"The Last Movie" (1971) de Dennis Hopper

La chute d'Icare et le carnaval hollywoodien

Au tournant des années 1960 et 1970, Dennis Hopper est de tous les jeunes réalisateurs lancés à l'assaut du vieil Hollywood celui qui aurait accompli dans le temps le plus court et en deux films seulement le trajet le plus exemplaire peut-être. Parti des enthousiasmes d'une contre-culture libertaire renouant avec le grand rêve unioniste des transcendantalistes, le départ n'aurait eu comme destin que celui, fondamentalement tragique, de finir quasiment sans transition aucune sur la sanction infiniment mélancolique d'une impossibilité d'en accomplir jusqu'au bout l'utopie concrète. Hors cinéma comme à l'intérieur de son industrie.

 

 

D'abord avec Easy Rider (1969) qui emballe le Festival de Cannes, le road-movie libérant les bikers montés sur leurs choppers de devoir répéter le programme hippique et colonial du vieux western finit cependant à force de se cogner la tête contre le mur des conservatismes épais de la sédentarité et de la propriété privée dans le feu d'artifices d'un nomadisme incandescent et sans retour sur investissement. Pourtant, le premier long-métrage d'un acteur qui a été l'ami de James Dean (il apparaît pour la première fois à l'écran à ses côtés dans Rebel Without a Cause – La Fureur de vivre de Nicholas Ray en 1955) puis relégué aux marges des studios à cause de son mauvais caractère cartonne partout dans le monde, remportant à son producteur exécutif Bert Schneider (ce dernier en aura d'ailleurs profité entre autres pour produire Five Easy Pieces de Bob Rafelson en 1970 et Days of Heaven – Les Moissons du ciel de Terrence Malick en 1978) et surtout à la Columbia plus de cent fois la mise (environ 300.000 dollars) engagée dans son maigre budget initial. Avec The Last Movie (1971) qui emballe ensuite le Festival de Venise, la Universal lui offre le luxe du final cut assorti d'un bon million de dollars pour alimenter l'épopée éperdument moderne d'une expérimentation tournée au fin fond des Andes péruviennes et visant radicalement l'épuisement des vieux schémas hollywoodiens. Après un an de montage fait à la maison, le studio rend son verdict et il est brutal : The Last Movie devrait s'entendre littéralement en imposant en effet à ce que ce second film soit le dernier d'un rêveur naïf et icarien qui s'est brûlé les ailes en approchant trop vite et trop près le soleil aveuglant de l'art comme fête somptuaire et dispendieuse. Récupérant les droits d'un film que la Universal refuse alors de distribuer, Dennis Hopper en tire quelques copies personnelles puis ronge son frein durant plus d'une décennie cramée dans l'abus de toutes les drogues, ponctuée çà et là par quelques rôles décisifs (dans L'Ami américain de Wim Wenders en 1977, deux fois chez Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now et Rusty James en 1979 et 1983, avec Osterman Weekend de Sam Peckinpah en 1983, surtout dans Blue Velvet de David Lynch en 1986).

 

 

A l'exception de quelques facéties artistiques plus ou moins risquées (une performance à la dynamite laisse Dennis Hopper pendant plusieurs jours sonné et sourdingue), la décennie des années 1980 appartient à l'intégration normative à la corporation professionnelle des faiseurs ou, pire, des tâcherons (Out of the Blue en 1980 laisse encore croire que le rêveur rêve encore avant la dissipation de tout soupçon dans le pragmatisme chromé signant l'exécution de films comme Colors en 1988, Catchfire et Hot Spots en 1990 puis Chasers en 1994). Le support officiel apporté à Ronald Reagan et au camp républicain parachèvent d'établir le triste retour au bercail de l'establishment d'un homme dont la vieillesse consacrée se double d'être l'étouffoir des ultimes feux d'une jeunesse renégate, jusqu'au cancer de la prostate qui l'emporte le 29 mai 2010 à l'âge de 74 ans.

 

 

Un film derviche tourneur

et le kaléidoscope de ses masques

 

 

Easy Rider pose, en la prophétisant à l'accès (notamment par l'injection intempestive de flash-forward), la mort inéluctable de la contre-culture libertaire (« We Blew It », phrase fétichisée par les passionnés du Nouvel Hollywood) quand The Last Movie plus intensément peut-être avère l'impossibilité pratique de révolutionner de fond en comble Hollywood, même en allant chercher au plus loin cette révolution. Ce n'est donc même plus une affaire de contenu très tôt anticipé, mais de forme désormais : la crise n'est plus seulement culturelle mais esthétique, courageusement menée jusqu'à l'aporie magnifique d'un film qui n'a pas d'autre hantise que sa propre impossibilité. Et le combat est titanesque pour l'ange prométhéen qui conçoit avec une conscience fiévreusement poussée à l'inconscience une manière hétérodoxe de sérialisme proposant d'agencer une demi-douzaine de lignes narratives. Comme autant de cercles de l'enfer pour une mise en abyme poussant les effets d'emboîtement et de miroitement du méta dans les retranchements dédaléens, quasi-felliniens, d'un authentique « regressus ad uterum » (Mircea Eliade). Tantôt l'énième version d'un western rejouant le duel mythique de Pat Garrett et Billy le Kid est électrisée par la fiction mimant tour à tour le documentaire de son tournage et la projection aléatoire de ses rushs, tantôt le faux documentaire de la reprise improvisée de ce western par les autochtones se renverse ponctuellement en vrai documentaire sur les vestiges mêlés des cultures andine et hollywoodienne.

 

 

Jusqu'à ce que le film lui-même s'expose comme allégorie du derviche tourneur dansant au bord du vide dont la transe le projette dans le montage kaléidoscopique de tous ses masques : The Last Movie tient de la ballade folk virant au bad trip hallucinatoire et psychédélique, du joyeux bordel assumé entre copains mais aimanté cependant par l'autoportrait de son instigateur perdu dans les méandres fumeux de ses ambitions, et du potlatch où la ronde saturée des clichés hollywoodiens révèle un carnaval rejoignant le reste d'antiques fêtes païennes dans le dépotoir paradoxal des archaïsmes de la modernité.

 

 

Il faut tout de suite faire un sort ici à l'hypothèse piteuse avec laquelle Dennis Hopper joue tactiquement, au risque cependant que le culturalisme n'apparaisse aussi comme le masque sérieux ou vertueux du racisme culturel : l'idée que les indigènes percutés par le cirque hollywoodien au point de vouloir en reproduire la farce tragique dans l'escamotage de la distance entre théâtre et réalité n'est qu'une idée justement – mieux elle est une série de plus, un étage supplémentaire s'ajoutant à une composition en étagement formellement inspirée des paysages montagnards péruviens. Bien sûr, l'installation bruyante d'une équipe de tournage étasunienne dans le village de Chinchero dans la région de Cuzco peuplé d'habitants ne parlant que le quichua a pu participer à échauffer de part et d'autre quelques esprits. Il s'est surtout agi de faire souffler dans un film constamment préoccupé de se frotter aux limites matérielles de son propre tournage un air qui donne le tournis comme étourdi par le climat altitudinal local. Samuel Fuller qui s'amuse à jouer sa propre caricature, Kris Kristofferson en baladin folk qui chante Me & Bobby McGee (on entend un fragment de la version de Janice Joplin dans Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma de Jean-Luc Godard, autre film relevant du genre du « last movie »), Peter Fonda et Dean Stockwell qui rigolent d'incarner quelques clichés du bastringue westernien, mais aussi Don Gordon et son rêve d'or inspiré du Trésor de la Sierra Madre (1948) de John Huston, mais encore les prêtres rivaux et mimétiques (Tomás Milián pour l'église catholique et son double pour le culte païen surgi de la rencontre avec l'équipe hollywoodienne) – tous empruntent divers chemins d'un film qui, comme la Rome de Federico Fellini, mènent à son centre fuyant. Et sa narration labyrinthique et syncopée atteste que ce centre se retourne sur son axe pour se diviser en deux, parce qu'il n'y a pas d'autre envers à la radicalisation carnavalesque du cirque hollywoodien que le documentaire des plaisirs pris ou volés à l'occasion de cette grande fête du film qui se fait pour se défaire, offerte en sacrifice à une population indigène qui s'en amuse ou s'en contrefiche.

 

 

La modernité radicale, héroïquement jusqu'à l'aporie

(un carnaval post-apocalyptique)

 

 

Dans l'intervalle, il est remarquable que The Last Movie soit à la fois le contemporain des grandes déconstructions européennes et modernistes du western (Vent d'est du Groupe Dziga-Vertov et Une aventure de Billy le Kid de Luc Moullet datent respectivement de 1970 et 1971) et le film qui préfigure l'épique de quelques tournages sud-américains impossibles (de Aguirre, la colère de dieu de Werner Herzog en 1972 à Sorcerer – Le Convoi de la peur de William Friedkin en 1977). Pour schématiser, le film de Dennis Hopper ne se contente pas seulement de précéder des films aussi différents que Touche pas à la femme blanche (1974) de Marco Ferreri, Buffalo Bill et les Indiens (1976) de Robert Altman ou encore Apocalypse Now, il anticiperait prophétiquement l'échec commercial grandiose du sublime Heaven's Gate – La Porte du paradis (1980) de Michael Cimino. Bien sûr, la prophétie n'est jamais mieux vérifiée que rétrospectivement mais la tristesse de son porteur luciférien est cependant si grande, elle magnétise tellement les grands yeux bleus de celui qui joue les cascadeurs de second plan en portant comme patronyme le nom de son État de naissance (Kansas) que sa générosité déborde partout. La générosité du sujet mélancolique est cette radicalité héroïque qui dégueule en excédant le cours tranquille des temporalités linéaires pour s'épancher comme une lame de fond qui, si elle a échoué à engloutir Hollywood, n'ignorait pas que Hollywood aurait raison d'elle.

 

 

Les évasions érotiques dans l'abri vallonné et surplombé par l'innocente file indienne d'enfants péruviens, les éclats de rire des acteurs qui dévorent leur personnage de papier à l'instar de Don Gordon, les pointes acerbes mais convenus contre l'américanisme et le consumérisme auxquels succombent les locaux, la partouze ébauchée qui voudrait vérifier l'obscène proximité des miroirs rapprochant pour les fondre les images les plus hétérogènes : tout cela convainc moins que le masochisme profond d'une aventure et sa reconnaissance actée par un virilisme factice (les coups de poing en sont de faux, on ne cesse de nous le répéter) et un manteau de fourrure de toute évidence revenu de Sacher-Masoch. Le masochisme appartient bien à celui qui ne désire la puissance que sur le mode de l'impuissance, quand ce n'est pas un fantasme régressif qui conjoint, cris de bébé à l'appui, un rayon de soleil aveuglant avec la projection éjaculatoire d'un peu de lait maternel sur son visage. Le moderne ne désire rien tant que le désœuvrement de la prime enfance afin de sauver ses images doublées de la faillite de celles qui restent des obligations du travail à la chaîne de la valorisation cinématographique. A cet héroïque désir de modernité jusqu'à l'aporie, l'industrie hollywoodienne aura su comme on le sait répondre pour le meilleur avec l'invention du néoclassicisme et avec le recyclage postmoderne pour le pire. Pourtant l'ambition du moderne a été immense, prométhéenne, icarienne : Hollywood qui s'est rêvé avec sa religion universelle du cinéma le successeur moderne de l'église catholique devrait pourtant accepter de faire de son rêve ce que les andins ont fait des restes de leur paganisme – un carnaval post-apocalyptique, si loin mais tellement proche aussi des bacchanales sanglantes de Tobe Hooper et George A. Romero.

 

 

Rien de plus beau alors – mais rien de plus triste aussi – que voir Dennis Hopper en cascadeur répétant pour l'énième fois ses chutes comme un rituel dépassé et dont le saturation parodique constitue un spectacle de désœuvrement offert en holocauste à ceux qui, quand ils n'y sont pas indifférents, y reconnaissent leur désœuvrement propre.

 

 

« Freedom is just another word for nothing else to lose »

 

 

3 août 2018


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