"A genoux les gars" (2018) d'Antoine Desrosières

Sucera bien qui léchera le dernier

 « Sans tête de porc, pas de noce »

(proverbe géorgien)

 

 

1) Jouir par la parole (la jactance). Il s'agit déjà de noter qu'avec A genoux les gars l'auteur s'ingénie à persister et signer dans l'enthousiasmante foulée de Haramiste (2014) : la matière privilégiée demeure toujours le verbe tenu haut et fort au risque de l'exténuant, le verbe mélangé (comme on parle de mélange pour mobylette) qui appartient à la jeunesse abstraitement identifiée aux banlieues ou bien plus précisément rapportée aux quartiers populaires socialement ségrégués. Signée par l'usage de ce verbe (usage littéralement époustouflant, à perdre l'haleine comme d’ailleurs y insisterait l'étymologie), cette jeunesse d'adolescents français d'ascendance migratoire et postcoloniale s'enivre à triturer en effet l'idiome national pour faire pousser dans ses marges des friches ambivalentes, à la fois stigmatisées et inventives (la périphérie s'amuse de fait à drôlement profaner la langue pieusement conservée par les prêtres académiques de la langue sacrée). Un exemple : le virilisme fraternitaire oblige par exemple les garçons à appeler leurs copines des frères. Autant de perles composant un collier pour la petite souris qui en constitue le trésor, en ne cédant pas pour sa part sur le désir d'une intimité partagée (les acteurs jouissent de la bouche, l'auteur des oreilles), jusque dans la couche où s'emmêlent chaleureusement les donzelles (ce désir masculin de butiner la fleur de l’intimité féminine se voit alors, si éloigné soit-il, étonnamment proche de celui dont David Lynch avec les adolescentes de Twin Peaks hérita d'Ingmar Bergman). La parole qui s'y profère étant tout à la fois connivente (la reconnaissance qui y est induite est inclusive pour ses praticiens mais exclusive aussi pour ses profanes), jouissive (parler non seulement se branche sur les calculs programmatiques du jouir mais vaut par elle-même aussi comme pure jouissance) et performative (la parole est comme un acte magique, qui dit ce qui doit arriver, qui donc prédit en promettant ainsi à ses apprentis sorciers de réaliser parfois au détriment de l'autre leurs plus inavouables souhaits). Il s'agirait pour parler comme Jacques Lacan d'une « jactance », c’est-à-dire une jouissance langagière dont les saillies en fleurs de bitume, balançant du jacassier au tracassier et retour, l'emporteraient cependant relativement sur toute fossilisation des rapports de pouvoir (le pouvoir est fluant et mobile, il circule dans les échanges d'une économie symbolique jamais stabilisée), comme sur toute victimologie (les filles initialement flouées se vengent ensuite des garçons en leur rendant la pareille, ayant appris des formes de la domination pour en retourner certains effets à la face de leurs envoyeurs).

 

 

 

La jactance peut alors animer ou donner corps à un conte moral d'aujourd'hui, un quadrille de quartier héritant de Marivaux et Eric Rohmer en passant par Sacha Guitry, et dont l'actualité consisterait à ce qu'il soit suffisamment dépucelé de la bouche pour dépuceler les oreilles les plus bouchées et policées.

 

 

2) Petit théâtre portatif du sexe adolescent. La jactance est donc un milieu langagier, c'est même un champ de forces interactionnelles suffisamment saturé comme un œuf pour faire que ses bavures coupent court à la tentation du plan long. En même temps qu'elles aplanissent aussi toutes les scènes dans lesquelles elles se déversent (c'est ainsi que la frontalité filmique trouverait à se légitimer, jusqu'à faire admettre la relative neutralisation des arrière-plans ainsi que la réduction significative de l'environnement scolaire et familial situé du côté circonstancié de Strasbourg). On pourra légitimement trouver matière à vérifier le rendement sociologique d’un récit librement inspiré d'un témoignage authentique énergiquement réapproprié par ses quatre acteurs justement caractérisés comme co-auteurs des dialogues sous l'impulsion du réalisateur. Des dialogues riches en bouffonnerie et dont les tournures langagières signent l'appartenance sociale partagée de leurs récitants, en même temps que leur usage atteste aussi qu'il y a de la distance et de la marge de manœuvre, autrement dit du jeu entre la personne qui joue et le personnage qui lui ressemble peut-être mais sans pour autant lui être strictement identique. Le regard sociologique en son versant interactionniste et sociolinguistique, la fiction lui prête de fait et généreusement le flanc (on rappellera ce fait biographique voulant qu’Antoine Desrosières ait eu pour père Alain Desrosières, éminent sociologue spécialisé dans la réflexion portant sur les statistiques et « la politique des grands nombres »). Mais, en ses effets de réduction minimalistes (une unique séquence à l'école et une seule autre dans le salon familial frôlant l'anecdotique disent que l'essentiel se joue ailleurs, là où quelques non-lieux urbains accueillent les lieux communs de cette jeunesse-là), la fiction se déploie surtout sur les tréteaux à portée de bras et de jambes d'un petit théâtre portatif. Ce théâtre, tout en mélanges indistincts d'écriture ouverte et d'improvisation maîtrisée, se révèle en fait une scène mobile sur laquelle se jouent et se déjouent les amitiés adolescentes et ses abus, le partage des plaisirs des pairs divisé par la partition des jouissances coupables. Et les bandes de copines et de copains de trimballer ce petit théâtre portatif partout avec eux, de la cour d'école à la piscine municipale en passant par le kebab du coin, le parking du centre commercial, la chambre à coucher et la chambre d'hôtel.

 

 

 

Le voile est levé (et son pan n'est plus le pli de la question sensible du foulard islamique, précédemment traitée avec Haramiste et finement réglée) : entrent en scène les garçons désormais, à l'occasion d'une partie de billard à quatre bandes (il est vrai qu'il y sera souvent question de queues, de boules et de bander) où la pornographie le dispute au chantage et l’extorsion sexuelle, les téléphones portables se révélant des armes pouvant foudroyer à coup de vidéos virales des réputations. Et le « bail de rêve », autrement dit le plan cul fantasmé, finissant par être flingué par la banalisation paradoxalement spectaculaire de la sex-tape.

 

 

3) Mimétisme et rupture différenciatrice. Dans la continuité directe de Haramiste (on y retrouvera en effet les frangines Rim et Yasmine respectivement interprétées par Inas Chanti et Souad Marsane), A genoux les gars pose sans la résoudre la question de l'impossibilité du rapport sexuel aux temps actuels de l'adolescence populaire, urbaine et connectée. Et la question est posée en divisant pratiquement les impératifs de la jouissance sexuelle prônés par ce fait social total qu'est la culture pornographique par les diagonales imprévisibles du désir. D’abord, Salim convainc sa copine Yasmina de faire une fellation à son meilleur ami Majid afin qu'il reste d'une certaine manière fidèle à Rim absente à l'occasion d'un voyage scolaire, puis la fait chanter en raison de la vidéo qu'il a prise de ce moment-là. Ensuite, non seulement Rim et Yasmina se vengent de leurs copains respectifs en les convainquant mimétiquement que la seule façon de réparer leur infamie consiste à pratiquer entre eux une fellation, mais la seconde qui paraissait la moins soucieuse des signes extérieurs de la féminité possède une petite expérience des pratiques sexuelles orales et du plaisir à y prendre, jusqu'à obtenir au final le saint Graal du cunnilingus. De ce point de vue, A genoux les gars prolonge Haramiste (les adolescents sont des sujets mimétiques, dont la reconnaissance hautement ambivalente et conflictuelle accordée par le partenaire de l'autre sexe passe par un degré fort d'identification entre pairs du même genre) comme il en renverse la mécanique (Rim prenait précédemment de l'avance en terme d'expérience sexuelle sur Yasmina, c'est désormais le contraire). Dans tous les cas, la différenciation en gage de rupture avec les effets spéculaires du mimétisme, exemplifié du côté d’Antoine Desrosières par le court-métrage Maurel et Mardy mendient (1999) interprété par Joseph Morder et Luc Moullet, marque un tournant décisif dans les processus de subjectivation ou d’individuation, actant également de la singularité esthétique de A genoux les gars en regard du film prédécesseur dont il procède. Surtout, le quadrille s'ouvre à la voix des garçons, qui clament haut et fort leur ignorance du plaisir clitoridien et leur dégoût de l'homosexualité, jusqu'à accepter après avoir collé de très près au cliché du « garçon arabe » une fellation entre copains si elle peut ouvrir à l'infini les bouches goulues de leurs petites amies respectives. Et un cinquième larron trouvera même à s'inviter dans la ronde le temps d'une nuit à l'hôtel, dont le braquemart surdimensionné finit par être l'objet d'une belle tendresse matinale opposable à n'importe quel script pornographique et précédant le cunnilingus secrètement désiré.

 

 

 

La bandaison se présente alors comme une dernière bande indiquant que ce qui se dresse enfin appartient bien aux arabesques caractérisant la trajectoire singulière d'une ado d'aujourd'hui. D'abord jouée par la parole de l'autre jusqu'à en être flouée, Yasmina aura su à la fin substituer au plein de la jouissance des autres flanquée en gorgées de sperme dans sa bouche le vide abyssal de son propre désir, ce vide nécessaire qui l'envoie se faire plaisir ailleurs sur la scène improbable d'une jouissance imprévisible.

 

 

4) Une contredanse envoyant valser les clichés. La bouche s'ouvre mais c'est exceptionnellement pour expérimenter la parole enfin suspendue, retenue face au gouffre. L'orgasme vient, il commence à poindre comme point le jour pour celle qui enfin ne dit plus rien après avoir tant parlé pour souvent ne rien dire. Mais il ressemble pourtant à sa simulation reprise par Rim d'une imitation d'une séquence fameuse de Quand Harry rencontre Sally (1989) de Rob Reiner. On croyait en avoir fini avec le mimétisme, mais non. Et cet ultime gag est la ponctuation finale d'un film faussement naturaliste (le trait final apparaît comme celui d'un dessin précédé notamment par la scène de Majid au téléphone comme une sérigraphie pop d'Andy Warhol), qui n'ignore pas qu'il n'y a pas moins mystérieux que la jouissance, trou noir comme le fond de la bouche mais borduré des simulacres rosés du désir. Cette histoire s'énonce avec les mots mélangés d'aujourd'hui, frottés à la cochonnerie pornographique qui voit la sexualité être l'objet ambivalent d'une profanation, la violence de la désacralisation induisant non seulement la banalisation du viol mais aussi la possibilité contradictoire d'une réappropriation commune. Une histoire semblable s'énonçait hier encore dans les étonnantes chansons yé-yé où se donne alors à entendre en revers des stéréotypes habituels le désir féminin de l'égalité entre les genres. Ainsi, l'écriture à même l'écran des textos s'acoquine d'un répertoire musical faussement familier mais vraiment peu connu au fond, et depuis lequel aura été trouvé le titre du film repris d’une chanson d’Anne-Marie Vincent, ainsi qu’en atteste encore le génial Les Garçons sont des brigands de la chanteuse Marie-Hélène. Et puis avant-hier encore la même histoire ou une autre si semblable se glissait dans les scènes de l'autre joué et du désir floué, de la réciprocité et de l'égalité accueillies par le théâtre de Marivaux. A genoux les gars ressemble en effet à La Méprise (il y était déjà question de deux sœurs) et, comme Marivaux, Antoine Desrosières fait entendre également les formidables impuretés d'une parole généralement disqualifiée pour hérésie par les gardiens sectaires de l'académie. A ce titre, on devra encore répéter que le réalisateur cultive pour son propre intérêt un sillon préalablement creusé par L'Esquive (2004) d'Abdellatif Kechiche, mais cependant nettoyé de toute tentation naturaliste pour préférer les à-plats pop de la jactance et la jouissance pelucheuse qui s'y joue.

 

 

 

Au titre du quadrille, le film d'Antoine Desrosières s'impose logiquement comme une contredanse qui fait valser les clichés racistes d'un sexisme censé sur-déterminer la jeunesse d'ascendance postcoloniale, subsaharienne et maghrébine (mais aussi, dans la passe d'un gag sainement provocateur, la sale ritournelle de l'antisémitisme censée pareillement caractériser cette même jeunesse). La contredanse fait particulièrement jaillir d'un ordre social supposément réifié un beau bordel des plaisirs extorqués et des désirs tour à tour floués et frayés, dans les conséquences égalitaires de la réciprocité vengeresse des mauvais coups et avec les minces lignes de fuite d'une individualité jamais en reste avec les fictions ambiguës de la séduction et les semblants du désir. Une contredanse dont la morale s'écrirait enfin comme suit : sucera bien qui léchera le dernier.

 

 

 

Post-scriptum sur la cochonnerie :

 

 

Dans Les Écrits techniques de Freud (1953-1954), Jacques Lacan écrit ceci : « Le grognement du pourceau ne devient une parole que lorsque quelqu'un se pose la question de savoir ce qu'il veut faire croire. Et que veulent faire croire, en grognant, les compagnons d'Ulysse transformés en pourceaux ? qu'ils ont encore quelque chose d'humain. » (Séminaire. Livre I, éd. Seuil, 1975, p. 264). La question générique de la cochonnerie humaine trop humaine, l'union sororale fondant le visage duplice d'une Circé d'aujourd'hui aura su la reposer à nouveaux frais. Et, alors que règne un cinéma français socialement confiné, cette fraîcheur fera du bien en effet.

 

 

21 mai 2018


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