"Fais soin de toi" (2017) de Mohamed Lakhdar Tati

Qui ne désespère pas du tendre

« L'amour est toujours la possibilité d'assister à la naissance du monde. » (Alain Badiou avec Nicolas Truong, Éloge de l'amour, éd. Flammarion-coll. « Café Voltaire », 2009, p. 29)

 

 

« Mes fenêtres donnent vers le Nord-Ouest, de sorte que j'aperçois parfois le soir de beaux nuages, et vous savez qu'un nuage rosé suffit à me mettre en extase et à me dédommager de tout. » (Rosa Luxemburg, prison de Breslau, 2 août 1917)

 

 

L'ouverture de Fais soin de toi est un grand moment d'inspiration lyrique, de prise de souffle comme on en voit au fond assez rarement dans le cinéma contemporain (sauf à penser par exemple à certains films d'Alain Gomis). C'est que cette ouverture expose souverainement l'ambition d'un souffle dont l'ampleur d'inspiration se communique transversalement dans l'épars moléculaire de réalités ordinairement séparées. Le souffle inspirant est celui d'une animation commune du réel dans toute son hétérogénéité particulaire, dont l'enthousiasme d'emblée emporte en promettant de montrer en quoi esthétiquement il importe aussi qu'il soit. L'enthousiasme, déjà, dit étymologiquement l'inspiration qui transporte par le divin, le sentiment caractérise aussi depuis Kant le puissant soulèvement de joie dans la rencontre inattendue du sujet fracturé avec l'événement révolutionnaire. Ici le souffle de l'enthousiasme, cette inspiration qui emporte et transporte, se déclinera tantôt avec les inflexions baroques d'une composition de Marin Marais offertes aux mélanges algérois d'une liesse populaire après un match de foot, tantôt dans une pulvérulence rasante de poussière et de lumière faisant suite à l'ascension d'une plante par une fourmi comme elle peut s'accorder à un nuage de moustiques. Un vitalisme généreux l'emporte ainsi comme une vague roule sur les nouages contradictoires du populisme : la foule, qui ordinairement fait peur et que l'on méprise généralement pour son grégarisme, ici est sublime.

 

 

Une carte du Tendre,

au risque de la préciosité

 

 

Fais soin de toi commence si fort de voler si haut, en prenant soin de s'enfler d'un souffle cosmique qu'il lui faudra alors savoir tenir deux heures durant. Ceci dans une manière poétique consistant à rapporter son travail d'animation transversale et cosmique à celui, opiniâtre, d'une fourmi. Et pourtant, un soupçon creuse dans le tableau sa galerie de taupe : les beaux accords de viole de gambe et le peuple en apesanteur, les inserts microcosmiques et les épiphanies du sensible, les bains de soleil d'images brûlant de surexposition ou encore le corps du réalisateur s'exposant par la suite dans le cadre au risque narcissique de la pose, tout cela ne composerait-il pas aussi un bouquet de préciosités ? Le soupçon qui ferait dissoner la composition vibratile accordée à apparier le sublime au prosaïque, il faudrait cependant trouver moyen de l'assumer dialectiquement en relevant ce qu'il y a non pas de péjoratif mais, dans le précieux, d'authentiquement mélioratif. Le premier long-métrage de Mohamed Lakhdar Tati ne serait effectivement précieux qu'à l'envisager ainsi, à savoir s'essayant à dérouler pour l'Algérie du début du 21ème siècle une carte du Tendre tendue depuis le modèle paradigmatique offert par les dix volumes de Clélie, histoire romaine (1654-1660) de Madeleine de Scudéry, figure maîtresse de préciosité dans les salons mondains du 17ème siècle français qui accueillirent des événements littéraires aussi importants que L'Astrée (1607-1627) d'Honoré d'Urfé et La Princesse de Clèves (1678) de Madame de La Fayette (on a précédemment parlé de Marin Marais, le musicien et gambiste est né en 1656). On se souvient que la carte du Tendre consistait en cette représentation topographique au principe d'une formalisation ludique de la conduite amoureuse en ses pratiques. Il s'agissait alors, comme pour un jeu de société, de tenter d'accéder à la ville de Tendre en partant de la ville de Nouvelle-Amitié et trois voies possibles se présentaient au voyageur engagé dans sa quête : au milieu, la voie la plus rapide débouchait sur le désastre, les deux autres promettant des lendemains enchantés si l'on savait éviter de s'échouer sur cet écueil nommé Orgueil. La Mer d'Inimitié, le Lac d'Indifférence et le fleuve Inclination configuraient alors une géographie à la fois imaginaire et symbolique, bordée par la Mer dangereuse et quelques Terres inconnues. La carte, exemplaire de la préciosité en ce qu'elle apprenait aux mondains à opposer à l'égoïsme et la brutalité l'estime et le respect, est ce jeu qui divertissait tout en y inscrivant la question philosophique de la liberté individuelle rapportée au domaine de l'amour, dont la construction tout en techniques de soi, soins et raffinements devrait alors savoir s'émanciper des emportements bestiaux de la pulsion comme des impasses destructrices de la passion tragique.

 

 

Le plan récurrent de la carte de géographie ponctuée d'insectes, les allers et retours autoroutiers entre Alger et la Kabylie avec Béjaïa en poussant jusqu'au nord du Sahara du côté de Touggourt et Biskra, l'enquête documentaire sur l'amour en Algérie et ses complications enroulée-déroulée en hélices depuis la frappe inaugurale d'une sévère interpellation maternelle : Fais soin de toi est ce road-movie qui réinvente la carte officielle en la diagonalisant par l'écriture cinématographique d'une carte du Tendre tracée pour maintenant. La carte du Tendre mériterait ainsi certaines préciosités formelles dès lors qu'elles soutiennent l'esthétique accueillante et généreuse d'une fuite buissonnante dédiée à l'amour comme événement subjectif, cependant constamment obscurci par la réalité grise des injonctions sociales exigeant de devoir coller à la norme générale. C'est d'ailleurs ce qui distinguera nettement le film de Mohamed Lakhdar Tati d'une inspiration possible donnée par Comizi d'amore (1964) de Pier Paolo Pasolini où l'enquête documentaire menée par un « commis-voyageur » avec les acquis du cinéma direct et des réflexions rouchiennes privilégiait davantage la question de la sexualité dans un souci plus directement critique de déchirement du voile de l'hypocrisie réactionnaire et vertueuse dont s'enroulaient la plupart des interviewés, notamment en ce qui concernait l'homosexualité. Pour sa part, l'approche de Fais soin de toi tirerait de sa préciosité formelle un refus esthétiquement opposable à tout regard mordant ou acerbe. Le film s'inscrit aussi délibérément dans une problématique « hétéro-centrée », toutes choses qui pourraient lui être critiquées. La sexualité s'exposera certes avec plus de frontalité dans La Parade de Taos (2009) de Nazim Djemaï, elle s'énoncera plus explicitement aussi à l'abri des voix incorporelles de Bienvenue à Madagascar (2016) de Franssou Prenant. On comprendra cependant que la présence même du corps du réalisateur à l'écran participe aussi à l'évitement du reproche moral et moralisateur exercé au risque du mépris de classe par un intellectuel sur ses concitoyens ou ses pairs. Le privilège de la tendresse dans la mise en valeur de la question amoureuse se saisira ainsi comme un milieu affectif partagé et partageable en toute égalité, de part et d'autre des images en leurs effets redoublés (puisqu'elles ont été tournées avec deux caméras en marque du caractère auto-réflexif du dispositif, à la main par Mohamed Lakhdar Tati et sur l'épaule par Sylvie Petit qui le filme en train de filmer les personnes avec lesquelles s'entretient ce dernier). La tendresse partagé à deux de l'acte filmique, soustraite aussi de la tentation du jugement d'existence, devient la caractéristique même du geste documentaire fourbi par le réalisateur et son opératrice (elle aura d'ailleurs participé à l'écriture du film) afin d'en prendre soin, rappelant que l'auteur ne se distingue en rien des personnes rencontrées. Qu'il est leur égal, à savoir un personnage devant affronter comme les autres la difficulté d'aimer dans un monde qui, généralement, n'est pas configuré pour en valoriser l'expérience. Ou bien plus précisément ce monde est disposé depuis l'agencement social de ses dispositifs à ne pas en favoriser l'avènement.

 

 

Nombreuses sont en effet les situations initiées ou bien accueillies par le film de Mohamed Lakhdar Tati, et sa personne elle-même en ce qu'elle partage à égalité le champ filmique avec les personnages rencontrés (comme dans Bla cinima de Lamine Ammar-Khodja en 2014, dont l'opératrice est aussi Sylvie Petit), qui sont caractérisées par la complication réitérée de l'amour comme expérience désirée mais systématiquement contrariée. Que l'amour comme expérience du monde soit ce réel voué à l'impossibilité par les appareillages respectifs de l'État (un jeune neveu identifie ainsi l'angoisse amoureuse à l'épreuve terrorisante de la figure du président), de la famille (le mariage est une convention dont certains arrivent à faire de nécessité vertu quand d'autres y ont échoué après avoir été comme ces femmes emportées par la lame de fond de la violence domestique), de la religion (un imam de télévision prêche contre la pratique inspirée du pont des Arts de Paris des cadenas accrochés au grillage d'un pont habituellement identifié à celui des suicidés) et de l'opinion publique (les garçons voudraient multiplier les histoires avant de se caser définitivement, tandis que les filles pratiquent en conséquence un choix hyper-sélectif, la plupart partageant un manque de confiance réciproque). Autrement dit, le faux raccord est structurel, la discordance relevant moins de l'amour comme fiction constituante (d'après le mot fameux de Jacques Lacan, l'amour consiste à donner ce que l'on n'a pas à qui n'en veut pas) qu'il appartient à une différence des sexes érigée en différend afin de vouer l'amour au discrédit d'une impossibilité pratique. Même les proches de Mohamed Lakhdar Tati discutant dans un café, des amis dont on veut croire qu'ils partagent sociologiquement les valeurs de l'égalité des genres et de l'émancipation, et parmi eux le réalisateur Abdelghani Raoui qui a participé au montage du film, souffrent de ne pas réussir à ramener les apories du différend dans le registre discursif de la mésentente. Les malentendus sont à ce point accentués que, littéralement, personne ne s'entend plus parce que tout le monde se coupe la parole. Fais soin de toi aura en plus de ce moment d'autocritique l'audace d'aller jusqu'à élire la figure maternelle, autrement dit la propre mère du réalisateur, comme représentante symptomatique d'une interpellation quasi-idéologique visant à substituer à l'amour recherché le mariage comme finalité dispensant des échecs sanctionnant l'inutilité d'une telle recherche.

 

 

Parataxe euphorique

 

 

Comme le pose Alain Badiou à Fabien Tarby, l'expérience du monde est ce qui dans l'amour se vit et s'assume comme expérimentation d'une différence partagée à deux : « L'amour, c'est essentiellement le moment où le monde est expérimenté à deux, au lieu d'être expérimenté à un. [Il] ouvre à l'expérience du monde qui s'assume comme l'expérience du Deux. » (in La Philosophie et l'événement, éd. Germina, 2010, p. 51). Cette expérience de la différence est une scène du Deux qui, malheureusement, se peuple toujours d'une figure qui voudrait en tiers s'interposer pour en barrer l'accès et l'effectivité : la mère et les voisins, les copains, l'imam et le président, les tribus et les familles, les mauvais maris, c'est à la fin toute une foule mobilisée, liguée à coller du plomb dans l'aile de l'enthousiasme des amoureux. Alain Badiou y insiste pourtant, mais avant lui Charles Fourier et de nombreux penseurs anarchistes : « Une des tâches essentielles de l'amour n'est pas du tout, comme on le croit, la construction d'une famille, c'est d'inventer des formes qui libèrent la scène du Deux de l'égoïsme de la famille. » (opus cité, p. 64). C'est à croire que l'amour ne serait plus qu'une virtualité, un rêve comme celui qui hante l'homme pris par le souvenir insistant de la femme qu'il aurait pu aimer ou bien une possibilité autour de laquelle tournent en Kabylie une femme et un homme (Abdenour Hochiche, l'homme de Project'Heurts et des Rencontres Cinématographiques de Béjaïa) en s'échinant à pouvoir en réaliser la révolution. L'amour est une impuissance qui peut virer au désastre, c'est aussi une puissance que Mohamed Lakhdar Tati identifierait à un oasis qu'il faudrait aller chercher jusqu'aux portes du désert saharien. L'amour est une puissance toujours mêlée d'impuissance, elle n'est cependant jamais déliée de l'acte, des actes même les plus infinitésimaux, y compris ceux qui fraient dans les parages de l'échec. Car des actes, il y en a ici, des visibles comme des imperceptibles : la citation d'illustres références littéraires (des Russes comme Nicolas Gogol et Anton Tchekhov, Le Livre des Haltes de l'émir Abd el-Kader) et philosophiques (la couverture d'un livre de José Thomaz Brum confrontant le pessimisme du vouloir-vivre schophenhauerien et le tragique de la volonté de puissance nietzschéenne), et puis quelques poèmes populaires du cru, une mèche de cheveux glissée derrière une oreille, des textos cryptiques envoyés entre les terrasses et les rues par des jeunes filles et des garçons, des traces en forme de prénoms graffités démentant les prescriptions habituelles de la correction, des sourires arrachés au malheur, l'épiderme électrisée par la chair de poule. De l'ombre qui protège du soleil cru de la loi (cette même ombre que privilégient des titres comme Demande à ton ombre de Lamine Ammar-Khodja et A peine ombre de Nazim Djemaï en 2012).

 

 

Des secrets indicibles affleurent l'écran et Mohamed Lakhdar Tati fait un film justement pour en prendre soin, comme il prenait déjà soin de l'enfance (Joue à l'ombre en 2007) et de la mémoire faillie ou disloquée des luttes antifascistes (Dans le silence je sens rouler la terre en 2010). Prendre soin de l'amour comme croyance et fiction constituante plutôt que comme réalité effective (cette croyance anime d'autres corps précaires mais dont quelques grands films contemporains algériens avèrent qu'ils comptent, dans les paroles échangées des jeunes de Dans ma tête un rond-point de Hassen Ferhani en 2016 et Atlal de Djamel Kerkar en 2017). Prendre soin de l'enfant qui malgré lui charrie les lieux communs de la norme raciale et hétérosexuelle tout en ne cessant jamais de rester joueur et de s'amuser avec lui. Prendre soin des deux amies en voiture vivement interpellées par un automobiliste qui engage sa virilité comme gage de sa seule richesse symbolique. Prendre soin des amis qui ne parlent peut-être pas le même langage mais partagent le même environnement de pluie. Prendre soin des corps sous-exposés comme celui, racisé, d'une femme subsaharienne (après celles de Inland de Tariq Teguia en 2009 et Chantier A de Tarek Sami, Lucie Dèche et Karim Loualiche en 2013). Prendre soin des inventions langagières des classes populaires (le réalisateur y aura puisé son titre, comme Hassen Ferhani le sien). Prendre soin des femmes et des hommes qui parlent au coin du feu de l'amour, ses traces, ses signes et ses promesses, comme si l'on assistait à une réunion clandestine de moudjahidines d'un nouveau genre ou alors d'un genre immémorial. Prendre soin dans la mesure des plans ouverts à la démesure du monde : mouettes qui déchiquettent le cadavre d'un congénère quand un autre trace la survenue de l'orage, vol au vent de sacs poubelles ou orange pourrie bouffée par les fourmis. Félix Guattari et Gilles Deleuze auraient dit : chaosmos. Le soin serait aussi ce que le cinéma offre aux sujets intoxiqués par la doxa. Parce que, comme objet technique, le cinéma est aussi une affaire de pharmacologie, c'est-à-dire de poison (quand le cinéma identique à la télé se fait le relais complaisant de la police ordinaire du sensible) mais aussi de remède (quand le partage du sensible est autrement configuré afin de déployer dans l'espace du film la distribution de puissances et d'intensités nouvelles). La dimension pharmacologique du cinéma, comme contrepoison au poison toxique de l'orthodoxie, se comprendra bien alors comme « ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c'est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c'est une puissance destructrice. » (Bernard Stiegler, Pharmacologie du Front national suivi du Vocabulaire d'Ars Industrialis par Victor Petit, éd. Flammarion-coll. « Bibliothèque des savoirs », 2013, pp. 421-422). Le soin partage aussi un commun terreau étymologique avec le songe : le soin est un songe, une attention à l'autre au sens d'une pensée, d'une rêverie aussi. Les préciosités sont vraiment à considérer à cette aune comme des techniques de soi au principe de plans comme autant de prises de soin rêvées, d'attention, de pensée. Jusqu'à l'euphorie même, dont témoigne ce plan magnifique d'une abeille roulant sur elle-même tant elle est renversée de plaisir, la tête enfournée dans la corolle d'une fleur de jasmin fraîchement tombée. Le shoot de pollen est total, l'ivresse par translation et adoption par le spectateur est garantie.

 

 

La carte du Tendre serait ainsi une autre corolle, riche des plaisirs attrapés à la volée dans les marges interstitielles du réel, grappes éparses d'une jouissance du monde en intensités de perceptions et de sensations. C'est toute une parataxe brassée et moissonnée par le film de Mohamed Lakhdar Tati, cette construction littéraire en juxtaposition de phases et de mots sans liaison explicitant leurs rapports syntaxiques dont Jacques Rancière, lecteur de Gustave Flaubert, Blaise Cendrars et Jean Epstein, aura tiré un concept éclairant le nouveau régime esthétique apparu dans le courant du 19ème siècle. La parataxe, « cela peut être l'effondrement de tous les systèmes de raisons des sentiments et des actions au profit de l'aléa des brassages indifférents d'atomes ». Plus de mesure qui sépare, seulement la démesure aléatoire et rassembleuse du commun : « C'est le commun de la démesure et du chaos qui donne désormais sa puissance à l'art », ce sont encore les « micro-événements d'une matière qui est ''rythme, parole et vie'' » (Le Destin des images, éd. La Fabrique, 2003, pp. 54-55). Cette dimension proprement parataxique de Fais soin de toi, avec ses mouvements hélicoïdaux dont le tissage croise métaphoriquement la trame de nombreuses toiles d'araignée, participe à redonner à la sensibilité des puissances enthousiasmantes de vie et de tendresse, de confiance et de croyance que les sociétés s'acharnent à lui retirer (et, en dépit de ses spécificités culturelles, la société algérienne ne se différencie guère substantiellement des autres sociétés de la région, France incluse qui est comme la société algérienne une société méditerranéenne). C'est ainsi que la question de l'amour s'appréhende ici dans une dimension esthétique qui se double toujours d'être politique. Il faut certes ne jamais abolir la distinction entre ces conditions spécifiques que sont respectivement l'amour et la politique. « Alors que la politique prend la différence comme matériau et tente de construire une unité active minimale dans l'élément de cette différence, l'amour au contraire brise les unités primordiales et établit le règne du Deux sur l'expérience du monde. » ainsi que le rappelle Alain Badiou à Fabien Tarby, qui ramassera encore son propos en le synthétisant de la façon suivante : « La politique va de la différence au même, l'amour introduit la différence dans le même. » (La Philosophie et l'événement, ibidem, pp. 51 et 53). Mais on devra aussi concevoir que l'amour est une expérience du monde imposant aux êtres qui en sont les sujets à en construire fidèlement la relation à l'écart des injonctions de la norme, voire en disjonction critique des prescriptions de la coutume ou de l'opinion.

 

 

Le bourdon de Rosa

 

 

L'amour saisi dans l'énigme de l'autre est cette différence qui fait exception en accomplissant le désœuvrement des lois ordinaires de l'existant. Et si l'amour fait défaut dans les échecs tramant le tissu relationnel décrit par Mohamed Lakhdar Tati au point de ne jamais devoir s'en exclure, son manque est cependant contredit par toute la beauté commune du monde telle qu'elle s'exerce au tracé en hélices d'une carte du Tendre. Ce regard en sa générosité parataxique enthousiasme, il emporte les préciosités soupçonnées d'être ridicules car il appartient aux sujets qui savent l'amour interdit ou le vivent dans une clandestinité plus ou moins avouée. Si la société est une prison, la contemplation du monde peut alors sauver ne serait-ce que le regard qui s'y exerce en accueillant dans la joie pure les brassages indifférents du réel. Rosa Luxemburg, figure de révolutionnaire n'ayant jamais cédé sur l'égalité, a connu la prison pour cela et elle aura été assassinée pour cela. Certaines lettres écrites à l'adresse de sa belle-sœur Sonia Liebknecht, extraites du recueil de ses correspondances écrites entre 1914 et 1919 (cf. J'étais, je suis, je serai, éd. Maspero, 1977), avèrent que la beauté aléatoire et commune, sans ordre ni mesure du monde est ce qu'il faut savoir à tout prix relever et rédimer, contre la mal-mesure des sociétés répressives. Les relire transporte encore les cœurs qui ne désespèrent pas d'être tendres, serrés par l'émotion associée à la voix de baryton d'un bourdon cassant la monotonie de la prison : « Au moment où je vous écris ceci, un grand bourdon est entré dans ma cellule, qu'il remplit de sa voix baryton. Comme c'est beau, quelle profonde joie de vivre jaillit de ce son plein, tout vibrant d'activité, de chaleur estivale et de parfums de fleurs. »

 

 

16 janvier 2018


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