L'Orphelin d'Anyang (c) D.R. L’ORPHELIN D’ANYANG
de Wang Chao


Texte tiré de : http://www.objectif-cinema.com/analyses/100.php

SYNOPSIS : Anyang, une ville moyenne de la province chinoise du Henan.Yu Dagang, un ouvrier quadragénaire se retrouve brusquement au chômage et sans ressources. Un soir, il découvre en pleine rue un couffin dans lequel repose un nouveau-né abandonné par sa mère. Celle-ci, Feng Yanli, une prostituée originaire de Mandchourie, s'engage à verser la somme de 200 yuans tous les mois à celui qui acceptera de prendre soin de son bébé…


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L'ENFANT DE LA PEINE

 

 

  L'Orphelin d'Anyang (c) D.R.


Se refiler le bébé quand on a jeté l’eau du bain : que faire d’un corps en plus au cinéma, dans un plan de cinéma ? Tout récemment, Mischka de Jean-François Stévenin envisageait cette question via le corps rond de Jean-Paul Roussillon, gros bébé au bord de la sénilité qui encombrait le départ en vacances de son fils (interprété par le pétaradant Yves Afonso). Ce corps en plus était un corps en trop. En rencontrant l’infirmier Gégène (Stévenin tel qu’en lui-même, c’est-à-dire dans la posture contorsionniste d’un altruisme dépensier), grêlé de corps absents qui lui manquent (oncle, père, fille) mais auxquels il ne manque pas, Roussillon, rebaptisé Mischka, lui servira non pas tant de béquille que de contrepoids. Chez Stévenin, la pesanteur peut être aussi une grâce. On lâche du lest d’un côté, on en récupère de l’autre. Ce qui était vieillesse usée devient par un jeu d’échangeurs (pas seulement autoroutiers) rondeurs enfantines : un corps ne se perd jamais, c’est la mauvaise fiction (celle des vacances programmées et hystériques en famille, par exemple) qui est perdante de tant manquer à ces corps-là. De ne plus vouloir les voir. De ne pas ou plus savoir qu’en faire.
 

 

 

Il y a cinq ans, dans Ossos du Portugais Pedro Costa, le bébé était plus rudement encore le corps du délit, non plus métaphorisé et malléable comme chez Stévenin, mais ici filmé frontalement, dans sa douleur raide. C’est la question : " Que fait le Portugal de ses enfants ? ". Et c’est la réponse : " Des rejetons, des corps rejetés ". Ce corps particulier, comme la vie concentrée jusqu’à la souffrance, sert aussi de prise de poids nécessaire quand l’étiolement (social avec le chômage, affectif avec le suicide, physiologique avec la drogue) règne, implacable. Le plan a plus de chances de durer positivement quand il prend en charge cette prise en charge involontaire (un bébé tombe toujours, dans les bras ou du ciel), se substituant aux prises de drogue et aux tentatives inopérantes de suicide, à la dé-prise sociale. La référence obligée se situe du côté du Kid de Charlie Chaplin : c’était la geste cinématographique chaplinesque (un art du plan en tant qu’il est une scène habitable du monde, qu’il rend le monde stable et habitable) qui surenchérissait sur le désir moteur et secret du personnage de Charlot de tenir un espace et de le rendre vivable, pour lui comme pour cette figure de l’altérité maximale et obtuse (le môme, antithèse absolue du tigre du Cirque qui n’appelait alors que la fuite) qu’il tenait dans ses bras, à bout de bras.
 

 

 

Ossos (c) D.R.


Et on aurait pu tout aussi bien parler du bébé de Nanni Moretti dans Aprile comme décongestion à teneur politique du trop-plein de discours écrasant la puissance citoyenne de la parole, du bébé de Nénette et Boni de Claire Denis comme rééquilibrage entre le frère et la sœur de ce qui manque chez l’un et qui étouffe chez l’autre, du bébé de Sinon oui de Claire Simon comme appel névrotique à la fiction et besoin de jouer au prix du mensonge une part reluisante (la maternité) du théâtre social. Non pas l’hymne régressif de l’enfant-roi hystérisé : " Dur, dur d’être un bébé ", mais la difficile ré-interrogation des valeurs d’un cadre quel qu’il soit (de vie, de cinéma) : " Dur, dur d’avoir un bébé ou de savoir quoi en faire ". Le bébé comme personnage natif du cinéma quand celui-ci en repasse pour son salut ou sa survie par quelques questions primordiales facilement oubliées (qu’est-ce qu’un plan, un personnage, un récit ? Plus généralement, qu’est-ce que le cinéma, pour reprendre le titre du livre fondamental d’André Bazin ?). C’est la nativité du cinéma qui s’en trouve ré-éclairée. La vie comme le cinéma ne cessent de se justifier : pourquoi existons-nous ? Pourquoi un autre enfant, pourquoi un autre film ? Perdurer, c’est justifier sa volonté de perduration. C’est sans cesse se battre, feinter, monter au créneau ou au filet (le bébé comme balle de tennis, comme témoin à faire passer).
 




L’Orphelin d’Anyang de Wang Chao, ancien assistant de Chen Kaige (palmé d’or en 1993 pour Adieu ma concubine) mais nourri secrètement d’une certaine modernité (Ozu, Bresson, Antonioni : trois cinéastes de la raréfaction expressive, du silence et du vide), a été tourné contre les règles classiques de production. De manière quasi-clandestine, ce tout jeune cinéaste travaille, à l’instar de son collège Jia Zhang-Ke (l’auteur de Xiao Wu et de plus récemment Platform), à l’opposé même des normes du cinéma académique et officiel promulguées par les autorités de la Chine pop’ qui lui ont pourtant servi au départ à forger son approche de l’appareil cinématographique. Tuer l’académisme, c’est le réduire au silence formellement, c’est faire le vide en lui. Le voir de l’intérieur pour mieux s’en défier.

Ce premier film, adapté d’un roman écrit par l’auteur lui-même (en attendant de pouvoir le tourner), a été remarqué très justement à Cannes et à Belfort mais demeure toujours invisible chez lui, à cause d’autorisations de tournage qu’il n’a pas obtenues, volant des fragments critiques de réel à l’arraché, à l’insu des pôles de surveillance du pouvoir (et l’on peut imaginer sans forcer que cette invisibilité forcée durera). La vigueur de cette œuvre, sa contemporanéité précieuse et connexe de notre propos, son application à rendre visible tout un pan traumatique du réel absenté ou refoulé par le cinéma chinois académique qui le masque sous des couches épaisses de fresques historiques grandioses, font qu’elle en repasse par les mêmes problématiques dégagées plus haut tout en réussissant à s’inventer des réponses plus qu’honorables, souvent justes, souvent touchantes.

 



C’est un corps en plus dont n’a que faire la Chine continentale (on n’ignorera pas les pressions politiques et sociales en rapport avec les chiffres inquiétants de la démographie nationale), ce corps chétif et sans défense dont on imagine aisément qu’il s’agit aussi de celui du cinéma, autre corps du délit à liquider quand il ne correspond plus à la grille formatée à la mesure des exigences du pouvoir en matière de possibilité de représentation. Par le contexte économique difficile (il s’agit d’une Chine reculée, enfoncée loin dans les terres continentales), par le paysage politique contraint auquel il appartient (l’ouverture vers le capitalisme se fait timidement, la récession s’est durablement installée), Chao pour une première tentative qui ne s’embarrasse d’aucune prudence arrive à nous dire deux ou trois choses essentielles sur le cinéma aujourd’hui (et la leçon pourrait intéresser, inspirer l’Occident) : le risque qu’il faut pour en faire est aussi pour lui comme une manière de salut. Ce n’est pas le soldat Ryan qu’il faut sauver (allusion au mastodonte hollywoodien de Spielberg), le spectacle lénifiant de vérisme et sa basse démagogie protectionniste (les récentes reconstitutions historiques provenant de Hollywood, de Pearl Harbor à La Chute du Faucon noir, ne sont que des O.P.A. sauvages gagnées à coup de millions de dollars sur l’Histoire), mais les meubles qui font encore du cinéma un endroit respirable. Même s’il est orphelin (la modernité comme rupture idéologique avec l’industrie de masse).
 
 
 
 

Il n’y a pas plus matérialiste et plus beau – cette beauté n’a de valeur que contemporaine, elle n’a d’utilité que pour ici, maintenant et tout de suite – quand un regard peut sauver le cinéma tout entier, quand le cinéma peut être sauvé par un plan, quand un plan peut sauver un personnage, et réciproquement (c’est l’équivocité du cinéma, au sens propre toutes voix égales, le rêve encore fonctionnel d’une démocratie possible, en Chine comme ailleurs, et qui fonctionnerait). Le bébé donne alors à l’image un plus de poids, fait plan quand les images souvent n’en ont pas ou plus (le syndrome généralisé du light : obésité du signe et rachitisme ou nullité du sens, impossibilité d’autre chose). Il permet en outre aux corps qui sont à son contact, qui partagent le plan avec lui, de dépasser leur statut normatif d’archétypes de départ (ici, ceux du mélodrame) et d’accéder à celui plus incisif de personnages de fiction, et qui n’ont d’autre ambition que d’avoir une place sur la Terre.




En ce sens, le début du film est admirable de précision. Que voit-on ? Les déambulations sans autre but apparent que de déambuler de Dagang, personnage mutique et lunaire, le long de longs plans-séquences à la fixité immuable. Ces quelques " blocs de durées-mouvements " (Gilles Deleuze) n’ont pas, après coup, qu’une seule valeur documentaire où c’est la perception pure qui induit a posteriori du sens (à quoi ça ressemble une Chine en voie de désertification, dont les usines ferment les unes après les autres ou qui n’embauchent plus ?), mais se chargent insidieusement d’une tournure comique, comme on avait déjà pu le remarquer dans le cinéma de Chantal Akerman, que le film ne démentira jamais. Passant et repassant le cadre, on se dit alors que le personnage, par son inoccupation qui renvoie à la situation de fermeture sociale que connaît le pays, est un vague cousin lointain des ouvriers du dernier film d’Alain Guiraudie, Ce vieux rêve qui bouge, c’est-à-dire un descendant direct des silhouettes désorientées devant la rigidité des structures et la frontalité d’un regard, celui du cinéma de Jacques Tati. Cette manière de déjouer nos attentes d’un " houhsiaohsienisme " proliférant en Asie auquel même Jia Zhang-Ke n’a pas su renoncer avec Platform n’est pas sans rappeler l’autre alternative taiwanaise en matière de modernité cinématographique, Tsai Ming-Liang.

Chao ne se départira pas de ce comique discret, un peu collant, à l’instar de Dagang qui refuse à un moment du film de sortir du cadre alors qu’on veut l’en expulser. Et c’est par ce biais que vont se nouer les différents fils narratifs du récit, et comme chez Chaplin, le comique n’est que le côté pile d’une pièce dont le tragique est le côté face. Dagang n’a en sa possession que des tickets-repas de la cantine de l’usine qui vient de le virer, et ils ne lui sont d’aucune utilité pour pouvoir se payer un bon bol de nouilles. Même ses voisins ne peuvent l’aider, les usines n’ayant pas débauché bloquent depuis plusieurs mois le paiement des salaires. Le gag veut qu’en tombant par hasard sur un nourrisson abandonné sur lequel un billet manuscrit promet une petite somme d’argent afin de prendre soin de lui, Dagang ait résolu momentanément ses problèmes pécuniaires. La vacance frustrante du personnage est terminée, son assise active est trouvée : il lui faut donc assurer son nouveau cadre, le cadre du plan et n’en plus sortir. Son obstination prête à sourire, elle émeut surtout, palliant à la désaffection du milieu (le sol poussiéreux) et à la démission sociale (les usines fermées). Anyang aussi est un peu l’orpheline de Pékin, laissée à l’abandon, préférée aux promesses un peu putes de l’Ouest.

 



A l’opposé est le trajet de la mère du nourrisson, que Dagang rencontre assez rapidement. Il s’agit de Yanli, une belle prostituée à la mine triste : son enfant, on l’apprendra bien assez tôt, est de son maquereau, le rond et gras Si-De, petit mafieux de son état entouré de quatre gardes-chiourme habillés à l’européenne. Le trajet de ce dernier est le troisième du film : son centre névralgique sera aussi le même que celui des autres, à savoir qui doit avoir la garde du bébé. A partir de là, tout s’accélère, le film lui-même s’affranchissant du rigorisme de sa mise en place pour des envolées que n’aurait pas dénié un cinéaste comme Kitano (autre gag, quand une ellipse sur un coup brutal porté à Yanli par Si-De qui ne cesse de l’humilier se redouble d’une autre ellipse lorsque Si-De s’écroule subitement dans la rue, suite à une attaque due à la leucémie). Ainsi, la position de chacun aura changé : Yanli et Dagang organisent ensemble la garde de l’enfant quand, de son côté, Si-De se sachant atteint d’une maladie à laquelle il ne réchappera pas veut reconnaître, suite à un entretien avec sa mère, cet enfant comme étant le sien. On sent alors qu’il en va de leur vie à tous : ce petit théâtre assez brechtien reconduit de façon latérale ce que tous ont loupé dans les minces cadres offerts par la société chinoise. Exploitants (Si-De), exploités (Dagang et Yanli), ils n’avaient aucun point de maîtrise sur lequel pouvait s’arc-bouter une raison d’être suffisamment autonome pour ne pas trop subir les sévères pressions de leur gestus.

Et pour le contester, pourquoi pas : cet enfant non voulu, pas programmé, va précipiter un regard, un mode de vie, une fiction, faire ou défaire des unions, contestant même notre vision première du film. On avait cru d’abord voir une œuvre post-antonionienne, avec ses espaces amorphes ou déconnectés, ses personnages épuisés, son sens d’une durée étale et son récit minimal. Il s’agit en fait d’un mélodrame tout ce qu’il y a de plus classique (Chaplin, encore) mais comme mis à distance, non pas comme l’aurait fait un Fassbinder en insistant par le théâtre sur le théâtre, mais par la frontalité des plans tellement ouverts sur le réel, tellement imprégnés par celui-ci que bien souvent la circulation automobile ininterrompue va jusqu’à empêcher parfois la visibilité de la fiction.

 

 

L'Orphelin d'Anyang (c) D.R.


L’attendrissement, voire la mièvrerie intrinsèque au genre résiste au filmage (certaine déclaration de la prostituée, un peu courte : " Je ne fais pas ce métier par plaisir mais par besoin "), la mise en scène résiste aux codes universels du genre (voir ce plan impressionnant où Yanli récupère de l’argent à un guichet pendant que l’agent n’arrête pas de bruyamment tamponner des fiches invisibles à l’œil du spectateur : la bande-son informe le plus simplement du caractère administratif lourd ossifiant les passages obligés décrétés par la société). L’origine romanesque du film se fait d’abord oublier, puis revient discrètement, s’insinuant dans les intervalles et les fondus au noir qui ponctuent chaque séquence de l’œuvre, en en contrebalançant l’intérêt documentaire (la modernité comme garde-fou, tampon et jonction entre le pur romanesque et le pur document).

 

 

C’est à équidistance de ces trois modes diégétiques ou filmiques (le mélo, le comique, la modernité à tendance documentaire) qui répondent sur le versant de la forme au croisement de trois existences du point de vue du scénario que L’orphelin d’Anyang  peut vivre dans une triangulation redoublée assurant sa force, que le bébé peut attirer au sein de ce triangle humain rapidement constitué les plus vives attentions. Et l’une des plus belles fonctions qu’assure le nourrisson sera en conséquence celle de trait d’union, de raccord : entre deux êtres que rien ne devait un jour devoir rassembler, entre deux voire plusieurs modalités de cinéma. Pour que puisse enfin avoir lieu un regard.

 

 

 

  L'Orphelin d'Anyang (c) D.R.


Il est celui par qui le scandale arrive (la prostitution, la maternité impossible à gérer, l’argent) ; il est aussi celui grâce à qui un récit peut se nouer, offrant surtout à Dagang et à Yanli de grands moments de présence concrète qui bouleversent. Une scène de repas qui n’est pas sans rappeler Naruse succède à une autre plus en aval du film : dans la seconde, Dagang manque à l’appel, il manque au plan comme à celle qui finalement ne peut réprimer ses larmes en avalant ses nouilles, son bébé dans les bras. Yanli, par sa tristesse affectant sans effusion tout le plan, nous susurre qu’elle est désormais orpheline de cet homme, que le plan en adéquation avec les désirs de ses héros est dorénavant orphelin de son personnage.
 

 

 

Au bout du compte, on comprend que ce n’est pas le bébé l’orphelin promis par le titre du film (il a une mère biologique, et deux pères qui se le disputent, l’un biologique et l’autre plus d’élection que d’adoption), mais Dagang lui-même, résolument seul, sans famille alors que Si-De ne bouge jamais sans être accompagné par son escorte et le souvenir prégnant de sa mère, coordonnant son avidité de perceptions (regarder le Fleuve jaune et puis mourir) avant d’irrémédiablement basculer dans le hors-champ programmé par la leucémie. C’est encore un gag qui signe ce basculement, mais tragiquement, au détriment de Dagang, puisqu’en se bagarrant avec Si-De au sujet de Yanli, en voulant demeurer vissé dans son champ (d’intervention), il se retrouve jeté en prison, ayant probablement provoqué prématurément la mort du maquereau repenti. Dagang entôlé, Si-De disparu, le film entier dans une forme d’accélération absurde et désespérante repose maintenant sur les frêles épaules de Yanli.

 

 

L'Orphelin d'Anyang (c) D.R.


L’orphelin d’Anyang semblait s’avancer sur les brisées de Ozu. Ces plans répétés de ruelles animées le soir tombé, ce vélo immobile posé contre un mur comme figuration du mouvement bloqué et indexé au profit de la pure représentation du temps, cette séance officielle de photo même où Yanli et Dagang, leur bébé dans les bras (car il est à eux, et à eux seuls, cette propriété largement assumée n’étant que le fruit combiné, d’abord du hasard puis de leur volonté), posent comme poserait n’importe quelle famille normalement constituée (cette simulation consciente – une mise en scène personnelle que n’effacera pas la mise en scène fade du photographe professionnel, en miroir de celle de Chao que n’écraseront pas les lois d’airain du cinéma chinois professionnel – a peut-être plus de force que la représentation de façade attendue dans ce genre de situation), tout cela fait indubitablement penser au film Récit d’un propriétaire du cinéaste japonais.
 




Il apparaîtrait plutôt que le film puise ses ultimes ressources du côté du cinéma de Robert Bresson. Un dispositif carcéral organisant la communication entre le détenu (Dagang) et celle qui vient le voir (Yanli) se réfère explicitement à la fin grillagée de Pickpocket (et Xiao Wu de Jia Zhang-Ke rendait un bel et justifié hommage à cette œuvre matricielle de la modernité cinématographique), et on pourrait très bien imaginer le premier dire à la seconde : " Yanli, quel étrange chemin j’ai dû faire pour arriver jusqu’à toi ". C’est enfin le moment où un car de police, après avoir ramassé des prostituées (sûrement dénoncées) dont fait partie Yanli, les débarque devant un fourgon blindé : on pense inévitablement à une séquence similaire de L’Argent du même auteur. L’évasion n’étant pas à l’ordre du jour, son corollaire immédiat, l’incarcération, est le motif formel secret du film. Cette lampe que regarde Dagang, hors-champ et haletant au début du film, n’est pas si éloignée du peu de lumière filtrée par la lourde porte du fourgon que regarde la jeune femme tabassée à l’instar de ses collègues (on songe alors à la fin du Cercle de Jafar Panahi). De la Chine, on n’en sort pas comme ça. Encore quelques gags ou situations cocasses (la prostituée ramenant chez Dagang des clients racolés pour récolter l’argent nécessaire à leur ménage insolite, ce dernier en profitant pour crever les pneus de leur vélo et faire ainsi plus de bénéfices) qui peuvent dériver vers des significations plus ambiguës, imbriquant sexe et politique (Dagang avec sa pompe à vélo, Yanli avec sa bouche enflée " à force d’avoir trop sucé " comme le disait en rigolant Si-De, Dagang encore dans son lit et qui haletait sûrement parce qu’étant au chômage, son inoccupation le portait naturellement à se masturber), mais il faut un coup de force final (une image figée, plus fantasmée que réaliste) pour que le film puisse finir bien : le bébé ne sera plus abandonné, quoi qu’il arrive, il retombera toujours sur ses pattes, sur quelqu’un qui le connaît (Dagang, devenu maître-étalon, valeur précieuse de l’humanité).

 



L’Orphelin d’Anyang ou le cinéma rattrapé par ce qui le travaille au ventre. L’équation (double) est la suivante : le bébé dans le film, c’est le cinéma enceint du réel, gros d’une pâte organique contractant à l’extrême la vie, et dont il faut s’occuper ; le film sur nos écrans, c’est notre réalité affectée par l’actualité du film, c’est un réel ignoré qui accouche d’un beau film de cinéma qui nous a rattrapé. A temps. Nous tombions sans nous en apercevoir à force de lorgner du côté de nos cinématographies (et Hollywood est l’une d’entre elles, naguère privilégiée) vaguement essoufflées, alors que c’est (encore) à l’Est (très, très loin vers l’Est : l’Iran, Taiwan et Hong Kong hier, la Chine populaire aujourd’hui, la Corée n’en est encore qu’aux prémisses et se fait attendre) que ça se passe, que le cinéma, ce vieux rêve, bouge encore un peu. Et l’on préfèrera cette fois-ci quand il vagit que quand il maugrée ou ratiocine. Un vieux titre hollywoodien ne nous avait pourtant pas trompé, et à plusieurs titres, on lui donnera valeur de prophétie : " A l’Ouest, rien de nouveau ".
 

 

13 avril 2002


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