imminente) alors que dans Fata Morgana (sorti en 1971 mais tourné de 1968 à 1970), traduit par Mirage en français, nous savons dès le départ que le plan n'est qu'une « illusion d'optique ». Nous assistons à plusieurs atterrissages successifs d'avions à l'aéroport de Munich. Le mirage ici présent peut être expliqué scientifiquement : ce phénomène est dû autant aux effets de chaleurs (combinés sans doute aux vapeurs de kérosène libérés par les différents avions qui cumulées forment un étrange brouillard pouvant encore plus modifier notre perception) qu'à l'angle de vision imposé au spectateur (la caméra, bien qu'elle varie légèrement à chaque atterrissage, reste fixe pendant la durée de chaque manœuvre).

 

 

A chaque plan, nous voyons exactement la même chose mais notre œil observe malgré tout de légères variations, nous poussant à délirer et croire qu'au bout de quelques minutes l'avion n’atterrit pas mais amerrit (les gerbes d'eaux au moment où les roues touchent le sol vont dans ce sens). Dans d'autres séquences, il est très difficile de distinguer nettement si le paysage est traversé par une nappe d'eau ou si ce n'est encore qu'un mirage, et même de trouver la ligne de séparation entre la terre et le ciel (le bleu envahit l'image, l'œil se plonge dans cette immensité). Ne serions-nous pas pendant quelques instants dans le peau même des créateurs du monde (la voix-off raconte comment le monde a été créé) qui ont pour tâche principale de séparer le Ciel de la Terre (un temps archétypal dans de nombreuses mythologies), de distinguer l'eau des montagnes et surtout de créer des espèces animales (qui sont très nombreuses ici) ? S'il serait inexact de dire que Werner Herzog passe sans solution de continuité du miracle au mirage, le spectateur peut aisément expérimenter le passage perpétuellement renouvelé entre prises de vue objectives et visions subjectives.

 

 

Fata Morgana est donc une expérience sensorielle proposée aux spectateurs, autant visuelle que auditive, et les plages de musique composées par Popol Vuh (le groupe de Florian Fricke formé en 1969) y sont déjà planantes. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le premier texte lu en voix off (par la critique Lotte Eisner) correspond au texte fondateur de la civilisation maya qui s'intitule Popol-Vuh. Werner Herzog a-t-il confié la musique de son documentaire à ce groupe en raison de son nom ou au contraire le groupe a-t-il pris ce nom pendant le tournage du film ?

 

 

La question n'est pas tranchée mais il y aurait tout lieu de préserver un (dé)boitement entre les deux réponses possibles. Par ailleurs, d'autres groupes emprunteront leur nom de scène à la filmographie de Werner Herzog tel The Fitzcarraldo Sessions (un projet musical monté en 2008). Si les accents mis sur le visuel et le sonore sont très importants dans ce film, il y manquerait peut-être cette force présente dans d'autres documentaires du cinéaste, par exemple ceux composant le programme Les Ascensions : la puissance intersubjective de la rencontre. Même si des rencontres ont lieu (l'homme et son varan « mordeur », les jeunes enfants et leurs fennecs) et qu'elles donnent parfois des moments assez comiques (notamment cette séquence avec deux hommes où l'on ne sait pas qui fait bouger le cadre, Werner Herzog lui-même en leur donnant des indications ou ces mêmes personnes qui par espièglerie veulent faire tourner en bourrique le cameraman), elles n'atteignent pas ces pics d'intensité émotionnelle que Werner Herzog, encore jeune (il n'a même pas trente ans), saura plus tard gravir. Parce que le spectateur n'entend pas la voix du cinéaste, il ignore si ces contacts avec les êtres rencontrés ont eu un réel impact sur lui. Et vice-versa.

 

 

Ici, pas d'hommes s'effondrant comme des avalanches ou se convainquant avec le cinéaste de quitter un territoire hostile. Les déserts, si intensément filmés qu'ils soient, souffrent encore de ne pas être repeuplés par un geste cinématographique qui serait soucieux que de l'autre survienne au point d'en ébranler l'autre de cet autre qu'est Werner Herzog lui-même.

Fitzcarraldo (1982)

 

 

 

Champ Fitzcarraldo (1982) peut être considéré comme le petit frère boiteux de Aguirre, la colère de Dieu sorti dix ans auparavant. Même acteur surmoïque, même aire géographique de tournage (la forêt amazonienne en son cœur brésilien ou sa bordure péruvienne), même ambition démesurée. Fitzcarraldo rêve de construire le plus grand opéra de la jungle à Iquitos afin de faire concurrence à celui de Manaus.

 

 

Pour mener à bien son projet, il se lance dans le monde des affaires mais toujours sans succès, ce qui le conduit à devenir la risée des autres capitalistes de la ville ayant tous fait fortune dans le commerce du caoutchouc. Son échec peut aussi s'expliquer par le fait que Fitzcarraldo ne soit pas un capitaliste pur et dur : il ne fait aucun calcul sur les entrées ou sorties d'argent, sur ses pertes ou ses intérêts. D'ailleurs l'aspect financier de ses opérations est géré exclusivement par sa compagne Molly, jouée par Claudia Cardinale, maquerelle au cœur tendre (c'est malheureusement sa seule contribution dans le film). Sa passion pour l'opéra serait donc une manière de jouir d'une forme de prestige en se démarquant de ses pairs qui d'intérêt que bourgeois pour la musique comme le montre une séquence de soirée mondaine : les seuls auditeurs attentifs sont les serviteurs qui arrêtent leur travail pour écouter le phonographe.

 

 

Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que lors de la représentation du premier opéra du film, Ernani (1844) de Giuseppe Verdi, le rôle féminin est tenu par… un homme (Jean-Claude Dreyfus, reconnaissable à ses mimiques) qui joue Sarah Bernardt (une légende en ce lieu où elle ne s'est jamais produite) en surjouant de manière comique le personnage d'Elvira. Et ce n'est pas ce dernier qui chante mais bien une doublure placée juste devant la scène. Même si les femmes contribuent donc au bon déroulement de l'histoire (ici par la voix, financièrement par Molly), elles n'auront pas un rôle de premier plan (la chanteuse lyrique n'est pas sur la scène et Molly ne participe pas à l'expédition). Ce n'est peut-être pas un hasard si l'actrice convoquée dans cette fiction est Sarah Bernardt : elle a été amputée en 1915 et selon le film porte une prothèse en bois qui en fait donc une boiteuse, figure paradigmatique du cinéma de Werner Herzog.

 

 

Si Fitzcarraldo n'a pas cédé sur son désir de diffuser de l'opéra dans la jungle, il aura également découvert que son seul et vrai public ne sera pas formé des membres de sa propre classe sociale, mais bien des enfants et des cochons. Mais pour arriver à cette victoire finale (plus symbolique que réelle puisqu'elle ne passe pas par la construction d'un opéra), il faut remonter le fleuve, affronter des tribus amérindiennes réputées dangereuses pour pouvoir accomplir un acte improbable et ramener ainsi les financements de son projet.

 

 

Faire passer un bateau par-dessus une montagne est quelque chose de complètement fou, c'est une vision qui aurait trouvé l'une de ses sources dans l'image du bateau dans les arbres de Aguirre, la colère de Dieu et tout semblerait définitivement perdu lorsque la plupart des membres de son équipage s'enfuient. Mais c'est sans compter sur l'aide inattendue de la tribu des Shuars (ou Jivaros) inspirés par une prophétie annonçant son arrivée. Fitzcarraldo ne comprend pas que s'il arrive à exploiter les Amérindiens (en provoquant la mort de deux d'entre eux en écho aux chaos du tournage lui-même) pour le plus gros de l'ouvrage, c'est pour mieux servir leurs propres convictions (apaiser les esprits du fleuve en passant les rapides) et faire ainsi échouer les plans de Fitzcarraldo.

 

 

Il serait intéressant de faire un montage de certaines séquences du film, du documentaire consacré au tournage de ce film intitulé Burden of Dreams (1982) de Les Blank et du documentaire Ennemis intimes(1999) revenant sur la relation très spéciale unissant le cinéaste et un acteur abonné à de fréquents accès de colère (un peu comme Christian Bale, l'acteur principal de Rescue Dawn en 2007 réputé pour agir de même), ce qui on le sait a amené ces mêmes Amérindiens à proposer au cinéaste de l'éliminer pour lui. Si ce film ressemble quelque peu à Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, avec l'idée d'un personnage remontant un fleuve dans un territoire réputé hostile, le paysage finit lui-même par ressembler à un terrain vietnamien bombardé au napalm (notamment pour permettre au bateau de passer plus facilement par-dessus la montagne) et il est vrai que Francis Ford Coppola s'est beaucoup inspiré de Aguirre, la colère de Dieu sorti quelques années avant. Et Fitzcarraldo, un film des années 1970 sorti au début des années 1980, ne bénéficie plus de l'aura de son aîné, d'où l'échec critique du film relativement compensé par le Prix de la mise en scène reçu au Festival de Cannes.

 

 

La collaboration de ce couple boiteux formé de Werner Herzog et Klaus Kinski commençait peut-être à s'épuiser avant de s'achever dans Cobra Verde (1987) où le titre ferait même encore résonner le nom de l'auteur de l'opéra inspiré par Victor Hugo à l'ouverture de Fitzcarraldo.

 

 

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Contrechamp La boiterie représenterait en effet un moyen approprié de considérer Fitzcarraldo et, plus généralement, cette tendance esthétique traversant l'œuvre de son auteur en raison de laquelle le boitement traduirait l'écart définitif entre la puissance rêvée du sublime et l'acte pathétique qui ne saurait effectivement en épuiser le mouvement utopique.

 

 

Le boiteux, c'est d'abord le héros éponyme lui-même, « conquistador de l'inutile » ainsi qu'on le surnomme en guise de moquerie significative, rêvant de faire chanter Enrico Caruso dans la jungle brésilienne pour n'en faire jouer que la copie sur phonographe lors de son retour infructueux, incarnant la part maudite de l'aventure capitaliste puisque la dépense vaut moins ici comme calcul d'un retour sur investissement que pour la beauté d'un geste résolument improductif – traverser une montagne en bateau.

 

 

La boiterie, c'est ensuite le cœur narratif du film consistant en l'alliance improbable entre un homme mu par l'élan somptuaire d'une gloire toute personnelle et un tribu de Jivaros travaillant à hisser le bateau afin de satisfaire les esprits agités de l'un des deux confluents de l'Amazone, la vague du second scénario emportant la première mais pour en réaliser l'essence – un don sans contre-don à sa mesure (le coincement de deux mondes régis par des ordres symboliques hétérogènes sera au cœur du Pays où rêvent les fourmis vertes tourné en Australie en 1984).

 

 

Le boitement, c'est ce dont témoigne également Fitzcarraldo, grand film malade proposant la réédition amplifiée du geste de Aguirre, la colère de Dieu mais dont la puissance morganatique soufflée lors du tournage semblerait cette fois-ci plus forte que le film fini lui-même, comme si la fiction avait terminée excédée par le mouvement du documentaire portant sur la fiction alors en train de se faire (et il est aisé de s'en rendre compte en regardant Burden of Dreams de Les Blank puis Mein liebster Feind, Klaus Kinski – Ennemis intimes comme en lisant Conquête de l'inutile dont Werner Herzog considère que sa puissance littéraire, plus forte que le seul principe du journal de tournage, survivra à tous ses films, Fitzcarraldo compris).

 

 

La boiterie en ce qu'elle apparaît dans le redoublement d'une œuvre par une autre (fiction, documentaire, livre), dans la démarcation glorieuse et improductive de l'ethos capitaliste comme dans les effets de polarisation découlant du compagnonnage à la fois structural et précaire entre le géant et le nain (mais la faiblesse du second est une force de résistance quand le pouvoir du premier se résout en ultime fragilité), jusqu'à l'anecdote de la jambe de bois de Sarah Bernardt faisant autant écho à la perte de six doigts de pieds de l'alpiniste de Gasherbrum, la montagne lumineuse (1984) qu'à l'amputation finale du héros de Invincible (2000), désignerait idéalement cette ligne transversale en vertu de laquelle la puissance et l'impouvoir comme le sublime et le ridicule, la fiction et le documentaire comme le passage à l'acte et la beauté du geste constituent des pôles magnétiques échangeant constamment leur énergie respective.

 

 

Au milieu cette dramaturgie « chaosmique » (Félix Guattari) dont les bornes extrêmes auraient ici représentées par la jungle amazonienne d'un côté et l'hystérie incontrôlable de Klaus Kinski de l'autre, c'est Werner Herzog lui-même qui fait de son acteur principal son « ennemi préféré » et voit dans Fitzcarraldo son alter ego, celui qui n'hésite pas au nom de son rêve à sauter par-dessus le fol abîme séparant ses abysses intérieures des excès du monde extérieur, qui travaille obscurément à éloigner de la neutralisation culturelle et bourgeoise la puissance sacrale contenue dans l'opéra, et qui sait que son public définitif est composé de fous, d'enfants et d'animaux. Et celui-là est alors disposé à créer des intensités court-circuitant les espaces et les temps tout en les indexant sur cet organe qu'est la main, les Jivaros caressant lors de leur rencontre celle du protagoniste comme pour lui exprimer en douceur qu'il vient de rentrer dans le Pays du silence et de l'obscurité (1971) où séjourne l'aveugle et sourde traçant des signes à l'intérieur de sa main, les traces boueuses de leurs mains sur la coque du bateau hissé à flanc de montagne rappelant par ailleurs le geste symbolique des mains négatives ou positives dont les empreintes vieilles de plus de 10.000 ans marquent encore les murs de La Grotte des rêves perdus (2010).

 

 

Si le boiteux est objet de scandale, présentant des « signes préférentiels de persécution » comme le dirait René Girard, c'est que sa boiterie (chez Werner Herzog comme chez Léos Carax d'ailleurs) l'oblige à ne pas se satisfaire de l'existant, l'exclamation étant ici au principe de l'empreinte héroïquement laissée par le nain se rêvant géant sur un monde dont les Jivaros disent qu'il est, tel ce dernier, incomplet. Résonne alors in fine le leitmotiv mélancolique Als Leben die Engel auf Erden de Popol Vuh, comme pour exprimer, comme l'a rappelé étymologiquement Giorgio Agamben, que les héros sont dignes d'amour (Éros).

Nosferatu, fantôme de la nuit (1979)

 

 

 

Champ Le géant et le nain, Nosferatu, eine Symphonie des Grauens (1922) de Friedrich W. Murnau et Nosferatu : Phantom der Nacht (1979) de Werner Herzog ? Un certain de nombres de critiques l'avaient alors vu ainsi et ce seront les mêmes qui sonneront l'hallali au moment de Fitzcarraldo (1982), l'étoile du cinéaste célébré au début de la décennie ayant sérieusement pâli à sa toute fin. Si ce dernier aura d'autres occasions de jouer la carte du redoublement (sous la forme du remake avec Bad Lieutenant : Port of Call New Orleans en 2008 en regard du Bad Lieutenant d'Abel Ferrara en 1992 ou de la variante fictionnelle d'un récit documentaire, Rescue Dawn en 2006 en redéploiement des enjeux de Little Dieter Needs to Fly en 1997), prolongeant dans le vis-à-vis spéculaire des films le couple essentiellement boiteux du nain et du géant, la question de la reprise (au sens kierkegaardien) engage autant des logiques cycliques que des puissances de différenciation.

 

 

L'éternel retour pour le dire alors en termes nietzschéens relève ici autant du retour métaphysique du mal autorisant Werner Herzog à ouvrir son film avec les victimes momifiées d'une épidémie de choléra survenue au Mexique en 1833 et sorties de leur musée afin d'expirer les râles de la musique sépulcrale de Popol Vuh qu'à trahir le roman de Bram Stoker (et le film de Friedrich Murnau qui s'en inspirait sans pouvoir le dire explicitement) en faisant de Jonathan l'héritier vampirique de Dracula lui succédant dans son entreprise de propagation de son message apocalyptique. A la fois relève fidèle de l'original restauré dans sa filiation littéraire (en ce que son sort aura été autant tributaire des actions juridiques de la veuve de l'écrivain afin de réduire à néant une adaptation cinématographique non autorisée que son destin aura été captif des relectures inspirées par De Caligari à Hitler de Siegfried Kracauer réduisant symptomatiquement le film de Friedrich Murnau à la vision inconsciente et allégorique d'un mal irrésistible) et démarquage singulier (en ce que le film de Werner Herzog s'expose en la frappe souveraine du geste de son auteur), Nosferatu : Phantom der Nacht ne pouvait pas faire autrement que boiter entre un désir de filiation (certaines séquences citent le découpage original) et une volonté d'appropriation vampirique (le puissant vampire défiant toute loi biologique parle d'une voix trahissant sa faiblesse de non-mort aspirant à en finir avec l'éternité).

 

 

A ce titre, Jonathan représenterait à Dracula ce que Werner Herzog serait à Friedrich Murnau, soit un héritier singulier parce que doublé d'un traître (ne serait-ce que parce que Jonathan supporte ici la lumière du jour). Et ces boitements du traître redoublant l'héritier trouveraient à se prolonger dans l'usage d'un matériau fortement marqué d'hétérogénéité (le film étant déjà une coproduction franco-allemande), tant du côté des sites réels filmés (Allemagne, Tchécoslovaquie, Pays-Bas et donc Mexique) que des musiques employées (du rock planant de Popol Vuh au prélude à L'Or du Rhin de Richard Wagner en passant par La Messe solennelle de Sainte Cécile de Charles Gounod en conclusion et le chant géorgien Zinskaro lors de la fabuleuse séquence de la peste, une mémorable danse des morts entre Bruegel et Bosch).

 

 

Il n'y aurait en définitive pas de plus grand personnage herzogien que celui qui veut vérifier le réel d'une vision quitte à s'y perdre aveuglément et puis mourir (le médaillon ovale de Jonathan aperçu le temps d'un clin d'œil par Dracula incarné par Klaus Kinski quelques mois après son interprétation du héros éponyme de Woyzeck d'après Georg Büchner).

 

 

Lucy (Isabelle Adjani, les yeux bleus grands ouverts), probablement le personnage féminin le plus fort de toute l'œuvre, pose sa propre mort comme l'acte qui dans le réel vient contrarier et neutraliser un prophétisme visionnaire inaudible (à l'instar de celui affectant d'impuissance l'héroïque montagne de muscles de Invincible en 2001). Tels seraient donc chez Werner Herzog la différence structurale entre hommes et femmes et, corrélativement, le pourquoi d'un privilège figuratif accordé au masculin. Les secondes sachant pourquoi elles agissent (contredire la pente de la vision au nom de la restauration du principe de différence contre le règne de l'indifférenciation – les rats, les mouches – ou bien en assurer symboliquement la transmission depuis une infirmité assumée comme l'héroïne du film Pays du silence et de l'obscurité en 1971) quand les premiers sont des activistes d'une cécité ignorée (en raison du primat de la vision et de son inscription forcenée dans le réel, des images non revues et montées de Timothy Treadwell dans Grizzly Man en 2005 aux pupilles blanchies de Dracula).

 

 

Le privilège des héros pathétiques aux héroïnes éthiques permettant d'habiter le site de création des images depuis le silence et l'obscurité d'une cécité jamais affranchie mais dont l'affection même garantit la marche, certes boiteuse mais résolument exclamative, du ridicule et du sublime.

 

 

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Contrechamp Si Werner Herzog se confronte à l'un des archétypes les plus représentés dans le cinéma fantastique, il compose aussi avec une autre figure très importante du cinéma allemand : Friedrich W. Murnau, réalisateur du premier Nosferatu (1922). Par ailleurs, grâce à ce film, son apport au cinéma (ainsi qu'à la figure même du vampire) ne devra plus être négligé. Par exemple, nous savons que Terrence Malick (dont on retrouvait dans La Ligne rouge en 1998 l'ambiance polynésienne du film Tabou en1931 de Friedrich Murnau et son idée romantique de « paradis perdu ») adresse un hommage au film de Werner Herzog en reprenant quasiment à l'identique une même idée de plan dans son long métrage The New World (2005) : deux bateaux accostent un territoire apportant avec eux la maladie et la destruction sur le Prélude à l'Or du Rhin (1869) de Richard Wagner. Pour l'un ce sont les rats, la peste et le comte Dracula, pour l'autre les colons anglais venus conquérir le nouveau monde par les armes, le sang et la maladie aboutissant à l'extermination de quasiment toutes les tribus amérindiennes.

 

 

Il est intéressant de souligner l'usage de la musique de ce compositeur par les nazis durant le IIIème Reich couplé avec certaines interprétations qui voyaient dans le film de Friedrich Murnau la montée en pouvoir de Adolf Hitler en Allemagne. Pourtant, ce que Werner Herzog montre au début de Nosferatu : Phantom der Nacht (1979) en filmant des momies redisposées pour les besoins de la séquence et empruntées à un musée mexicain, c'est que son film ainsi que celui de son prédécesseur ne doivent pas être réduits à ce caractère supposément prophétique. Dracula/Nosferatu n'est plus un monstre exécrable en se présentant comme une figure apeurée (le vampire s'excuse de son intrusion dans la chambre de Lucie), plus humaine (une séquence le montre courir comme un être humain, presque comme un enfant, et non comme la créature nocturne qu'il est censé incarner). Ce changement d'appréciation est une première avancée vers une humanisation de la figure, amplifiée avec l'adaptation de Francis Ford Coppola (Dracula en 1992) et ses différentes strates formant l'archéologie des versions précédentes.

 

 

Il faut souligner ici à quel point le jeu de Klaus Kinski diffère de ses rôles précédents, même si quelques bribes de ses anciennes « vies » reviennent à la surface. Lors d'une séquence émouvante, ce dernier se retrouve dans la même posture qu'Aguirre avec le joueur de flûte amérindien,celle du géant rappelé à l'ordre du nain (ici le notaire Reinfield interprété par Roland Topor). Le géant/vampire paraissant mépriser la fragilité du nain/fou semble pourtant apaisé par sa présence et son comportement de chat affectueux (un animal par ailleurs très présent dans le film). Le comte Dracula est très calme, ne se met pratiquement jamais en colère, a l'air plutôt triste et ne provoque jamais de bains de sang (contrairement aux autres incarnations, notamment produites parla Hammer, qui interprétaient leur rôle d'une manière un peu plus exubérante, ce qu'on aurait pu attendre d'un acteur de la trempe de Klaus Kinski). Face à lui, Jonathan Harker (Bruno Ganz), héros présenté comme positif, devient l'héritier du mal (le traitement du docteur Van Helsing est similaire : d'ennemi juré de Dracula, il passe au statut de scientifique borné, arrêté pour un meurtre qu'il n'a pas commis).

 

 

Avec le personnage de Jonathan Harker se retrouve ce même basculement dans l'innocence dans le mal présent dans le film La Marquise d'O... (1976) d'Éric Rohmer d'après Heinrich von Kleist où le même acteur interprétait le rôle du comte. Dans ce dernier long-métrage, celui-ci profitait de l'évanouissement de la marquise pour la violer. Il était d'ailleurs proche de l'incube du tableau Le Cauchemar de Johann Heinrich Füssli en 1781). Une grande force de Nosferatu repose surtout sur le magnétisme de certaines séquences filmées comme des visions paradoxalement cauchemardesques et sereines à la fois(la séquence du village plongé dans les affres de la peste bercé par un chant géorgien), à l'image même de son personnage éponyme. Cela produit d'ailleurs un contraste saisissant avec un autre film du même auteur tourné la même année, Woyzek. Werner Herzog adapte ainsi deux œuvres majeures de la culture allemande (cinématographique avec Friedrich Murnau et théâtrale avec Georg Büchner). Klaus Kinski, interprète du rôle principal dans les deux cas, reprend pour le second un jeu plus électrique, à la limite du comique (à l'instar de la séquence de l'entraînement au camp militaire).

 

 

Le comte Dracula et Woyzeck représenteraient ainsi deux figures complémentaires, le premier devenant malgré ses pouvoirs nocturnes de plus en plus fragile, le second ayant tout du fou, du bouc émissaire sans être pour autant empêché de gagner en puissance de désordre. Le nain aussi puissant que le géant tombe dans l'impouvoir : un (dé)boitement constant dans la filmographie de Werner Herzog.

Mein liebster Feind, Klaus Kinski  - Ennemis intimes (1999)

 

 

 

Champ Mein Liebster Feind, Klaus Kinski commence deux fois. La première fois avec des images d'archives extraites d'une performance houleuse de l'acteur lors de l'unique représentation de Jesus Christus Erlöser le 20 novembre 1971. La seconde fois avec le cinéaste lui-même qui visite à Munich la pension modeste (devenue depuis maison bourgeoise) où il vécut enfant avec sa famille et fit la connaissance d'un drôle de zigue âgé de seize ans de plus que lui et qui deviendra plus tard l'acteur de cinq de ses films parmi les plus mémorables.

 

 

Dans l'ouverture de ce double commencement, Werner Herzog ramasse la puissance scandaleuse de Klaus Kinski s'identifiant alors au Christ rédempteur (son interprète sur scène étant littéralement « celui par qui le scandale arrive ») tout en tirant du skandalon compris au sens premier de pierre d'achoppement un principe de vision originaire et biographique, l'ordre bourgeois caractérisant le lieu actuel étant soumis à l'inactuel de forces chaotiques évoquées tant par le souvenir d'une salle de bain anéantie que par l'intrusion de la voix-off du jeune acteur récitant des poèmes de François Villon. Avec le battement de l'actuel scandaleusement déboîté par l'inactuel s'affirmerait exemplairement une esthétique du boitement enveloppant autant des effets de polarisation et de réversibilité (le portrait de Klaus Kinski se double d'un autoportrait de Werner Herzog) qu'une circulation du motif de l'obstacle envisagé dans l'épreuve de sa nécessité (l'acteur du point de vue du cinéaste et vice-versa, au point où chacun des deux a désiré tuer l'autre).

 

 

Si Mein Liebster Feind (« mon meilleur ennemi » retraduit en français par Ennemis intimes) expose les effets vertigineux d'un mimétisme périlleux qu'il faudra affronter et surmonter (la mégalomanie des personnages recoupant celle de leur interprète pendant que le cinéaste s'en purgerait en atteignant le point où les moyens se verraient déconnectés de leurs fins en vertu de la seule beauté du geste), eux-mêmes se trouvent redoublés par les vestiges pathétiques découlant d'une passion pour le sublime (du coup de sabre sur la tête d'un acteur de Aguirre, la colère de Dieu en 1972 au pied mordu par un serpent et amputé lors du tournage de Fitzcarraldo dix ans plus tard).

 

 

Que le pouvoir se renverse en impouvoir et que l'impouvoir libère d'intraitables et inassimilables puissances, et le conquistador peut alors devenir le plus grand traître (Aguirre), le vampire un être pauvrement piégé par la vision d'une femme (Nosferatu : Phantom der Nacht), l'idiot du village un jaloux monstrueux (Woyzeck), un mauvais capitaliste un « conquérant de l'inutile » (Fitzcarraldo) et un bandit plus petit que le Noir poliomyélite l'accompagnant jusqu'en bordure du rivage de son propre épuisement (Cobra Verde). Leur interprète agressivement hystérique et égocentrique pouvant alors devenir aussi un homme aimé malgré tout pour ce qu'il aura été capable de faire, en excès sublime par rapport à l'habituel de ses propres excès pathétiques (il suffira seulement de voir comment l'intensité actorale de Klaus Kinski surpasse de loin les jeux combinés de Jason Robards et Mick Jagger engagés pour les premiers essais de Fitzcarraldo).

 

 

Certes, la dispute avec ses accents comiques et ridicules continue après la mort de l'un des deux protagonistes en 1991, qu'il s'agisse de savoir qui était le plus mégalomane des deux ou bien de marquer une différence définitive dans le rapport à la nature (de ce point de vue-là, Mein Liebster Feind préfigure étonnamment Grizzly Man en 2005 avec qui il formerait un drôle de diptyque boiteux). Surtout, Werner Herzog qui s'expose dans ce film comme jamais évoque sa relation chaotique avec Klaus Kinski de telle sorte qu'elle se comprenne sur le versant d'une rencontre décisive et destinale. Du skandalon au pharmakon il n'y aurait alors qu'un pas pour celui qui sait comme Platon que le poison est aussi le remède en demandant à son acteur, souvent dans des rôles de bouc émissaire (pharmakos), d'être l'obstacle en raison duquel le film se vit comme une expérience existentielle radicale pour autant qu'elle soit inoubliable.

 

 

Alors les images de la fiction pourront rétrospectivement délivrer la vision d'un épuisement réel (les fins de Nosferatu et Cobra Verde). Même si la marche de concert de la fiction et du documentaire requis dans sa puissance d'inscription auront plus (Fitzcarraldo et Cobra Verde) ou moins (Aguirre et Woyzeck) déboîté, il aura fallu travailler à l'alliance claudicante et nécessaire du nain et du géant depuis la polarisation des relations passionnelles entre l'acteur et le cinéaste afin d'extraire une vision de réconciliation des contraires, pour la vie. Après Aguirre jetant un singe par-dessus bord, Fitzcarraldo lançant un ocelot par-dessus le lit, Cobra Verde donnant un coup de pied sur un serpent, advient enfin Klaus Kinski acceptant d'entrer dans la danse avec un papillon, un « papillonnement de l'être» (Georges Didi-Huberman) en rappel d'une fragilité enfin admise par celui ayant toujours cru qu'il était un géant.

 

 

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Contrechamp Ennemis intimes (1999) tient une place à part dans la filmographie-rhizome de Werner Herzog : c'est peut-être le seul film à ce jour à évoquer directement son travail (tous ces films évoquent cette question mais jamais de manière frontale) par le prisme de sa relation avec l'acteur Klaus Kinski pendant le tournage de cinq films : Aguirre, la colère de Dieu (1972), Nosferatu, fantôme de la nuit et Woyzeck (1979), Fitzcarraldo (1982) et Cobra Verde en (1987). Peut-être que de cette collaboration houleuse, à la limite du meurtre et de la folie, devait naître une œuvre cinématographique destinée d'une part à montrer des images inédites et puissantes (le tournage mouvementé de Fitzcarraldo) et d'autre part à permettre aussi à Werner Herzog de pouvoir repenser sa propre vie et son travail en fonction des événements vécus en commun avec l'acteur pendant les tournages comme en dehors (le film débute avec une séquence où le cinéaste explique qu'il a vécu avec Klaus Kinski quelques temps quand il était jeune).

 

 

Ce film est aussi la démonstration d'une marque d'amitié puissante mais lucide, d'une béance que le réalisateur ne cessera de chercher lors de ses projets qui suivront et en particulier avec Grizzly man (2005). Dans ce documentaire, Werner Herzog récupère les images tournées par un amoureux des grizzlis, Timothy Treadwell, tellement préoccupé par la protection de ses protégés, qu'en plus d'avoir créé une fondation, Grizzly People, il a décidé de vivre une partie de l'année auprès des ours du parc national et réserve de Katmai en Alaska. En plus de les monter (il existe environ 100 heures de rushs disponibles), le cinéaste part à la rencontre de proches (famille et amis) et de spécialistes (biologistes et autres scientifiques) afin de les interroger plus précisément sur leur vision de Timothy Treadwell. Démarche similaire à Ennemis intimes où des séquences de tournages sont croisées avec des témoignages de personnes ayant côtoyé l'acteur. Si les deux hommes ont énormément en commun, Werner Herzog constate que contrairement à Klaus Kinski (même s'il ne le dit pas frontalement), Timothy Treadwell n'a jamais été confronté à un réalisateur pour le canaliser. C'est peut-être ce que le cinéaste allemand fait de manière posthume en marquant son désaccord avec le comportement du jeune homme, notamment lors d'une séquence de colère puérile contre les dirigeants de la réserve.

 

 

Ce que Werner Herzog reconnaît aux deux acteurs, c'est leur capacité à habiter un plan : Timothy Treadwell a ainsi filmé (peut-être sans le vouloir) des plans d'une grande beauté et Klaus Kinski a quant à lui développé une manière très personnelle d'entrer dans le champ (chaque surgissement est un événement, il doit emplir le cadre de toute sa personne, symptôme de sa mégalomanie). Malgré leurs qualités évidentes, les deux hommes sont quand même considérés comme délirants et aux limites de la paranoïa, ce que ne veut pas cacher Werner Herzog dont la lucidité lui permet d'affirmer un grand respect éprouvé envers eux. Si les paroles prononcées dans les entretiens peuvent être terrifiantes à entendre (sur la mort supposée méritée de l'un ou sur la volonté délibérée de l'autre à violenter et blesser les figurants d'un plan, sans compter ses crises de colère dévastatrice), le cinéaste ne fait pas l'impasse sur des plans qui leur (re)donnent une grandeur et ils sont liés aux animaux.

 

 

Si les deux hommes ont un rapport faussé avec l'idée de la nature, idéalisée pour l'un (notamment avec les ours) et considérée comme un élément de mise en valeur pour l'autre (mais aussi avec un rapport aux animaux assez tendu avec des jetés d'animaux extraordinaires lors de ses contacts cinématographiques avec eux), ils sont pourtant les créateurs de moments rares et précieux non prévus. Timothy Treadwell arrive ainsi à apprivoiser une famille de renards, ce qui laisse des séquences drôles et émouvantes (un vol de casquette et une course-poursuite à travers les buissons), tandis que le jeu de Klaus Kinski avec un papillon lors d'une séquence filmée pendant le tournage de Fitzcarraldo est inoubliable, l'acteur acceptant joyeusement le tourbillonnement de la créature éphémère en offrant un visage pour une rare fois détendu.

 

 

Ce régime d'images pourrait être rapproché d'une autre séquence tournée au départ par hasard par le cinéaste américain Ed Wood et son acteur et ami proche Bela Lugosi où ce dernier cueille une rose devant une maison (peu de temps avant sa mort), montré dans le film éponyme réalisé par Tim Burton en 1994. Même si Ed Wood réutilisera cette séquence dans un film (de manière un peu cynique pour combler les trous laissés par l'acteur décédé), cela montre encore une fois à quel point les cinéastes peuvent être travaillés par leur relation avec un seul acteur (et pour le cas de Tim Burton, sa longue collaboration avec l'acteur américain Johnny Depp). Dans tous les cas ne pourrions-nous pas conclure avec cette citation de Alphonse de Lamartine : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ? ».

 

 

 

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