"Wajib, l'invitation au mariage" (2017) d'Annemarie Jacir

Voir double la Palestine

Wajib, l'invitation au mariage est un film qui, sans avoir l'air de se donner pareille prétention, tire du fait binoculaire caractérisant la vision humaine parmi ses plus enthousiasmantes ressources symboliques. De loin, le film ressemble à une comédie douce-amère dans laquelle un père et son fils palestiniens (Abu Shahid et Shahid respectivement interprétés par Mohammad et son propre fils Saleh Bakri, dont on rêverait d'ailleurs que Michael Fassbender, qui lui ressemble un peu, trouve la belle idée de s'inspirer de son sens profond de l'understatement) passent une journée ensemble dans une voiture roulant dans Nazareth à l'approche de Noël afin d'accomplir le « devoir social » promis par le titre qui consiste à donner de la main à la main les centaines d'invitation prévenant du mariage de la fille de la famille. Les notations sont ici nombreuses et fusent à l'occasion de la douzaine de rencontres effectuées, avérant ainsi la richesse et la finesse de l'écriture scénaristique. Souvent drôles quand le père qui prépare le mariage de sa fille prépare par la bande aussi son fils à l'idée qu'il pourrait se marier aussi avec une fille d'ici et en profiter ainsi pour revenir au pays, ces notations sont tout autant pertinentes quand il s'agit de ne jamais céder sur le fond dramatique d'une fragmentation de la réalité populaire palestinienne, rapportée ici aux personnages respectifs du père résigné depuis longtemps à vivre dans Nazareth intégré à Israël et de son fils qui vit son départ en Italie aussi comme un exil politique loin de la Palestine occupée.

 

 

De plus près cependant, le troisième long-métrage d'Annemarie Jacir née à Bethléem donne à voir dans les interstices de la sympathique comédie douce-amère un petit traité descriptif et incisif témoignant de tout un champ d'écarts et de dissonances électrisant la relation entre un fils et son père. Là encore, le film fait plus d'une fois mouche, tout en réussissant à échapper par ailleurs au risque d'une grille programmatique imposant à chaque rencontre de n'être rien d'autre ou de plus qu'un cas d'école exemplairement signifiant de la situation faite à ce que l'on appelle les Arabes israéliens, pour une bonne part d'entre eux chrétiens et qui ont fait le choix de rester dans les territoires annexés lors de la construction de l'État d'Israël en 1948. Des remarques du fils concernant le mauvais goût des Palestiniens qui s'échinent à recouvrir les balcons de bâtisses riches en histoire architecturale de bâches en plastique colorées, jusqu'au père qui se félicite de l'existence d'une municipalité qui fonctionne en dépit du non-enlèvement des déchets qui concentre le regard filial, c'est toute une série de remarques indexées à des points de vue différenciés qui ponctuent sur un mode mineur le faux-raccord fondant l'écart des perspectives qui peuvent certes se recouper mais sans jamais vraiment se superposer, le fils ne voyant pas en effet ce que perçoit le père et inversement. Le différentiel est bien entendu celui des habitus, mais le goût culturel légitime du fils architecte vivant en Italie et moquant les réflexes populaires ou traditionalistes de son père qui lui renvoie la pareille en moquant son efféminement n'en représente pas cependant l'élément le plus déterminant. L'exil dans son expression circonstanciée, avec ici le fils vivant à l'étranger pour bénéficier d'une bonne situation voulue par un père qui voudrait désormais que son fils revienne au pays, est ce qui fondamentalement creuse au sein même de la nation palestinienne une mésentente quant à savoir ce qu'est ou devrait être la Palestine, au risque d'une surdité réciproque et d'un dissensus poussé jusqu'au différend.

 

 

Parallaxe et diplopie

 

 

En douceur et sans rien forcer, le film d'Annemarie Jacir révèle alors la nature lointainement rossellinienne du dispositif adopté qui en soutient la portée esthétique, le road-movie de fait dynamisé, d'un côté, par les plans documentaires indexés sur le parebrise et les travellings-avant tandis que, du côté de la fiction, la dialectique du champ-contrechamp atteste des désaccords perceptifs et discursifs entre père et fils. Encore un exemple, simple et déterminant : le père s'obstine à vouloir un vieux chanteur au mariage de sa fille, un choix critiqué par son fils qui propose à la place de faire venir des vieux copains habitant Ramallah, le premier demandant alors au second de s'occuper seul de leurs permis de visite. Et puis encore cet autre exemple, qui appartient au père de la copine du fils Shahid, ancien dignitaire de l'OLP exilé demandant à Abu Shahid de lui décrire ce qu'il voit derrière le parebrise de sa voiture, la second racontant une Palestine de carte postale quand ne se présente devant ses yeux qu'une boutique quelconque de peluches pour les fêtes de Noël. On pourrait encore mentionner ce chien accidentellement écrasé par le père, qui prend soudainement la fuite pour le plus grand étonnement de son fils qui n'a sûrement pas bien en tête alors la législation particulièrement répressive concernant les Palestiniens qui causent du tort aux animaux domestiques des Israéliens. A l'exception du grand moment dramatique où les perspectives du père et du fils s'entrechoquent en un règlement de compte qui ne pouvait pas plus longtemps être différé, tout le reste de Wajib se jouera donc sur le mode mineur et subtil des détails dissonants et des frictions de perspectives. Et c'est en ceci que réside la force de conviction du film d'Annemarie Jacir, dans l'attestation de l'écart proprement parallactique au principe de l'antagonisme palestinien, l'exil renforçant une vision radicale pour le fils mais aux yeux du père déliée de tout réalisme d'un côté, de l'autre la vie quotidienne soutenant le pragmatisme paternel mais identifiable pour le fils au renoncement à toute lutte d'autonomie culturelle, voire d'indépendance nationale.

 

 

De la même façon qu'il faut deux organes oculaires pour constituer le caractère binoculaire de la vision humaine, il faut deux points de vue pour faire du perspectivisme le meilleur moyen de rendre justice aux dissonances électrisant entre eux les Palestiniens en exil et les Arabes israéliens incorporés de façon subalterne dans le champ de la citoyenneté de l'État hébreu. La dissonance ne cesse ainsi d'être avérée, cependant sans jamais qu'elle escamote ou se substitue à la contradiction principale : en preuve la présence insistante de l'armée israélienne, la dissymétrie dans la maîtrise des langues (les Palestiniens parlent l'hébreu mais c'est plus rarement le cas des Israéliens sachant parler l'arabe), ainsi que l'évocation récurrente du personnage de Ronnie, une figure qui restera hors-champ mais sur laquelle se cristallise l'écart disjonctif des perspectives (Shahid y voit un espion à la solde des services secrets israéliens, Abu Shahid la relation qu'il faut savoir entretenir et préserver y compris amicalement afin de gagner en promotion professionnelle et devenir enfin directeur d'école). La dissonance distinguée de la contradiction d'un côté, de l'autre l'écart parallactique en marque de l'antagonisme imposé par le vainqueur israélien au vaincu palestinien expliquent en quoi Wajib est un beau film. Et il l'est encore quand, dans la suite directe des films d'Elia Suleiman, les ponctuations tragicomiques consacrées à l'irascibilité entre voisins se doublent des marques spontanées d'une solidarité communautaire sans faille, qui se manifeste pour le fils dans la bière offerte par un vieil ami du père et le pain donné par un vendeur ambulant passant dans le coin.

 

 

Et si le film d'Annemarie Jacir, dont on devra impérativement rappeler ici qu'elle a connu l'exil politique après voir été interdite de territoire pendant cinq ans pour avoir réalisé son premier long-métrage intitulé Le Sel de la mer (2008), l'est définitivement, c'est à l'occasion magnifique de la dernière séquence. Le soir tombe, le père et le fils se retrouvent sur la terrasse familiale pour s'offrir sans un mot de plus une cigarette et une tasse de café. Le plan est large et il inclut Shahid père et fils qui partagent le même silence accordé à la contemplation apaisé du lointain. Le tableau tentant serait celui de la réconciliation, pourtant, le spectateur voit double, l'écart parallactique insistant en effet à diviser l'unité fallacieuse du paysage urbain - à le faire loucher. L'un des maux palestiniens peut se dire aussi diplopie.

 

 

6 mars 2018


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