Salo ou les 120 journées de Sodome (1975) de Pier Paolo Pasolini

Article tiré du site Objectif cinéma : ici.

  Salo ou les 120 journées de Sodome (c) D.R.

 


  le 14 juillet 2002

 

 

SYNOPSIS : Au temps de la République fasciste de Mussolini, entre 1943 et 1945, quelques détenteurs du pouvoir, un duc, un évêque, un juge et un banquier mettent en scène dans un château Les cent vingt journées de Sodome du Marquis de Sade.

CE LIEU SANS LIMITES

« (…) ce sont les destinataires de bonne foi qui acceptent de jouer. Ceux qui sont de mauvaise foi font « leur » jeu, autrement dit, on le sait, ne savent pas jouer. Le fascisme est un comportement triste et joué d’avance » (Pier Paolo Pasolini, Ecrits sur le cinéma, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma)

 

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L’horreur est aussi l’affaire des poètes, des pendus de François Villon aux Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, du poison exhalé des Chants de Maldoror de Lautréamont à l’extase mortelle de Jean Cocteau dans le Testament d’Orphée (1963), lâchant dans un râle mêlant jouissance et agonie  : « quelle horreur, quelle horreur ». Et l’horreur qui est à l’œuvre dans Salò, soleil noir de l’œuvre pasolinienne - son point aveugle -, œuvre au noir inscrivant au fer blanc la chair même de toute conscience spectatorielle (c’est déjà le générique, fond jaune bile, lettres rouge brun tel du sang caillé, ses couleurs organiques mortes et nauséeuses) d’un artiste qui n’a jamais caché sa passion pour l’alchimie (et les travaux de Carl Gustav Jung s’y consacrant), répond d’avance à la mort sordide du poète sur une plage d’Ostie la nuit du 1er au 02 novembre 1975, précédant de peu la sortie du film : « la mort opère une synthèse rapide de la vie écoulée et la lumière qu’elle projette rétroactivement sur cette vie discerne les moments saillants en les transformant en des actes mythiques ou moraux, qui se situent hors du temps » (1). L’assassinat du cinéaste comme dernier acte involontaire (du martyrologe pasolinien : la mort se doit avant tout d’être chez lui fulgurante et exemplaire), ultime bobine, addendum ou coda de Salò et donc d’une œuvre dont la force est de pouvoir s’approprier le réel même comme continuation de celle-ci, semble à la fois devoir conclure définitivement la chaîne mortifère établie dans le film, et à la fois signifier à quel point Pasolini appartenait, affectivement comme politiquement, au groupe des victimes représentées dans son film, mortes comme lui est mort : « … comme un chien » selon les ultimes paroles de Joseph K dans Le Procès (1915) de Franz Kafka.

 

 

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Pourtant, et l’auteur n’a jamais été à une contradiction près (2), il ne pouvait en tant que metteur en scène adopter, pour un film portant sur la République italienne de Salò (septembre 1943 - janvier 1944), « dernier acte grotesque, la répétition en grand guignol de ce qui a déjà échoué [le fascisme mussolinien] comme farce » comme l’a écrit Serge Daney en référence au texte de Karl Marx Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (3), que la seule position morale, certes intenable mais ici (sou)tenue, grâce à laquelle un regard est possible, c’est-à-dire celle du bourreau. À l’instar de Andrzej Munk et son film La Passagère en 1963 sur les camps de la mort en Pologne, de Jean-Luc Godard avec Le Petit Soldat en 1960 sur la torture en Algérie, et Les Carabiniers en 1963 sur la guerre en général. En plus de montrer « la mort au travail » (Cocteau, un des modèles existentiels reconnus de Pasolini), il faudra aussi montrer cliniquement le travail de la mort dans la représentation sans risquer de griller la frontalité, la nudité, la terrible matérialité, l’obscénité du représenté. La tension quasi palpable qui imprègne chaque plan de Salò (sans jeu de mot, la caméra tremble) résulte du désir documentaire pasolinien (filmer l’inique et arbitraire machine d’asservissement et d’anéantissement afin de comprendre comment elle marche, comment son moteur fonctionne, avec quelle énergie, quelle matière et pour quelles fins), en partie pris en défaut par l’empathie sincère et bouleversante que le cinéaste ressent pour les jeunes gens arrachés de leur milieu populaire au début du film par la milice fasciste, et dont l’innocente beauté volée (on retrouve l’acteur qui jouait Noureddine dans Il Fiore delle Mille e una Notte, Franco Merli) est vouée à l’effondrement.

 
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L’aspect documentaire paradoxal de Salò tient principalement à une chose (l’engagement physique réel des acteurs, bourreaux comme victimes, dans la représentation du crime) pour nous en dire une autre : il s’agit peut-être ici du dernier film néo-réaliste en ce sens qu’il reprend du matriciel Roma, Città aperta de Roberto Rossellini en 1945 sa scène-clé de la torture du résistant soutenu du regard par le prêtre en ne cessant de la décliner, de la démultiplier, et d’en éprouver la vérité tant cinématographique que politique tout au long du déroulement du film de Pasolini, inversant même en son début la célèbre chute de Pina (Anna Magnani, actrice-symbole du corps populaire italien à qui le cinéaste a offert le rôle de Mamma Roma en 1962) lorsqu’une mère court après son enfant emmené de force par les miliciens… pour lui donner l’écharpe qu’il avait oubliée. Au film de la résistance et du soulèvement face à l’intolérable répression populaire, Pasolini répond exactement 30 ans plus tard par le film de la soumission, de la dégradation, de l’échec. Echec des victimes à se constituer en tant que collectif soudé dans une même résistance (pire même, à se penser simplement en tant que tel). Mais aussi échec des bourreaux de pouvoir accéder tant au plaisir total sur l’autre qu’au plaisir total de l’autre, d’acquérir le savoir absolu sur sa jouissance, sur la jouissance : « pour soutenir la fiction de leur désir, lui trouver une cause, ils convoquent de la façon la plus violente le corps populaire pour en interroger (…) le secret (…) et à mesure qu’ils avancent, ils en viennent à détruire l’objet même de l’expérimentation, la matière première du film » (4).


 

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Si Salò semble participer à cette vague de films dits alors « rétro » qui ont occupé les écrans au début des années 70 afin de substituer idéologiquement aux problématiques actuelles du temps présent et de la représentation les problématiques plus lointaines du temps passé et du représenté (5), il en figure en fait et véritablement le puissant déni critique. Ayant toujours préféré la réalité en tant que langage de la réalité et le cinéma de la réalité en tant que cette réalité même, donnée à voir comme à lire (6), au cinéma de fiction professionnel et classique (pour ne pas dire académique), Pasolini situe l’horreur de Salò, celle de la passivité comme principe malgré tout de participation et d’implication des dominés dans le jeu des maîtres, celle de la maîtrise forcenée du côté des dominants qui cherchent jusqu’au nihilisme que contient leur propre énergie destructrice à exténuer le matériel humain sur lequel ils exercent leurs prérogatives, au cœur de l’intersection entre un fait historique précis (l’éphémère sursaut fasciste dans la connaissance de son imminente chute) et d’un ouvrage littéraire (Les 120 Journées de Sodome) écrit en 1784 par un Français aristocrate déchu et embastillé lors de la Révolution française. Donatien Alphonse François de Sade (que n’appréciait pas beaucoup Pasolini) donne le contenu, les tréteaux, les idées, la matière, la machinerie du texte et la charpente des tableaux (et le réalisme scientifique et algébrique de ceux-ci fait de l’écrivain le meilleur scénariste possible pour pallier aux éventuels manques imaginant d’un cinéaste à la sensibilité à fleur de peau de la beauté sui generis des corps tel que Pasolini - 7), et la République de Salò le contenant, l’objet scandaleux à observer et interroger, la réalité-limite à soumettre à la « question », à prendre en main sans craindre de se les salir, les mains pures convenant seuls aux kantiens puisque, comme on le sait depuis Charles Péguy, ils n’ont pas de mains.

 


 

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On en revient à cette puissance de contradiction (le paradoxe chez Pasolini c’est d’abord être littéralement contre la doxa, le sens commun que critiquait déjà Platon) qui est hérésie (Salò est l’aboutissement de toute une œuvre miroir de la propre vie bousculée de son auteur portée par le beau souci de « l’expérience hérétique » - 8) et qu’a décrite précédemment Franco Fortini : puisque le fascisme fait horreur à Pasolini, il n’a pas cherché autre chose, dans son incessant combat face à lui, de le saisir à bras le corps en le débusquant dans chaque fait de l’existence, intellectuellement, politiquement, sexuellement, artistiquement. Le but de Salò est alors d’aller plonger au fond des yeux de son spectateur et voir s’il n’y persiste pas à l’état larvaire des reliquats nauséabonds de fascisme à extirper que le cinéaste considérait comme une pathologie, une altération psychologique grave. 22 ans plus tard, et sous la caution intellectuelle de Pasolini en bonne logique, João Cesar Monteiro ne procéda pas autrement avec Le Bassin de J. W. (1997) : le refus pour ces films d’exister (quand il est professé par des détracteurs professionnels, des chiens de garde en fait de « l’industrie culturelle » selon la terminologie de T.W. Adorno) signe tout autant l’existence que l’essence même du fascisme, à savoir son incapacité fondamentale à envisager quelque forme d’altérité que ce soit. C’est l’irréductible et insoluble contemporanéité de Salò, en plus d’une volonté ferme et tenue de ne jamais diluer l’épaisseur de ce qui est dit et montré dans le film, de ne pas délayer la matérialité du filmé par un effet d’édulcoration du filmage, de ruiner également sur le plan esthétique l’idéologie du « rétro » et sa phobie inquiétante du présent en révélant la part fascisante qui en sous-tend les mécanismes. Le fascisme, sujet et objet de Salò, est aussi ce qui participe à la réalité historique du contexte de la production matérielle du film, son actualité. Hier comme aujourd’hui, quand nous sommes étranglés par le score de Le Pen aux dernières élections présidentielles de 2002, par les basses œuvres policières de Sarkozy à « l’intérieur », par la surenchère consumériste d’une télé-réalité qui n’a de réalité que le nom et l’instrumentalisation fascisante des corps violés par la publicité pour viatique. « Quand les ouvriers de Turin et de Milan commenceront à lutter aussi pour une réelle démocratisation de cet appareil fasciste qu’est la télé, on pourra réellement commencer à espérer. Mais tant que tous, bourgeois et ouvriers, s’amasseront devant leur téléviseur pour se laisser humilier de cette façon, il ne nous restera que l’impuissance du désespoir » (9).



Salo ou les 120 journées de Sodome (c) D.R.


A une époque où la législation sur les films à caractère pornographique ne s’était pas encore « durcie » (la création de la classification X date de quelques semaines après la sortie de Salò) afin de pousser dans la marge et l’obscurité une réalité effective (la libéralisation du sexe et sa consommation accrue via notamment l’industrie cinématographique), à une époque où le reflux de Mai 1968 marque la victoire de la « technostructure » (J.K. Galbraith) et de bourgeoisie d’exploitation sur la classe travailleuse, de l’idéologie reine du tout-marchandise sur la lutte révolutionnaire, l’ultime film de Pasolini apparaît comme le démenti catégorique, le négatif actif contre cette joie fallacieuse (ce que Pasolini nommait tour à tour « hédonisme » et « conformisme ») diffusée dans tous les secteurs de la société capitaliste, contre aussi celle, naïve, qui présida à la réalisation de la trilogie dite « de la vie » ou « de la joie de vivre » (Il Decameron en 1971, I Racconti di Canterbury en 1972, et Il Fiore delle Mille e una Notte en 1973) et qui célébrait la simplicité des plaisirs pris par le peuple avant son urbanisation et sa prolétarisation (même si ces films n’étaient point dénués ni de cruauté, ni de « réalisme » quant aux lois régissant la rétribution dans ces Moyens Ages-là, orientaux comme occidentaux, des biens en fonction des mérites, toujours au bénéfice des possédants qui en étaient aussi les législateurs).



Se situant comme à l’envers et non à l’opposé des thèses de Wilhelm Reich (non pas tant pourquoi les masses ont-elles désiré le fascisme, mais pourquoi celui-ci les désire-t-il tant ?) et prolongeant à sa façon l’un des théoriciens italiens de la troisième internationale communiste Antonio Gramsci (sur lequel Pasolini a écrit en 1957 le bouleversant sépulcre Le Ceneri di Gramsci) dont la « philosophie de la praxis », mêlant pensée et action, philosophie et histoire, vise à se prémunir de ce « peuple de singes » qu’est la bourgeoisie, base sociale et mare du fascisme, Pasolini semble avoir voulu avec Salò, véritable pavé dans cette mare qui persiste à ne pas s’assainir, donner le complément pessimiste, l’envers dialectique de son film-enquête sur la sexualité des italiens au début des années 60, Comizi d’Amore en 1964. Au spectateur seul (et non au cinéaste) d’opérer, comme l’a montré G.W.F. Hegel, le dépassement intellectuel des deux termes, dépassement qui chez Marx puis Gramsci devient donc action, praxis face à l’absorption capitaliste du sexe et la torsion fasciste des esprits intensifiées en à peine dix ans. Critiqué avec une relative justesse par Roland Barthes lors de la sortie de Salò (l’entreprise sadienne, en plus d’être infilmable – cf. Hurlements en faveur de Sade (1952) de Guy Debord, quasiment tout en plans noirs – n’aurait a priori rien à voir avec le sadisme anti-philosophique intrinsèque au fascisme), mais soulignant aussi à quel point le film de Pasolini réussissait à être à la hauteur de son inspirateur lui-même, c’est-à-dire « irrécupérable » (10).

 

 
Uccellacci (c) D.R.

 

 

Le recours à Sade dont « l’univers (…) est fondamentalement un univers de l’enfermement, espace clos de l’obsession, éternel retour des mots » (11) impulse la rigueur nécessaire au projet pasolinien : Sade instaure le point de vue moral par lequel est possible la représentation éthique de l’ordure fasciste en acte avec son ignoble corrélat, l’intégration de ses principes de domination par les dominés, mutilés, désarmés. La structure narrative en épisode des 120 Journées de Sodome, alternant temps des récits et temps des actions, induit le redoublement des images du film (ce qu’accusent les nombreux miroirs, cadres et tableaux, en plus de souligner le souci de la théâtralité et de la mise en scène chez les bourreaux, et d’insister sur le narcissisme mortifère de leur entreprise -12), et donc correspond tout à fait à cette manière pasolinienne tout en digressions et bifurcations narratives que Uccellacci e Uccellini en 1966 a durablement installé jusqu’à la trilogie, même si après coup abjurée, retrouvant la référence dantesque (13) qui irise également le dernier ouvrage du poète paru de son vivant, La Divine Mimesis. Le didactisme au sens brechtien comme le schématisme au sens kantien, la démonstration ou la leçon de chose comme le tour de passe-passe des valeurs morales normatives et collectivement administrées, participent du régime du conte (et Pasolini est incontestablement avec Luis Buñuel l’un des plus grand conteur du cinéma moderne), plusieurs contes enchaînés ou emboîtés aidant à constituer ainsi une véritable mosaïque sur-réflexive, méta-linguistique, méta-filmique, tridimensionnelle.



« En effet l’amour inconsidéré pour la réalité, traduit en termes linguistiques, m’amène à voir le cinéma comme une reproduction fluide de la réalité alors que, traduit en termes expressifs, il me bloque face aux véritables aspects de la réalité (…) comme s’ils étaient immobiles et isolés dans le flux du temps » (14). La picturalité pasolinienne (sa « fulguration picturale » comme il le disait lui-même) s’est forgée en suivant les cours de l’historien d’art Roberto Longhi lorsqu’il était étudiant à l’université de Bologne. C’est celle-là même qui donne aux plans du film un aspect de cube scénographique tel qu’il était pratiqué par les peintres du Quattrocento (Masaccio, Piero della Francesca) correspondant aux nouveaux espaces disciplinaires et carcéraux issus de la Renaissance (15). Avec la lourde sensation de claustration qui en résulte, produite par l’imaginaire sadien (héritier d’Alberti, le théoricien de la perspective spatiale) et transplantée avec le reste dans le monde sans dehors (c’est un fantasme) et au-dedans sans limite (c’est une réalité) qu’est Salò, le cinéaste poursuit la logique tendue des contradictions et des tiraillements qui lui a toujours été chère tout en induisant un autre principe de son geste artistique, celui de la contamination, principe fondamental. N’ayant jamais cessé de passer d’une sphère de langage à une autre sphère de langage (de la critique littéraire à la critique politique ou cinématographique, du dessin au roman, du cinéma au théâtre et à la poésie, etc.), il a mis à nu en en tirant parti (le parti de l’intuition qui fulgure chez Pasolini) un insoupçonné potentiel de glissements et de rapprochements, d’assemblages et de superpositions (souvenons-nous de l’utilisation de plaques de plexiglas par le jeune peintre influencé par Francis Bacon dans Teorema en 1968) qui a donné vie à toute une œuvre (elle a été le film de sa vie dont la mort a opéré le « foudroyant montage » comme il l’a écrit dans Empirismo eretico), éloignée des rigidités dogmatiques et des orthodoxies, et que Salò concentre en un point limite, celui de la contradiction irrésolue, de l’intenable paradoxe soutenu jusqu’au déchirement que résumait déjà la position de l’intellectuel selon lui . « Chassé, en tant que traître, des centres de la bourgeoisie, témoin extérieur au monde ouvrier : où est l’intellectuel, pourquoi et comment existe-t-il ? » (16)


 

Carlo Emilio Gadda (c) D.R.

 

« Le signe sous lequel je travaille est toujours [celui de] la contamination » (17), non plus seulement de nature littéraire exclusivement comme chez l’écrivain Carlo Emilio Gadda dont Pasolini admirait L’Affreux Pastis de la rue des Merles datant de 1957, mais ici totale comme elle l’est dans La Divine Mimésis. Ce sont la bibliographie que donne le film lors de son générique-début (probablement la seule de toute l’histoire du cinéma, et prestigieuse de surcroît, mentionnant Maurice Blanchot, Roland Barthes, Pierre Klossowski, Philippe Sollers, Simone de Beauvoir, tous écrivains, tous critiques littéraires, tous admirateurs de la prose sadienne), la citation d’une séquence intégrale du film grandement aimé par le cinéaste de Paul Vecchiali Femmes, femmes (1974) avec la présence du duo d’actrices Sonia Saviange et Hélène Surgère, la présence de tableaux de maîtres dadaïstes, futuristes ou surréalistes célèbres et contemporains du récit (Giorgio de Chirico, Fernand Léger, Marcel Duchamp, Max Ernst…). Mais ce sont aussi la parodie volontaire et exercée par les maîtres eux-mêmes de leurs propres codes et institutions (le contrat de la première séquence et l’édification du règlement, puis le repas, le mariage, l’élection, le vote, le jeu, l’exécution…), la « grande musique » jouée au piano ou entendue à la radio (on y entend également quelques Cantos d’Ezra Pound, immense écrivain apprécié par Pasolini et sympathisant fasciste). Mais c’est surtout l’usage symptomatique et métonymique de la blague comme dispositif (en miniature de tout le film) de l’aliénation de celui qui, n’étant pas dans le champ du savoir que l’autre possède d’avance sur ce dernier quand il raconte sa blague, est suspendu dans l’impuissance de son non-savoir à ses lèvres jusqu’à la (sa !) chute.


 

Salo ou les 120 journées de Sodome (c) D.R.


Salò qui est ainsi tout entier en proie à une fureur contaminatrice exacerbée contamine à son tour tout le champ culturel (et Salò s’y inclut automatiquement en tant que film) compromis avec le fascisme puisque celui-ci, comme les œuvres citées, est directement sorti des côtes de la bourgeoisie entourée de ses biens, artistiques on l’a dit, plus largement culturels (le mobilier noir et massif), mais aussi et corrélativement de ses instruments d’aliénation (l’esclave est aliéné par manque de savoir sur son être propre et sa situation historique, par privation de conscience que matérialise l’église catholique contre le message d’émancipation évangélique), d’avilissement (la sacralisation de la merde, c’est-à-dire le fétichisme capitaliste et son accumulation de « travail mort » comme disait Marx) et de torture (du côté des dominés dont les rapports au savoir et à la culture ont été par les détenteurs du capital et du pouvoir bloqués afin d’empêcher tout désir de libération hors des chaînes sanglantes de l’exploitation).


Les comportements algolagniques dans Salò permettent la visualisation, à la fois exacerbée et littérale, autrement dit crue et nue, littéralement ob-scène (au devant de la scène), du paradigme sous-tendant tout échange entre la classe qui domine (ici représentée didactiquement par un aristocrate, un ecclésiastique, un juriste et un riche propriétaire) et, partant, décide de la valeur des échanges qu’elle désire, et la classe qui est dominée, pressurée par la nature des échanges même qu’on lui impose de force : c’est le viol, consenti parce que « naturalisée » (c’est un châtiment divin mérité par ceux qui pensent, puisque l’on n’a pas cessé de leur répéter toute leur vie, que la vie sur terre mortifiée est le gage assuré d’une vie éternelle et douce) ou accepté parce que porteur de la promesse d’être malgré tout protégé et nourri pour celui qui ne possède rien d’autre que sa force de travail à vendre (mais la polenta offerte au prolétaire, c’est-à-dire au travailleur nu, est bourrée de rasoirs – c’était chez Sade déjà l’horreur du pain qui, calmant la faim, étouffait la révolte en reproduisant de plus la symbolique du Père autoritaire incorporé par le Fils).

 


  La Grande Bouffe (c) D.R.


Salò se trouve être alors, avec A Clockwork Orange (1971) de Stanley Kubrick et La Grande Bouffe (1973) de Marco Ferreri d’un côté, La Maman et la Putain (1974) de Jean Eustache et L’Empire des Sens (1976) de Nagisa Oshima de l’autre, l’un des très rares films à pouvoir être réellement qualifié de pornographique parce qu’il prend tous les risques concomitants de cette qualification-là (18), ceux dont l’exigeante morale esthétique et la probité intellectuelle obligent à veiller à ce que l’intolérable production de l’horreur fasciste soit montrée en même temps et dans le même mouvement que son initiateur, programmateur et premier spectateur, qui la met en scène, la dirige, la réalise, d’abord pour lui et ensuite pour les autres, dans l’éprouvant exercice de son incommensurable pouvoir qui peut alors foudroyer la symbolique pré-capitaliste intrinsèque à la transgression ou bien la désigner dans son arbitraire idéologique même. La seule limite du pouvoir, et là réside toute la déchirante contradiction, c’est l’autre qui, destinataire des actes du pouvoir, incarne « à son corps défendant » (Michel Foucault) une politique vouée à l’insatisfaction permanente (celle du Medef aujourd’hui par exemple) puisque l’autre est et sera toujours insuffisamment dominé.

 

 

D’où les deux degrés de l’inimaginable qu’opère un film qui réfléchit la géométrie de son infrastructure (l’importance du chiffre quatre dans Salò) sur le miroir du sens totalisant (et possiblement totalitaire) qui commande au langage géométrique même. Si nous nous émouvons en tant que spectateurs du sang et des excréments, des humiliations et des blessures reçues, c’est que nous sommes (à la place) du peuple, alors, estomaqués et seulement estomaqués, nous ne comprenons pas et ne comprendrons pas davantage ce qui a (eu) lieu. Premier degré : l’inimaginable se joue sur le dos des dominés, forclos dans l’incompréhension des finalités du jeu qu’on leur ordonne de jouer. Si nous nous émouvons de la facilité avec laquelle le pouvoir personnifié exerce et discipline à la mesure de ses désirs (« anarchiques » au sens sadien) un espace pur de disponibilité absolue, c’est que nous sommes du côté des maîtres, car eux seuls savent ce qu’ils font et sont impardonnables (dans une sorte de négatif du message évangélique chrétien). Deuxième degré : l’inimaginable réside dans une maîtrise qui n’a jamais été la nôtre et ne doit jamais l’être.



Un poing levé (le seul plan qui indique que la totalisation n’est pas achevée – elle peut être pour le pire alors interminable…–, que la dialectique est encore possible, la lutte encore à venir), et c’est l’inimaginable qui change de camp en faisant vaciller sur ses bases le pouvoir même. Comme en 2001 Claude Lanzmann l’a montré avec Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures qui semble comme partir de toutes les promesses de fin de la domination contenues dans le poing levé pasolinien et réalisées dans la hache du jeune Juif interné dans le camp de la mort Yehuda Lerner s’abattant sur la mâchoire de l’officiel nazi. Le spectateur est du côté de la maîtrise, à l’instar du cinéaste, à l’instar in fine des bourreaux : c’est la seule position juste, et elle est horrible, inimaginable (on résiste à imaginer ce que la maîtrise peut faire et jusqu’où elle peut aller). Un plan vu deux fois, avec des jumelles la première fois, avec ces mêmes jumelles mais retournées la seconde fois, indique une autre position : celle de victimes, dont nous pouvons être à l’avenir. Mais alors dans ce cas, on ne pourra pas dire que l’on n’avait pas été prévenu. En revenant sur les écrans, on comprend peut-être avec plus d’acuité en quoi Salò est une œuvre qui prévient, mieux, qui ne cesse pas de revenir pour prévenir (de l’inguérissable capitalisme malade de son fascisme).

 

 

Si Salò n’achève pas l’œuvre pasolinienne (« Pourquoi achever une œuvre quand on peut la rêver ? » disait Pasolini lui-même dans le rôle du peintre Giotto dans Il Decameron), c’est peut-être parce que seule la mort du cinéaste pouvait le faire quand, auparavant, le refus de la totalisation a toujours été très nettement affirmée (notamment par rapport à Hegel dont Pasolini disait regretter le moment de la synthèse puisque lui n’a jamais cessé de jouer à thèse/antithèse, thèse/antithèse…). « Le monde ne veut pas de moi et il ne le sait pas » (19). A film théorématique, mort axiomatique.


 

Notes :


1) Pier Paolo Pasolini, Empirismo Critico, Milan, Garzanti, p. 254
2) « Chez Pasolini, l’antithèse est décelable à tous les niveaux de l’écriture, jusqu’à la figure la plus fréquente, l’oxymoron, qui permet de formuler deux affirmations contraires à propos d’un même objet » (Franco Fortini, Le Poesie italiane di questi anni in Il Manabo, n°1, 1960, publié maintenant dans Saggi italiani, Barri, De Donato, 1974, p. 122-123)
3) In La Rampe, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1996, p. 117.
4) Serge Daney, opus cité, p. 78.
5) C’est par exemple le réactionnaire Lacombe Lucien de Louis Malle en 1971 qui remplaçait les conditions historiques de l’existence du milicien par de la très mauvaise métaphysique (le Mal, de toute éternité, des grottes de Lascaux à Pétain). C’est aussi le porno nazi soft Le Portier de nuit de Liliana Cavani en 1974 qui s’ingéniait à penser le nazisme avec G.W.F. Hegel et Sigmund Freud plutôt qu’avec Hannah Arendt et Erich Fromm.
6) C’est la réalité matérielle du film qui s’énonce, selon la stylistique pasolinienne habituelle (mais ici de la façon la plus affirmée qui soit), dans les regards caméra qui en émaillent le rythme, dans le non professionnalisme de certains acteurs au jeu d’autant plus « limité » qu’il s’affiche fraîchement comme tel, dans certains plans tournés caméra sur l’épaule comme s’il s’agissait d’un reportage, dans ses raccords frontaux à 360 degrés qui collent deux images (et les retournent sur elles-mêmes) aussi radicalement hétérogènes dans leur réalisation respective que dans leur contenu – ce sont le bourreau (acteur professionnel) et sa victime (acteur non professionnel) de part et d’autre d’une ligne infranchissable pour chacun, la lutte des classes, c’est-à-dire l’inadéquation fondamentale de leurs positions et désirs respectifs et signifiés justement dans ce qui ne se raccorde pas.
7) C’est l’un des paradoxes de Salò : pour réaliser le sadisme du film, Pasolini a du faire preuve d’une bonne part de masochisme pour y réussir.
8) On rappellera que le terme grec hairesis duquel est tiré le mot d’hérésie signifie « action de choisir ». C’est cette hérésie-là que l’on a fait payer cher à Pasolini.
9) P.P.Pasolini, Paese Sera, 08 octobre 1972.
10) In Le Monde, 15 juin 1976. On pourrait objecter la remarque suivante de Christopher Lasch dans son livre réédité chez Climats La Culture du narcissisme (1979) : « Sade imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n’importe qui ; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière instance, que des objets d’échange (…) Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n’importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu’il fût » (cité par Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Climats, 2002, p.153-154).
11) Béatrice Didier, Encyclopaedia Universalis, Corpus 20, 1992, p. 467.
12) « Lorsque à la fin du film, les maîtres observent les tortures à travers des jumelles, ils ont toujours dans leur champ visuel un autre maître. La maîtrise ne voit que la maîtrise » (Serge Daney, op. cit., p. 120).
13) Les quatre parties de Salò se nomment : Antinferno, Cercle des passions, Cercle de la merde, Cercle du sang.
14) Empirismo Eretico, op. cit., p. 230.
15) Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1974.
16) Tempo, 30e année, n°32, 06 août 1968.
17) Una visione del mondo epico-religioso, colloquio con Pasolini in Bianca e Nero, XXV, n°6, juin 1964.
18) Risques évidemment jamais pris par ce que l’on appelle généralement l’industrie du cinéma pornographique (le panopticon télé-visuel qu’est, entre autres programmes de haute surveillance contemporains, Loft Story, se distingue justement par l’inclusion au sein du dispositif de ce qui demeure masqué ailleurs, le pouvoir auquel il est demandé au spectateur de s’identifier) : par exemple de montrer au travail le désir des exploiteurs (que l’on nomme à tort producteurs alors qu’ils ne produisent rien) soumettant verbalement les corps produisant pour lui des actes sexuels commercialisés plus tard. C’est toute la beauté du bien-nommé Pornographe (2001) de Bertrand Bonello que de filmer l’actrice de film porno pratiquant une fellation sous les recommandations habituellement hors-champ du « producteur » du film qui seront effacés au mixage. Outre la citation de Pasolini sur les pères et les fils adjointe à la fin du film, Le Pornographe a retenu le principe éthique de restitution à l’œuvre dans Salò de ce qui est d’ordinaire idéologiquement caché.
19) Pier Paolo Pasolini, Zeichnungen und Gemälde, Bâle, Balance Rief, 1982.


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