3) De la valeur d'usage générique des films
et de la circonstance du contexte de leur projection
Parfois, l'électricité était de basse intensité, certes présente en surface épidermique des plans mais cependant sans jamais réussir à craquer pleinement. En manque certain d'un dispositif de polarisation au principe de cette différence de potentiel essentielle à l'émergence foudroyante de l'éclair et du tonnerre court-circuitant intensément le ciel et la terre.
_ On songe ainsi à Géographies de la jeune réalisatrice libanaise Chaghig Arzoumanian où l'agencement des vues fixes et ouvertes sur le paysage lointain et de la voix-off soutenant le récit quasi-mythique d'un destin d'une famille anatolienne brisé par le génocide arménien travaille l'idée d'un « peuple qui manque » dans la perspective d'une reconfiguration personnelle et diasporique de la géographie officielle (on arrive ainsi difficilement à différencier ici l'Arménie de la Turquie, le Liban de la Palestine, l'Égypte de la Syrie). Mais, à la différence du cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub auquel on pourra cependant légitimement penser, l'absence d'un rythme qui saurait décisivement marquer l'intensité dans le passage d'un plan à un autre aboutit malgré la présence au montage d'une technicienne aussi confirmée que Carine Doumit à une narration aussi riche en événements contés qu'atonale dans son expression finale.
Seules quelques surimpressions peut-être inspirées par le cinéma de Ghassan Salhab accentuent jusqu'à l'hallucination la trame quasi-textile d'histoires se superposant à même le paysage dont on sait étymologiquement qu'en tant que pagus il nommait chez les Romains le lieu où sont censées dormir en paix les dépouilles des proches.
_ On songe encore à Des hommes debout d'une autre jeune réalisatrice d'origine libanaise, Maya Abdul-Malak, qui concentre originalement son regard sur un taxiphone de Belleville de telle sorte qu'il s'agirait pour elle de rendre justice à une petite poche quasi-imperceptible d'Algérie coincée à un angle presque mort de Paris et peuplée d'émigrés-immigrés contraints à vivre cette drôle de temporalité – à savoir ce « provisoire qui dure » dont aura si bien parlé le sociologue Abdelmalek Sayad.
Le minimalisme sériel du dispositif reposant essentiellement sur deux séries de plans tournés par l'opératrice Claire Mathon (à l'intérieur du taxiphone et à l'extérieur mais selon un axe perpendiculaire à sa façade) et une narration en voix-off confiée au père libanais de la réalisatrice lisant ses vieilles lettres de migrant d'il y a quarante ans rend certes justice à l'existence flottante de ceux qui vivent dans la niche intervallaire, l'intermonde ou l'interzone caractéristique de l'émigration-immigration. Mais sans réussir cependant à marquer les différenciations nécessaires afin de montrer que, même sur place, on peut encore arriver à changer symboliquement de place (on se souvient que c'est ainsi que savait si bien procéder, en raison de procédures strictement cinématographiques, La Route du pain du marocain Hicham Elladaqui en 2015). Concernant particulièrement la narration, les homologies structurales entre migrations (maghrébine et libanaise) surprennent moins qu'intéresse davantage l'exigence de pragmatisme obligeant le migrant à faire de sa lettre envoyée aux proches une véritable feuille de compte – preuve de la pénétration psychique de l'esprit du capitalisme au principe de ce que Pierre Bourdieu nomma pour sa part le « déracinement ».
Il n'empêche, l'ambition d'un documentaire à la dimension d'une fiction digne de Yasujirô Ozu, Wim Wenders ou Jim Jarmusch prend continuellement le risque de se retourner sur lui-même, dès lors qu'il ne fait rien d'autre que réitérer symboliquement l'enfermement sur place et le blocage entre deux mondes des émigrés-immigrés.
_ Avec moins d'ambition, deux courts-métrages de fiction de facture assez différente osent pourtant s'aventurer dans quelques recoins du monde davantage chargés en électricité. D'un côté, Jours intranquilles de Latifa Saïd propose de suivre la ligne de fuite d'une chanteuse de cabaret algérienne comme sortie d'un film de Pedro Almodovar, fuyant la « décennie noire » et faisant dans les rues d'Aubagne la rencontre d'un légionnaire ayant été mobilisé pendant la guerre d'indépendance (ses « plus belles années » avoue-t-il tranquillement comme le disait déjà un personnage de Muriel ou Le temps d'un retour d'Alain Resnais en 1963). Jusqu'à rendre possible à l'endroit même d'un monde d'antagonismes, de division et de sang les séparant une émotion simple et partagée dans une danse provisoirement déliée de toute capture idéologique.
_ De l'autre, Ennemis intérieurs de Sélim Azzazi imagine durant ces mêmes années 1990 le face-à-face dans la forme d'un huis-clos entre un fonctionnaire de police et un Algérien désireux d'obtenir la naturalisation française, le second perdant progressivement pied face aux pressions exercées par le représentant (d'origine maghrébine) d'un ordre républicain indifférent à toute problématisation morale. Dans les deux cas, l'ambiguïté (ici la femme marquée par une nouvelle guerre d'Algérie accepte l'affection d'un homme s'identifiant sans vergogne à la précédente, là le « bon Arabe » opprimé joué par Hassam Ghancy est éclipsé par le « mauvais Arabe » au service de l'oppression interprété par Najib Oudghiri) cède le pas devant l'ambivalence (ici l'affection pure côtoie la différence radicale des trajectoires, là l'incorporation kantienne dans les impératifs catégoriques et indiscutables de la République menacée par le terrorisme est perçue comme le gage d'une intégration réussie).
On notera ici que les deux films auront beaucoup fait parler les spectateurs de Béjaïa. Le second parce que l'ordre républicain divise le cliché de l'Arabe en deux figures ambivalentes (le gentil est un bloc épais allant s'amollissant, le méchant retors et fascinant). Le premier davantage encore en raison du risque de la sur-interprétation d'un micro-récit censé servir de véhicule hypocrite à l'allégorie de la réconciliation entre les bourreaux et les victimes. On soulignera enfin que Ennemis intérieurs et Jours intranquilles témoignent de l'importance quant à la mobilité de la valeur d'usage des films, dont la réception diffère radicalement selon le contexte de projection (ces deux films sont de toute évidence plus intenses et chargés d'électricité vus à Béjaïa qu'à Paris).
4) Le goût contrasté des larmes,
sucrées, salées
Alors, l'orage a crevé et un éclair est tombé sur la tête de l'auteure de Jours intranquilles lorsqu'un spectateur lui aura sévèrement dit avoir repéré dans son film une opération tout en duplicité de rabibochage des anciens ennemis de la guerre d'indépendance gagée sur les braises encore brûlantes de la guerre civile et de la « décennie noire ». Autant cette prise de position était, dans les paroles comme dans la manière de les proférer, excessive, autant la tenue et la retenue de la réalisatrice soucieuse d'y répondre par le maintien des arguments plutôt que par la surenchère des émotions pouvait impressionner.
_ A l'inverse, un film aussi quelconque que Jungle de Colia Vranici, énième documentaire tourné dans le bidonville de Calais longtemps prisé par certains réalisateurs désireux d'y reconvertir des engagements citoyens en déshérence, manquait d'une consistance esthétique (un incendie est filmé, seulement retenu pour sa dimension ciné-génique) et d'une cohérence narrative (le garçon racontant en voix-off son histoire très écrite dit qu'il ne souhaite pas que sa mère le voit ainsi alors que le film s'acharne à signifier le contraire ; comme il dit avoir perdu le sourire depuis qu'il est dans la « jungle » alors que la réalisatrice montre ce sourire à l'occasion des rasages de barbe effectués avec maestria).
Très loin du travail au long cours de cinéastes comme Sylvain George, la réception de Jungle aura fini par être plombée par les manières de son auteure de défendre son travail face aux interpellations critiques. La tyrannie des émotions, le chantage au vécu, ainsi que l'attestation biographique des ascendances migratoires furent ainsi les arguments mobilisés afin d'empêcher tout dialogue critique avec une réalisatrice qui ignore peut-être que, comme elle, Nicolas Sarkozy et Manuel Valls sont immigrés ou fils d'immigrés. Il y a des pleurs qui s'imposent en noyant même involontairement le poisson de l'intelligence partagée. Il y a des yeux gros de choses secrètes dont l'énigme émeut en étant difficilement oubliable (ces lignes sont dédiées à Sabrina). Et il y a des larmes qui expriment tantôt les fécondes incertitudes de la fiction et du documentaire, tantôt la puissance politique des affects et des corps mobilisés sur le champ de bataille.
_ D'un côté, c'est Le Jardin d'essai de Dania Reymond, qui s'ouvre sur les larmes d'une actrice (dont le prénom est quand même Shéhérazade) perdue dans les intervalles d'un casting indiscernable, à la fois pour de vrai et pour de faux. Des larmes comme la source première servant à alimenter en eau vive et fraîche la luxuriance végétale des embranchements qui suivent entre la fiction, ses courts-circuits documentaires et la mise en abyme que son impossibilité même appelle (et qui creuse une belle tristesse sur le visage de l'acteur Samir El Hakim dans le rôle du réalisateur). Le court-métrage est plastiquement réussi, particulièrement composé avec ses suspensions poétiques et ses travellings latéraux hésitant entre Alain Resnais et Marguerite Duras, investissant le magnifique jardin d'essai botanique du Hamma algérois en prenant au pied de la lettre l'idée même d'essai, réessayant en effet le vieux motif moderne du projet de film empêché afin de réfléchir à la dimension puissamment cinématographique du jardin comme à la difficulté d'y loger un film (ce serait ainsi la conscience du film de savoir que La Parade de Taos de Nazim Djemaï ne put y être véritablement tourné et que Tarzan, Don Quichotte et nous de Hassen Ferhani y projette la possible légende urbaine du premier Tarzan joué par Johnny Weissmuller, cet acteur jamais revenu de son rôle).
Si le jardin d'essai, créé en 1832, est une pure construction coloniale au service d'une rationalité doublée d'un imaginaire circonstancié, Le Jardin d'essai tire les mélanges savants et un brin trop savamment calculés de la fiction et du documentaire du côté de l'utopie (on songe soudainement au récent et magnifique Bois dont les rêves sont faits de Claire Simon). Mais, dépassant la scénarisation des lieux communs du tournage contrarié, le film de Dania Reymond arrive à convaincre vraiment quand il donne à voir le jardin comme une « hétérotopie » aurait dit Michel Foucault. Un site hospitalier accueillant le portrait allégorique de l'Algérie vue comme une oasis assiégée et résistante à ses assaillants car ses draps blancs et ses galettes généreuses disent contre tout misérabilisme les ressources ici abondantes de l'eau et du blé.
_ De l'autre côté, c'est Gulîstan, Terre de Roses de Zaynê Akyol, une réalisatrice canadienne d'origine kurde et auteure d'un impressionnant long-métrage documentaire tourné aux côtés d'une unité de combattantes du Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK), active sur le terrain de la guérilla contre Daech aux confins de l'Irak et de la Syrie.
Certes, le soupçon d'une subordination intéressée du regard sur la perspective propagandiste, injonctive et prescriptive du PKK est impossible à lever définitivement, qu'elle soit la conséquence d'une inféodation involontaire ou d'une adoption consciente et militante (il est par exemple probablement discutable que Mossoul soit davantage désigné ici comme une cité kurde plutôt qu'irakienne). Il ne fait cependant jamais écran aux puissances expressives de femmes pour certaines très jeunes et dont l'incorporation dans la lutte armée s'accomplit comme la vertu nécessaire afin d'incarner un rêve d'émancipation conjuguant le féminisme et le collectivisme. Mais aussi le multiculturalisme et le fédéralisme démocratique (inspirée depuis l'abandon des références léninistes du municipalisme libertaire de Murray Bookchin découvert en prison par le dirigeant Abdullah Öcalan dit « Apo » incarcéré à vie dans l'île-prison d'İmralı depuis 2002).
Avec son titre inspiré de l'œuvre maîtresse du poète persan Saadi, Gulîstan possède de surcroît l'audace des grands westerns d'Anthony Mann, saisissant dans le creux d'une guerre qui se joue au loin dans la profondeur de champ les pleins d'un être-là qui est un être-avec, soucieux d'accorder en exercices pratiques jamais déliés de leur dimension ludique les corps avec les paysages comme le vent avec les visages. La vertu révolutionnaire telle qu'elle s'incarne dans ces filles et femmes qui font la guerre comme si elles s'amusaient et qui cependant n'oublient jamais, dans un sourire mouillée de larmes discrètes, que leur mort est engagée dans le plus sérieux des jeux aurait largement de quoi hérisser le poil de tous les anticommunistes qui croient déjà déceler le goulag dans les discours de Robespierre. Mais cette vertu, en dépit de quelques afféteries formelles, s'affirme plein cadre élargi aux dimensions du « scope » comme la marque d'un rythme et d'une respiration, d'une incorporation fidèle aux idées d'égalité et d'émancipation pratiquées dans le concret d'une discipline toujours susceptible d'être discutée.
Une discipline face à laquelle il est difficile aussi de ne pas être admiratif tant son exercice semble protéger des courts-circuits de la pulsion de mort (on pense fortement ici à une grande pièce didactique de Bertolt Brecht, La Décision écrite entre 1929 et 1930).
A cet égard, le film de Zaynê Akyol réussirait franchement là où aura durablement échoué Hier, aujourd'hui et demain... de Yamina Bachir-Chouikh. A savoir rendre justice à ces femmes qui, militantes de la liberté et combattantes de l'égalité telles les inoubliables Rojen et Sozdar (ces immortelles qui, peut-être, ne seraient plus de ce monde aujourd'hui), sont dans l'incorporation aux idées et dans la pratique de leur viabilité ou opérabilité l'incarnation rayonnante et universelle d'une beauté à la fois joyeuse et terrible, indécidable et renversante.
5) « La beauté n'est rien d'autre que le début d'une terreur à peine supportable »
(Rainer Maria Rilke)
Plus encore que les belles larmes indiscernables en ouverture du Jardin d'essai qui après tout raconte allégoriquement un siège appelé à durer (comme dans un fameux poème de Mahmoud Darwich), les larmes discrètement versées par ces femmes heureuses qui, dans Gulîstan, se battent pour l'autonomie culturelle du Kurdistan à l'intérieur d'un système démocratique et confédéral élargi sont sublimes : elles relèvent moins de ces « larmes-alibi, des larmes de crocodile » qu'elles sont une « manifestation d'une puissance politique » comme l'a encore récemment rappelé Georges Didi-Huberman.
_ Le goût de telles larmes rend grâce au fait qu'elles sont salées du sel de l'électricité. Mais, comme on l'imagine, les conditions de production d'un courant électrique peuvent dans le champ cinématographique être soumises à une plus grande part d'aléatoire. Il n'en demeure pas moins vrai qu'il y a des éclairs dont il serait inapproprié de les écarter d'un revers de la main sous le prétexte ridicule de leur modestie apparente. Que l'on pense ainsi à la puissance de concentration narrative d'un court-métrage de fiction comme F430 de Yassine Qnia qui extrait de situations censément caractéristiques de la petite délinquance s'exerçant dans les quartiers populaires de la région parisienne moins le principe normatif et consensuel d'une sanction morale qu'une dynamique d'enfance court-circuitant l'économie illégale ou informelle. Et cela dans les manières hétérogènes de la dépense improductive, de la jouissance extatique et du don amical.
La Ferrari que Ladhi se paye pour une journée avec l'argent d'un vol à l'arrachée lui sert surtout à chambrer les ouvriers d'un chantier et amuser les gamins de la rue Gaston-Carré d'Aubervilliers. Jusqu'à la surchauffe fatale du moteur – exactement comme un gosse, qui ressemblerait alors autant au héros qu'au cinéaste, fait d'un beau jouet de luxe (la Ferrari comme métaphore du cinéma) un joujou susceptible de tous les cabossages. Si un petit caïd rappelle le héros sévèrement à l'ordre à l'aide d'un foudroyeur (fulgurant détail, l'horrible bidule tombe en panne comme la voiture de luxe), c'est que les circuits d'une économie de la prédation branchée sur la morsure consumériste ne forment pas, loin de là, le tout d'une économie plus générale incluant le luxe final d'un geste si touchant. Le geste enfantin et amical consistant dans le don d'un croissant (toutes choses magistralement ratées par le récent Nocturama de Bertrand Bonello).
_ Que l'on songe encore à 600 euros d'Adnane Tragha, exercice didactique moins brechtien que sitcomesque proposant le commentaire à chaud et en différé des élections présidentielles françaises de 2012 du point de vue de certains habitants des quartiers populaires d'Ivry-sur-Seine, certes restreint et même comprimé par sa vocations sociologique et ses certitudes militantes mais ponctuellement décisif dans ses intervalles qui font quelquefois mouche en effet. Notamment quand la circulation d'une dette donnant son titre au film, et indiquant métaphoriquement la galère qui fut celle du film avant de pouvoir être achevé après plus deux ans de réalisation, trouve à se brancher sur plusieurs dimensions économiques.
Qu'il s'agisse des impayés de loyer et du partage des tâches domestiques, de la précarisation salariale de la jeunesse étudiante et des aléas des concerts dans les cafés, du glanage dans les marchés et de la manche dans la rue, de la multiplication des mini-jobs et du poker pour compenser de maigres revenus. Et la réalité plurielle et multidimensionnelle de ce que signifie l'économie participe à déterminer négativement la liberté nécessaire à l'exercice du jugement politique et de la citoyenneté par le suffrage électoral, contribuant à l'abstention massive des classes populaires.
_ A cet égard, même si 600 euros investit superficiellement les pratiques politiques des militants de terrain (le meeting, la diffusion de tracts trop, les échanges polémiques aussi vite filmés qu'évacués), sa préoccupation trahit y compris avec ses naïvetés une plus grande honnêteté que les faux-semblants de La Bataille de Solférino (2013) de Justine Triet qui prenait prétexte du même contexte électoral pour surenchérir positivement sur l'empiétement de la sphère publique par la sphère privée (le symptôme d'un accord minimal ou larvaire avec la privatisation tant vantée par la doxa néolibérale). Que l'on pense enfin à un court-métrage comme Alger de bas en haut de Nesrine Dahmoune, dont la simplicité visant l'évidence consiste à proposer d'intercaler dans le trajet habituel d'une jeune fille en guise d'alter-ego à la réalisatrice, dans la rue algéroise, le métro et le téléphérique, des micro-déplacements témoignant symboliquement d'un désir littéral de faire quelques pas de côté pour essayer de prendre un peu de hauteur.
Le fait pour une jeune Algéroise de vouloir fumer ostensiblement une cigarette dans le métro se transmue notamment en opérateur de fiction électrisant les conventions du documentaire. Avec une manière soutenue par la voix-off de malice et même d'insolence qui pourrait d'ailleurs faire légitimement penser à certains films courts de Lamine Ammar-Khodja et Hassen Ferhani.
_ La projection à Béjaïa de Dans ma tête un rond-point, l'un des grands documentaires toute catégorie vus en 2016, aura représenté l'un des grands moments électriques des RCB. Un moment renforcé le lendemain à l'occasion passionnante d'un café-ciné désireux d'approfondir l'analyse du film et où, en vertu des questions de Tahar Chikhaoui, le réalisateur accompagné de son ingénieur du son Djamel Kerkar (auteur d'un premier long-métrage documentaire intitulé Atlal et récemment récompensé au FID) sera rentré peut-être comme jamais dans le secret de la fabrication de l'une des plus belles séquences de son film. On aura pu ainsi découvrir que la séquence en question, un long plan reposant sur la simultanéité de la retransmission télévisuelle d'un match de football à l'arrière-plan et de l'action collective de tirer un taureau latéralement de droite à gauche du droite, aura relevé non seulement de la kermesse populaire mais aussi de l'authentique tauromachie dès lors que la peur du bestiau aura engagé la fuite de plusieurs ouvriers incluant aussi le réalisateur et son ingénieur du son, laissant ainsi à la caméra le soin de continuer enregistrer la scène.
Une anecdote qui en aura foudroyé plus d'un, avérant ainsi que la beauté esthétique d'un film comme Dans ma tête un rond-point, loin d'équivaloir à l'esthétisation de la condition prolétaire, ne vise au fond rien d'autre, comme le dit un jour un vers Rainer Maria Rilke tiré de la première des Élégies de Duino (1923) réécrit par Jean-Luc Godard, que « le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter ».
6) Une violence si vieille,
antiquité du sexisme
La conjonction difficilement pensable de la terreur et de la beauté, au risque assumé d'un mortel foudroiement, s'expose exemplairement dans ce plan magnifique de La Parade de Taos de Nazim Djemaï projeté pendant sa master-class où l'héroïne, victime d'un lynchage symbolique par une bordée cyclonique de lutins surgis des ruines de Tipaza et comme revenus de Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni, est montrée à côté d'un blason représentant la méduse Gorgone. La figure mythique au principe même de la tragédie, c'est le tragos, autrement dit le bouc émissaire rituellement sacrifiable afin de chanter les louanges de Dionysos.
Le tragos finit même par être envisagé comme un désir furieux pour le personnage de Marco, le chanteur désœuvré et ivre de 600 euros, hésitant sur le seuil de franchissement d'une auto-immolation le soir de la victoire de François Hollande entre la reconnaissance de son destin dans celui de Mohamed Bouazizi dont la mort fut le coup d'envoi de la révolution tunisienne et la volonté d'un coup de force spectaculaire satisfaisant la part pulsionnelle de son narcissisme contrarié. C'est l'ambivalence même de cette ultime image qui en fait la force et c'est vraiment dommage alors que Adnane Tragha ait cru bon d'ajouter un plan avertissant le spectateur que rien de grave n'aura finalement lieu – comme s'il s'agissait d'éteindre un début d'incendie même imaginaire au lieu d'en abandonner la rêverie bachelardienne au spectateur.
Le tragique est pourtant ce dont il ne faut pas avoir peur comme le prouvent les films respectifs de Zaynê Akyol, Yassine Qnia et Hassen Ferhani. Surtout, le tragos que l'anthropologie mimétique d'un René Girard envisage comme la victime émissaire faussement coupable de la crise mimétique et fondamentalement innocente du crime qu'on lui attribue aura pris durant les six jours des RCB le visage d'une femme – de plus d'une femme.
_ C'est la sœur à qui aura pensé Mohamed Yargui qui lui aura dédié son film, lui l'enfant du pays béjaoui et auteur avec Je te promets d'un court-métrage fictionnel à la naïveté, la générosité et la sincérité désarmantes. Il s'agit pour lui de raconter comment derrière la réussite masculine d'un frère il y a le sacrifice à la fois imposé et consenti d'une sœur avec laquelle le héros aura dès lors contracté une dette interminable. Et cela donne cette séquence magnifique, digne d'un film de Youssef Chahine, où la sœur alors en voie d'être mariée, et au risque de bousculer les conventions maritales en territoire kabyle, crie sa joie quand son frère lui souffle à l'oreille qu'il vient d'être reçu aux Beaux-Arts.
La promesse engage un endettement symbolique qui, si le réalisateur arrive à bousculer la bonhomie qui le caractérise, l'obligera à cette cruauté nécessaire qui fut en d'autres temps celle d'un cinéaste aussi important que Kenji Mizoguchi. Lui dont l'œuvre cinématographique peut légitimement se comprendre aussi comme le paiement d'une dette interminablement contractée à l'égard d'un sœur vendue comme geisha par des parents alors soucieux de privilégier les études du fils.
_ Enfin, aux côtés de l'héroïne de La Parade de Taos, on devra compter désormais avec celle de l'ambitieux Kindil El Bahr (« La méduse », précisément la « lanterne de mer ») du réalisateur Damien Ounouri, autre avatar de la femme monstrueuse et médusante, du bouc émissaire porteur de cette différence essentielle que l'on pourrait comprendre à partir du concept de « valence différentielle des sexes » (l'anthropologue Françoise Héritier en a proposé en effet le concept afin de comprendre le soubassement structural et générique de la domination masculine consistant dans l'essentialisation de la différence sexuelle, de fait attribuée exclusivement aux femmes puisqu'elles ont la capacité biologique d'accoucher d'un être d'un sexe semblable au leur mais aussi différent).
Le court-métrage de Damien Ounouri sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes est en effet véritablement insolite eu égard aux lignes dominantes du cinéma tel qu'il se fabrique en Algérie. Démarrant sous les auspices du simple réalisme, Kindil El Bahr connaît ensuite une première accentuation naturaliste (l'héroïne est une jeune mère de famille qui, venue avec sa mère et ses enfants passer l'après-midi sur une plage, se retrouve agressée par plusieurs hommes alors qu'elle était tranquillement en train de nager). Puis le réalisateur décide d'enchaîner sur une inattendue inflexion en vertu de laquelle le fait divers se métamorphose en film de genre hybride mariant à la fois le fantastique (la noyée devient une créature marine dotée du pouvoir de crier et électrocuter toute présence vivante à plusieurs mètres aux alentours), la science-fiction (on apprend que la région est frappée par la multiplication de cas semblables exigeant le travail de la police scientifique et de ninjas assassins) et le « female revenge movie » (après avoir été agressée par des hommes, l'héroïne tue tous ceux qui tenteraient de s'approcher d'elle).
Les glissements narratifs et les passages dans différents régimes de représentation s'effectuent, en dépit d'une hétérogénéité des genres cités, avec une relative cohérence esthétique (la métamorphose est le fait de l'héroïne tout autant que du film engagé dans la pluralité de ses mues successives). Et l'actrice principale, Adila Bendimerad, aura été intensément mobilisée afin d'incarner la victime émissaire d'une violence certes sociale mais d'origine antique (la ville imaginaire où se situe l'action se nomme significativement Césarée). C'est le noyau sacral de cette violence qui intéresse de toute évidence Damien Ounouri, l'autorisant par le détour des genres à toucher à sa dimension mythique. La femme à la fin effectivement exhibée comme la figure d'une altérité monstrueuse au sujet de laquelle il aura alors été bon de rappeler que l'autre nomme originellement l'autel accueillant les rituels du sacrifice.
L'autre, on le goûte bien sûr dans la dialectique du pour-soi et du pour-autrui depuis Hegel jusqu'à Sartre, dans le désir comme lieu inconscient de l'autre et structuration du sujet dans l'éthique de la psychanalyse lacanienne, comme autrui dans l'éthique de la responsabilité levinassienne, comme l'autre de l'autre que je suis depuis l'impossible synthèse des raisons chez Kant et la poésie d'Arthur Rimbaud. Mais, pour qu'il y ait de l'autre il faut qu'il y ait du même, et parce qu'il y a pour le même de l'autre, il y a aussi cette altération en raison de laquelle les uns croient identifier dans les autres les porteurs d'une différence substantielle et menaçante, séparatrice et dispersive pour l'intégrité séminale de leur identité. Parce qu'il y a de l'autre pour le même se refusant dès lors à penser le monde comme étant composé d'ensembles ouverts de singularités plurielles, de multiplicités subjectives et intersubjectives, il y a une vision du sacré qui exige pour être pleinement opératoire le sang versé du sacrifice.
Toutes choses qui auront été d'ailleurs rappelées à l'occasion d'un café-ciné ayant porté sur le terme même d'altérité, pont aux ânes d'un certain discours humaniste actuel. Dans les circonstances concrètes de situations vécues jusque dans les contradictions qu'il nous faut réfléchir entre le désir de l'autre (par exemple le sud) et le rappel à l'ordre par le même (soit le nord), ce désir relationnel ne saurait être dans le champ post-colonial et néo-impérialiste que foncièrement limité en effet. A cette aune, on pourrait considérer la force réelle de Kindil El Bahr en fonction de deux raisons spécifiques qui en relativisent aussi la portée esthétique. D'une part, parce que son récit mené tambour battant est affecté par une trop grande lisibilité dans les intentions scénaristiques, aux limites du programmatique. D'autre part, parce qu'il échoue surtout à sortir du cercle mythologique qui certes dévoile le noyau sacral de la violence des hommes à l'encontre des femmes, mais tout en en reconduisant cependant les schémas mimétiques.
La violence mythique, l'héroïne n'en sort malheureusement pas, tuant après avoir été tuée, son cadavre finalement exhibé comme la proie nécessaire aux mitraillages des regards et des téléphones portables aussi prédateurs et obscènes que la noyade inaugurale – à la différence radicale du personnage de L'Ange de la vengeance – Mrs. 45 (1981) d'Abel Ferrara dont la violence serait moins mythique que divine ainsi que l'aurait distingué Walter Benjamin puisqu'elle cherche au-delà de toute décision vengeresse à creuser en s'attaquant à n'importe qui le différend irréconciliable entre la justice et le droit.
Il faut cependant être attentif à la subtilité de certains détails (comme celui où l'héroïne demande à être embrassée dans la voiture de son mari symboliquement juste en-dessous du niveau de la mer perceptible derrière la vitre de la portière). Ou encore à la force de certaine séquence (telle la noyade comme épreuve fusionnelle certes difficilement supportable par le spectateur entre les agresseurs et leur victime mais sans jamais confondre le point de vue de la seconde avec celui des premiers jamais représenté). Et l'on pourra alors reconnaître dans cet essai de fiction un désir de cinéma qui, dixit son réalisateur, souffre encore de ne pas pouvoir d'un point de vue strictement logistique bénéficier d'une industrie de cinéma algérienne à la hauteur de ses aspirations d'auteur.
Il faudra enfin avoir été sensible aux plus terribles courts-circuits relevant pour partie des rapports conjonctifs-disjonctifs des images. Ceux qui volontairement et involontairement plongent dans le magma électrique du réel pour en ressortir avec la force quasi-prémonitoire de « sentir le grisou » (comme le dirait encore Georges Didi-Huberman). Beaucoup de spectateurs de Béjaïa, alertés par l'annonce terrifiante du meurtre par immolation d'une femme de 34 ans, Amina Merabet, à El Khroub à quelques kilomètres de Constantine par un homme qui n'aura pas supporté qu'elle refuse ses avances, auront alors terriblement reconnu dans les ultimes mots prononcés par la victime appelant à l'aide sa mère les mots semblablement hurlés par l'héroïne de Kindil El Bahr à l'adresse de la sienne durant son agression.
Cette question de la violence à l'encontre des femmes aura été envisagée également autrement, (très bien) par Gulîstan et (tellement mal) par Hier, aujourd'hui et demain..., dès lors que pour les femmes comme pour toutes les minorités opprimées, demeure valable la dernière phrase de Sainte Jeanne des Abattoirs (1929-1931) de Bertolt Brecht : « Seule la violence aide là où la violence règne ».
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