Un chemin à travers la jungle

(la forêt-cinéma de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval)

Une forêt-cinéma, un abri pour l'histoire d'un art qui comme le rock ne mourra pas, abri pour son avenir noué à la passion ininterrompue pour les blessures du réel. Le cinéma de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval tient du marronnage. Le cinéma marronné et marronnant est celui qui continue à frayer ses aventures dans un communisme sans héritage, qui se partage moins qu'il partage ceux qui en sont les sujets, suivies à contre-voie de la globalisation pour donner corps et voix à une mondialité dont la créolité est la vérité.

 

 

Parce que la vie nue ne cesse pas d'être digne, d'une dignité qui nous libère moins de la honte qu'elle la libère. Parce que l'hospitalité a des lois immémoriales distinctes de la sphère juridique des États. Parce que le pouvoir est un envoûtement, le mal une hantise et le cinéma un exorcisme conjuratoire. Parce que faire une image implique un acte de confiance et appelle un geste de déplacement : s'y conjoignent la danse du pas de côté et le tact d'une poignée de mains.

Triptyque de la jeunesse

 

(rock, théâtre, cinéma)

 

 

 

 

La jeunesse de Nicolas Klotz se partage entre le rock (les goûts d'un garçon formé à la pratique de la batterie se partagent alors entre Robert Wyatt et Neil Young, mais aussi Joy Division et Public Image Limited), le ciné-club et le club de théâtre. C'est à cette triple source que s'originent les premières expériences en termes de programmation de films et de mises en scène théâtrales. Avec, d'un côté, la rencontre avec le metteur en scène allemand Klaus Michael Gruber en 1975 et, de l'autre, le cinéaste Robert Bresson montant en 1983 L'Argent dans les Studios de Boulogne où, à l'instar de son propre père, il travaille comme assistant monteur puis monteur. C'est par le biais de la pratique théâtrale que Nicolas Klotz rencontre la comédienne Élisabeth Perceval avec qui il adapte des textes et monte des pièces, un bon quart de siècle avant l'écriture scénaristique pour Paria (2000) et le statut de co-auteur partagé à égalité et pleinement effectif à partir de Low Life (2011). Quant à la cinéphilie, elle trouve essentiellement à se concentrer sur les grands visionnaires de la nuit : d'abord, venus d'Allemagne, Friedrich Murnau et Fritz Lang et, au centre ou dans les marges hollywoodiennes, Jacques Tourneur et Nicholas Ray. Suivent les grandes figures européennes de la modernité : Ingmar Bergman et Robert Bresson, Michelangelo Antonioni et Pier Paolo Pasolini, Jean Rouch et, le plus important d'entre eux, Jean-Luc Godard.

 

 

 

C'est, après la lecture d'un reportage de Serge Daney publié dans Libération, le grand départ pour Calcutta au milieu des années 1980 pour y faire la rencontre du musicien Ravi Shankar et du réalisateur Satyajit Ray. En ressortent deux films comme une sorte de diptyque inaugural : le premier est un documentaire intitulé Pandit Ravi Shankar (1986) et le second La Nuit Bengali (1988), la première fiction d'après Mircea Eliade et un scénario de Jean-Claude Carrière, avec des vedettes anglaises comme Hugh Grant et John Hurt. D'autres portraits de musiciens vont suivre, produits et diffusés par la chaîne Arte durant les années 1990 : Robert Wyatt, part one (1992), Chants de sable et d'étoiles (1996) consacré à la diaspora des musiques liturgiques juives et, sur le versant jazz, James Carter (1998) et Brad Mehldau (1999). Parallèlement, au théâtre, se succèdent l'adaptation du roman Belle du seigneur d'Albert Cohen et les mises en scène d'après des textes de Bernard-Marie Koltès (Roberto Zucco et Quai Ouest), mais aussi de Sarah Kane, Heiner Müller, Didier-Georges Gabily (et même le philosophe Jean-Luc Nancy dont le texte L'Intrus est adapté en 2001).

 

 

 

 

Parias contemporains

 

 

 

 

La rencontre décisive avec François Tanguy et son Théâtre du Radeau est une invitation à s'installer à la Fonderie au Mans pour y mener des ateliers et entamer l'écriture des prochains longs-métrages, en relève de l'expérience malheureuse d'un second long-métrage intitulé La Nuit sacrée (1993). Le tournage marocain catastrophique de ce film d'après deux romans de Tahar Ben Jelloun convainc Nicolas Klotz de changer radicalement de braquet en inventant ou réinventant sa propre manière de faire du cinéma, à distance des lourdeurs industrielles et des conventions des professionnels de la corporation. Comme la sphère terrestre est soutenue par le titan Atlas, le désir de fiction ne vaut désormais qu'en l'étant par l'épaisseur d'un long geste d'inscription et de maturation documentaire, initié et développé sans l'aide d'aucun financement préalable. C'est alors avec une petite caméra DV que le cinéaste part en compagnie d'Élisabeth Perceval filmer les sans-abris du centre d'hébergement d'urgence de Nanterre, au moment où la capitale s'apprête à fêter luxueusement le passage à l'an 2000.

 

 

 

Soutenu par l'unité Fiction de Pierre Chevalier pour Arte, inspiré par l'enquête d'Hubert Prolongeau et le travail militant de l'association La Chorba, Paria (2000) apparaît comme un second premier film, habité par le travail parallèle d'adaptation théâtrale de Quai Ouest (1985) de Bernard-Marie Koltès. Il s'agit d'une longue dérive urbaine portée par les improvisations pianistiques de Brad Mehldau (y passe entre autres le fantôme de Nick Drake) et qui pourrait être comparée à certains films de John Cassavetes en arrachant des morceaux de vécu pour les rejouer en déjouant tout misérabilisme. Non seulement le titre de Paria indique une obsession amorcée avec le passage indien pour l'exclu méprisé d'être inclus dans la vie nue, mais le film ouvre aussi la voie cinématographique à toute une série de prototypes, courts et longs, qui sortent ou non en salles, et qui brouillent les frontières entre fiction et documentaire (jusqu'à aborder même les rivages de l'art contemporain). Et si ces films sont tournés selon des formes et des économies différentes, tous se déploient comme une forêt en périphérie du milieu du cinéma, dans une marge assumée et arpentée comme un terrain de jeu recoupant les terrains vagues peuplés de sous-prolétaires pasoliniens et koltésiens.

 

 

 

Une forêt-cinéma, abri pour l'histoire d'un art qui comme le rock ne mourra pas, abri pour son avenir noué à la passion ininterrompue pour les blessures du réel.

 

 

 

Paria amorce également le chantier ambitieux d'une « trilogie des temps modernes » poursuivie par deux autres films importants, La Blessure (2004) et La Question humaine (2007). Importants parce qu'ils entretiennent le souci du contemporain et de la césure des temps que sa notion induit. Malgré des difficultés de production dues à la mauvaise gestion juridique de Capricci Films à l'époque d'un beau projet de Deux films frères dont le second aurait été réalisé par Pedro Costa (le cinéaste portugais en ressortira pour sa part avec En avant, jeunesse ! en 2006), La Blessure compose pendant plus de 160 minutes, en longs plans fixes incarnés par des acteurs non professionnels d'origine congolaise, le tableau des violences administratives faites à des demandeurs d'asile et leurs conséquences subjectives et psychiques. De la zone d'attente au centre de rétention administrative de Roissy où survient la blessure policière jusqu'au squat de Saint-Denis où la plaie invite au retrait et à l'intériorité, et la rue retrouvée dans l'atmosphère du sublime Chance (version démo de Atmosphere de Joy Division), le film a été porté comme pour Paria par une enquête d'Élisabeth Perceval nourrie du récit des expériences vécues des acteurs non professionnels pour les restituer avec eux en d'inoubliables récitatifs. Directement inspiré par les recherches documentaires consacrées à l'adaptation scénique de L'Intrus de Jean-Luc NancyLa Blessure est un oratorio qui témoigne d'une ample réflexion offerte à la figure de l'étranger qui se distribue de part et d'autre des espaces spécifiques de la mise en scène théâtrale et de la mise en scène cinématographique. Et c'est ce qui permet au film de rendre compte, de manière si précise et si stylisée, de l'écart blessant entre la représentation idéologique que s'offre le pays des Droits de l'Homme et le réel du racisme d'État postcolonial.

 

 

 

Trois ans plus tard c'est La Question humaine interprété par de grands acteurs du cinéma français (Mathieu Amalric mais aussi Lou Castel et Édith Scob, Michael Lonsdale et Jean-Pierre Khalfon), qui pour sa part propose l'adaptation d'un court récit de François Emmanuel (qui a exercé comme psychothérapeute). Avec ce film, la pratique cinématographique l'emporte sur la pratique théâtrale même si l'antériorité de la seconde pratique continue d'insister en imprégnant la primauté de la première (on pense en particulier au travail de longue haleine avec les acteurs). La novlangue de l'entreprise néolibérale s'y ouvre, dans la conjonction des abstractions économiques et la froideur instrumentale de la gestion des ressources humaines, à l'écho des violences organisées et administrées par le nazisme. La terrible note technique du 5 juin 1942, rédigée par un ingénieur nazi travaillant alors sur l'efficacité des procédures d'élimination par gazage des Juifs de Biélorussie, est lue ici par un psychologue d'entreprise entré progressivement dans l'errance du somnambule, guidé en aveugle par les sifflements ou chuintements inquiétants du groupe Syd Matters. Cette note fantôme réitère, après sa lecture off au mitan de Shoah (1985) de Claude Lanzmann, que la destruction des Juifs d'Europe n'est pas une séquence passée, derrière nous, mais une hantise de la modernité, l'envers sombre de la raison des Lumières dont la lumière fossile éclaire l'obscurité de notre actualité.

 

 

 

Cette profonde réflexion de cinéma, proche des travaux sur la psychodynamique du travail de Christophe Dejours, et consacrée à la contemporanéité du « mal radical » et sa « banalité » (Hannah Arendt) qui n'est pas le synonyme de la banalisation mais de son extrémité (Marie-José Mondain), a été montrée comme La Blessure à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes. Et le film a réussi à franchir la barre des 100.000 entrées. Low Life (2011) a conclu cette passe de trois, avec un titre qui fait écho aux chansons de PIL et New Order, et qui peut signifier paria en anglais. Il s'agit désormais d'organiser, sous les nouveaux auspices du numérique HD en relais de l'argentique, la rencontre vaudoue de la jeunesse militante et libertaire lyonnaise et des sans-papiers voués à la nuit de la clandestinité. L'égalité du sommeil des amoureux qui se retirent en s'exceptant de l'inhospitalité d'État, elle Antigone et lui Hamlet, lui sur qui pèsent les injonction d'un impossible legs et elle qui dit non en raison de lois plus anciennes que la loi, cette égalité baigne dans l'éther techno des boucles fiévreuses et hypnotiques composées par le fils de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, le DJ Ulysse Klotz. Et puis, sans nostalgie, la visitation de quelques fantômes de la cinéphilie qui dure, Nosferatu le vampire (1922) de Friedrich W. Murnau, Night of the Demon – Rendez-vous avec la peur (1957) de Jacques Tourneur et Le Diable probablement (1977) de Robert Bresson. Avec ce film incompris de la jeunesse antique et moderne redoublé par un autre uniquement disponible sur internet (Zombies), l'indépendance technique garantie par les nouveaux outils numériques représente, après la réouverture de Paria, une nouvelle césure dans l'œuvre qui, depuis, a franchi un seuil de vitesse et d'intensité dans son désir de recommencer le cinéma.

 

 

 

 

D'une jungle l'autre

 

(le cinéma marronné, marronnant)

 

 

 

 

Outre un portrait documentaire réalisé en 2007 et consacré au producteur portugais Paulo Branco, commence en 2001 la série vidéo des Dialogues clandestins, qui représentent comme autant de moments privilégiés, jamais programmés et toujours improvisés telle une jam session, d'une conversation constitutive d'une communauté informelle, ouverte et inavouable. Il s'agit de « scènes de la vie parallèle » comme l'aurait dit Jacques Rivette, des scènes dédiées dans l'interzone des films à la pensée qui se noue entre le cinéma et les figures diversement rencontrées de l'amitié, et que Dionys Mascolo aurait qualifié en pensant à Maurice Blanchot de « communisme de pensée ». Le théâtre et le cinéma se rejoignent également selon des modalités variées, avec les courts-métrages La Consolation et Jeunesse d'Hamlet, Clichy-sous-Bois, 15 novembre 2005 (2007), Il faut que l'homme s'élance au-devant de la vie hostile (2012) et Le Tourment de vivre et ne pas être Dieu (2017), tous d'après Heiner Müller et tournés avec de jeunes comédiens (du Théâtre National de Strasbourg pour les deux derniers). Ce sont encore le téléfilm commandé et intitulé Mademoiselle Julie (2013) d'après August Strindberg avec Juliette Binoche, ainsi que les documentaires Le Vent souffle dans la cour d'honneur (2013) à propos de l'histoire des utopies culturelles du Festival d'Avignon et un triptyque consacré à Romeo Castellucci intitulé Projet Castellucci (2015) dont Momies et Mutants est la forme courte.

 

 

 

Et puis Hamlet en Palestine (2017), ce film-labyrinthe aux matériaux hétérogènes tourné entre Ramallah et Berlin, Jénine et Tel-Aviv, à partir des expériences théâtrales menées par le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier qui enquête sur l'assassinat en avril 2011 d'un ami, l'acteur et metteur en scène Juliano Mer-Khamis pour découvrir à la fin que tou-te-s les Palestinien-ne-s se nomment aussi des noms shakespeariens d'Hamlet et d'Ophélie. Jusqu'aux installations qui permettent au cinéma de trouver un refuge provisoire dans les lieux de l'art contemporain parfois plus hospitaliers que les salles de cinéma captives des stratégies des exploitants (Vicious Bar en 2009, Identités en 2010, Collectif Ceremony en 2013 d'où est sorti un fantastique diptyque à quatre écrans barcelonais intitulé Je sais courir mais je ne sais pas m'enfuir). Tous ces films, et d'autres encore comme la série récente intitulée Le Gai savoir et disponible sur YouTube ou On danse pour être ensemble tourné à Montréal, composent une constellation ou un archipel – mieux, parce qu'ils sont souvent imprégnés d'une tonalité verte inimitable, ces films sont la végétation variée d'une dense forêt témoignant d'une pratique ininterrompue du cinéma, promise à se réinventer encore.

 

 

 

D'une jungle l'autre. En 2016, Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval présentent en avant-première mondiale au FID Marseille Mata Atlântica tourné dans un jardin public de São Paulo, spectre urbain d'un pan de la jungle amazonienne où une sculpture inspire le conte d'un amour rendu impossible par l'invention de la race comme en variante de Vaudou (1943) de Jacques Tourneur. Le jardin public est à la jungle ce que le camp est à l'habitat : une violence par enfermement, oppression exclusive par brutale inclusion. En 2018, L'Héroïque lande, la frontière brûle (2018) est montré en avant-première de la quarantième édition du Cinéma du Réel. C'est une nouvelle aventure imaginée dans la foulée de l'appel de Calais porté par plus de 800 signataires et publié alors par Libération le 20 octobre 2015. Ce qui se déploie alors pendant trois heures et quarante minutes durant un tournage étalé entre janvier 2016 et février 2017 est un immense poème épique (« un épisode ignoré de l'Odyssée » pour citer leurs auteurs), digne de Cheyenn Autumn Les Cheyennes (1964) de John Ford ou de Heaven's Gate La Porte du paradis (1980) de Michael Cimino. Sans voix-off sinon des musiques exprimant diversement l'ineffable des circonstances, ce film est porté par une écriture au tournage puis au montage longue de plusieurs mois, avec l'accumulation de plus de 80 heures de rushs. Offert à une communauté inavouable qui vit son cosmopolitisme sur le mode pratique d'une indicible cosmopolitique, nourri des textes d'Achille Mbembe et Dénètem Touam Bona, L'Héroïque lande documente sans idéalisation comment la réinvention des conditions dures d'un campement de fortune pour migrants clandestins en une utopie fragile mais concrète aura été arasée, rasée dans la brutalité des pelleteuses et excavatrices d'État.

 

 

 

Avec une petite caméra numérique Blackmagic doté d'un objectif photographique 35 mm., la jungle qui a été peuplée à son plus haut jusqu'à 12.000 personnes s'y présente alors toujours déjà divisée : la désignation infamante d'êtres humains animalisés, ravalés au rang de parias, se comprend aussi du dedans comme l'appellation autochtone, issue du mot jangal signifiant forêt à la fois en persan et en pachtoune, d'une zone de transit qui est aussi une forme de vie abritant la communauté de ceux qui ont perdu toute communauté. La zone intervallaire est comme un entre-monde aurait dit Edward Saïd, où l'immonde d'un monde sans droits se révèle être aussi un monde d'humanité commune, délié de la violence duplice du droit, à la fois violemment inclusive et brutalement exclusive. D'autant plus violemment arbitraire est le droit quand l'état d'exception est devenue mondialement la règle : c'est alors que la jungle s'expose comme une forêt d'émeraude accueillant à l'époque post-nationale le marronnage universel. Le marronnage se poursuivra au cinéma avec deux autres films qui composeront à la suite de L'Héroïque Lande une nouvelle trilogie, dont le deuxième volet repose notamment sur des rushs inédits et vient d'être achevé, variante post-punk quand son prédécesseur est plutôt post-rock. Inspiré par un ouvrage de Dénètem Touam Bona, ce film qui se nomme Fugitif où cours-tu ? (2018) est destiné à La Lucarne d'Arte.

 

 

 

Le cinéma du marronnage, le cinéma marronné et marronnant continue à être celui d'un communisme sans héritage, qui se partage moins qu'il partage ceux qui en sont les sujets.

 

 

 

Et le communisme s'il est n'est rien tant que celui des sans.

 

 

 

 

Quatre façons de marcher dans la jungle

 

(en marchant sur la queue du tigre)

 

 

 

 

La vie nue ne cesse pas d'être digne, d'une dignité qui nous libère moins de la honte qu'elle la libère. La tradition est celle des opprimés, des humiliés et des offensés : les damnés de la terre, les oubliés auxquels on ne peut pas ne pas devoir justice. C'est pourquoi l'image porte l'expression d'une dignité générique. L'image est une membrane qui distingue autant qu'à distance elle relie aussi ceux qui filment, ceux qui sont filmés et ceux qui regardent le film. Une dignité qui n'était à l'époque de la Rome antique que le fait des gens importants où l'imago clipeata, soit l'« image-bouclier » de forme circulaire, précisément le masque en cire moulé sur la face des morts, leur garantissait post-mortem la dignitas. L'image-bouclier se dirait autrement, dans la métaphore de l'une des rencontres au principe de La Blessure : les écailles du poisson sont sa meilleure armure afin de protéger sa chair des corruptions du monde (cf. Élisabeth Perceval, La Blessure, Les petits matins/Arte Éditions, 2005, p. 49).

 

 

 

Image-bouclier, images-écailles : c'est ainsi que la dignité se reconquiert, depuis la figure de ceux qui ont éprouvé « la honte d'être un homme ». C'est ainsi que la honte change de camp, en passant du stigmate affligeant les parias à la demande de justice indissociable d'une forme de vergogne, ce trésor de la philosophie grecque rappelé par Bernard Stiegler.

 

 

 

Ce communisme de la dignité s'incarne exemplairement ici à partir des corps les plus sous-exposés (ils sont absents des représentations ou, pire, diminués par elles) et les plus surexposés (ils sont les moins protégés, les moins immunisés) : sans-abri ou sans-papiers, migrants et clandestins, exilés et réfugiés, esclaves et déportés, zombies et momies, anciens et nouveaux colonisés, humiliées et offensés, rebuts humains et déchets du monde, derniers de ce monde qui pourraient bien être les premiers du suivant qui s'invente déjà sous nos yeux, dans les camps et les campements, dans les rues et les bidonvilles. Tous sont des figures subalternes, toutes tiennent du paria, le corps certes le moins immunisé par la violence auto-immune des sociétés modernes, mais aussi la figure de l'antagonisme réel qui sépare le Peuple valorisé en majuscule par les États-nations du peuple sans majuscule que ceux-ci oppriment. C'est ainsi que se rejoignent la tradition des opprimés selon Walter Benjamin et la tradition cachée du Juif comme paria chère à Hannah Arendt, dès lors qu'un geste artistique sait ne pas pouvoir ferrailler ailleurs que depuis « la honte d'être un homme » (Primo Levi). Et c'est ainsi que l'émancipation sociale par la tactique de l'égalité des droits s'articule dialectiquement avec la stratégie politique de l'émancipation hors de la sphère technique du droit et dont l'éthique est le nom.

 

 

 

L'hospitalité a des lois immémoriales distinctes de la sphère juridique des États. L'hospitalité est un droit naturel qui, otage du droit positif identifié au juridisme, se désagrège actuellement sous nos yeux. Ce droit naturel recouvert aujourd'hui par son double qui le trahit, ce faux-frère qu'est le droit formel ou positif, est ainsi avéré à chaque image dont la fabrication témoigne pour l'hospitalité des hôtes qui accueillent comme des hôtes qui sont accueillis, de part et d'autre de la membrane filmique. La relève de l'asile se vérifie à chaque plan qui en tire des ressources figuratives constituantes, opposables à la capture instituée de l'asile comme droit dont la destitution entraîne la relégation du plus grand nombre. C'est alors dans l'asile du plan que peut rayonner la double vérité figurative suivante, valable pour tous les films de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval : tous les garçons s'appellent Hamlet, toutes les filles se nomment Antigone. Les premiers parce qu'ils déambulent dans la désorientation d'un héritage aussi impossible qu'hallucinatoire. Les secondes parce qu'elles disent non à l'universalité abstraite du droit au nom de lois plus immémoriales que le droit qui en représente négativement le simulacre (c'est donc l'asile, c'est l'amour aussi, c'est encore le sommeil et les trois s'appareillent exemplairement dans Low Life).

 

 

 

Pas un plan de L'Héroïque lande qui ne témoigne pas en effet de cette capture étatique de l'asile. Et pas un qui en parallèle ne témoigne pas non plus, outre de ses outrages juridiques, de sa vitalité constituante incarnée par tous ceux qui appliquent de façon coutumière ou anarchiste les antiques lois de l'hospitalité. L'antiquité a de l'avenir si elle est celle de l'imperium distingué de tout empire : soit comme le dit Frédéric Lordon en répétant Spinoza, la souveraine passion des multitudes désirant s'assembler en toute liberté.

 

 

 

Le pouvoir est un envoûtement, le mal une hantise, le cinéma un exorcisme conjuratoire. C'est que le pouvoir est toujours déjà « biopouvoir » (Michel Foucault), « psychopouvoir » (Bernard Stiegler). C'est qu'il y a une vie psychique du pouvoir dont les conséquences se manifestent jusque dans le pli des corps et les failles des subjectivités. Et, cela, le cinéma peut le voir et le donner à voir. Le cinéma s'envisage alors comme un exercice de conjuration collective, comme une magie noire et blanche s'opposant aux ensorcellements gris de la littérature administrative dont les actes performatifs font des mots des armes qui tuent ceux qu'elle vise (la note technique de La Question humaine, l'obligation à quitter le territoire dans Low Life). Chaque film est ainsi un site de désenvoûtement dont les images font exception à l'état d'exception, la fiction toujours en excès à l'état d'exception rigoureusement documenté.

 

 

 

Les prises d'images sonores et visuelles relèvent dès lors moins de la prise de conscience didactique que de la transe hallucinatoire (il est vrai que marcher ne l'est que sur la queue du tigre, de la rue des naufragés sociaux au camp des migrants en passant par l'entreprise néolibérale et le centre de rétention). Du vaudouisme pour maîtres qui ne le sont seulement qu'être fous (c'est la grande influence exercée ici par la ciné-transe rouchienne). Du vaudouisme tel qu'il se fait entendre dans un chant (Couleur menthe à l'eau d'Eddy Mitchell dans Paria, la reprise acoustique de Ya Babour de Cheb Aziz et les sept grands monologues hallucinés de La Blessure, les chanteurs de flamenco et de fado de La Question humaine) ou dans une danse (la rave au milieu de La Question humaine, le danseur de flamenco et les jeunes qui dansent dans les chorégraphies de séduction de Low Life, l'improvisation de DeLaVallet Bidiefono à la fin de L'Héroïque lande qui revient au début de Fugitif, où cours-tu ?).

 

 

 

Faire une image implique un acte de confiance et appelle un geste de déplacement : s'y conjoignent la danse du pas de côté et le tact d'une poignée de mains. La croyance se tient dans la puissance des plans à mettre en rapport ce qui s'expose dans la nudité d'une absence de rapport. Plans d'un côté façonnés par les mains de l'amitié, de l'autre traversés par l'onde des pas de côté, toujours tournés par-dessus la barrière d'idiomes non partagés. D'où que la dureté jamais déniée n'empêche pas qu'advienne la douceur qui rend un peu aux figures humaines ce qui leur aura été beaucoup soustrait. Le douceur a un autre nom, le tact, nécessaire à la mise en relation d'un monde qui n'est plus intact, depuis que l'intégrité humaine a été désintégrée par plus d'une catastrophe, avec ces contacts humains nécessaires à l'inscription documentaire de la fiction (dit autrement, c'est la considération qui doit l'emporter sur les sensibilités sidérées par le désastre). Puisque le paria est une figure tour à tour de mobilité contrainte et d'immobilisation forcée, il faudra donc pour le filmer trouver de nouvelles formes de déplacement, y compris en fuguant sur place dans ce refuge provisoire que serait le film, pour tirer depuis des lignes de fracture quelques lignes de fuite.

 

 

 

Le nomadisme est le destin commun des atopiques (l'atopos est depuis la République de Platon une modalité de penser, qui porte au déplacement et l'insolite jusqu'à l'extravagance et l'inconvenance, qui fait de l'étranger la figure même du penseur). Et la déterritorialisation est la meilleure manière d'aller se faire voir ailleurs afin de vérifier ceci : qui est ici est d'ici. Le cinéma en atteste. Comme le dit autrement Tariq Teguia : « le cinéma demain encore dira : ici, il y a quelqu'un ». Dans la nuit magnétique du cinéma qui s'oppose au faux-jour du spectaculaire, brûle le feu des images dont le foyer est entretenu par l'abri forestier des figures, qui toutes ont déserté, marronnant, même sur place, en faisant de la désertion un refuge mobile, un désert ayant refleuri.

 

 

 

Des images-écailles à la forêt d'émeraude des films en passant encore par les marronnages de la « main verte » d'Élisabeth Perceval (c'est le titre de la préface signée Nicolas Klotz de La Blessure, op. cit.) : tout attesterait que la mort d'Empédocle n'aura pas été vaine « quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous » (pour citer le titre secondaire de La Mort d'Empédocle de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en 1986).

 

 

 

Révolution Zendj (2013) de Tariq Teguia, Atlal (2016) de Djamel Kerkar et The Last of Us (2016) d'Alaeddine Slim, Babylon (2012) d'Ismaël, Youssef Chebbi et Alaeddine Slim, L'Héroïque lande, quelques autres encore parmi lesquels les films de Sylvain George et Lav Diaz : tous sont en cinéma de grands contemporains – leurs films sont des boules de feu qui incendient les banques d'images où s'accumule en grosses coupures la fausse monnaie de l'actuel.

 

 

 

 

8 août 2018





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