"La Liberté" (2017) de Guillaume Massart

Sur parole

Casabianda est une prison ouverte située en Haute-Corse, instituée en 1948. Ouverte, c'est-à-dire qu'elle est sans barreaux aux fenêtres, ni murs d'enceinte, ni grillages barbelés. Couvrant plus de 1.500 hectares de terres cultivables, bordée d'un côté par la Méditerranée et de l'autre par la forêt, l'institution carcérale qui est la seule de ce type en France à la différence des sociétés nordiques peut accueillir jusqu'à 190 détenus arrivant au bout de leur peine, sélectionnés sur dossier administratif, et pour 80 % d'entre eux condamnés au titre d'« infracteurs pour abus sexuel intrafamilial » pour reprendre les termes exacts du code pénal. Pour les personnes habituées au massage réflexologique de l'opinion, Casabianda ressemblerait d'un peu trop près à une prison dorée, financée par l'impôt et scandaleusement offerte par la société aux criminels parmi les plus répréhensibles qui soient, parents incestueux et pères pédophiles. Pour d'autres personnes autrement mieux disposées aux exigences morales de l'humanisme et du progressisme, la prison ouverte se présenterait au contraire comme un dispositif carcéral original et plutôt libéral, et qui pourrait plus facilement aider à la réinsertion sociale des détenus. Pour l'auteur de La Liberté, ce partage traditionnel des opinions, libérales ou conservatrices, est au fond une configuration consensuelle qu'il faudra compliquer et la complication souhaitée ne se mesurerait qu'à l'aune risquée de la grande implication du réalisateur dans la fabrique difficile d'un film qui lui aura demandé plus de cinq ans de travail.

 

 

Complication et implication disent ici ce qu'il en est de l'insistance profonde de nos plis, autrement dit de nos affects sociaux concernant les réalités du crime et de la prison, mais aussi du dépli qu'un film peut construire dans sa durée et ses effets. L'implication cinématographique consistera alors en une complication esthétique et politique de l'opposition habituelle des opinions dès lors qu'il y a lieu de faire un film pour aider à problématiser, à rebours des plis habituels et des partitions consensuelles, les questions à la fois distinctes et complémentaires du rapport à l'institution filmée et des relations interpersonnelles qui s'y jouent.

 

 

Critique des rapports, compréhension des relations

(pli et dépli)

 

 

Disons schématiquement qu'un film, d'autant plus quand il est dit documentaire pour parler comme Jean-Louis Comolli, consiste d'abord et avant tout à documenter la situation découlant de la position occupée par le réalisateur dans le monde qui, vécu, devient filmé. Un film, d'autant plus donc quand il est dit documentaire, documente la situation depuis la perspective tramée des rapports et des relations diversement entretenus entre celui qui filme et ce qui est filmé, entre le sujet filmant et les sujets filmés. Filmer est un acte jeté dans la situation, c'est un engagement subjectif plié d'intersubjectivité. On distinguera alors dans l'analyse le pli du rapport quand il s'agit d'une institution saisie dans sa dynamique interindividuelle et collective, de l'autre le pli qu'est la relation quand l'acte de filmer s'inscrit dans le registre d'une interaction entre au moins deux personnes, d'une relation interpersonnelle. La Liberté est un film qui prend si bien au sérieux son titre qu'il en extraie des marges de manœuvre qui relèvent en effet d'une liberté expérimentée dans sa nouveauté ou sa singularité. Une liberté de voir et de donner à voir, d'entendre et de donner à entendre. Une liberté redoublée plutôt que faite de duplicité, dont l'un des plis relève du compréhensif (sur le plan des relations entretenues avec les personnes filmées) et un autre pli davantage de la critique (dans l'optique du rapport à l'institution filmée), qui déplace l'axe des regards en faisant peut-être bouger quelques lignes, dans le dépli souterrain de quelques-uns de nos plis.

 

 

Le risque est alors très grand pour celui qui s'est impliqué dans pareille aventure du regard et de l'écoute, mais la complication recherchée vaudrait réellement le coup si un film documentaire pouvait ainsi participer à problématiser la notion, elle aussi consensuelle, de liberté depuis le pli d'une double difficulté dans l'acte de filmer. Difficulté dans la saisie critique de l'institution de prison ouverte et difficulté dans la ressaisie compréhensive de la situation des détenus qui, sans oublier qu'ils ont été condamnés pour des criminels sexuels, n'en cessent pas moins d'être humains. Contre toute duplicité, une liberté redoublée dans la mise à l'épreuve d'une double difficulté, pli du rapport critique à l'institution et pli de la relation compréhensive à l'autre, dans la mise en jeux des plis et leur dépli.

 

 

Dans son nouvel ouvrage intitulé Cinéma, numérique, survie (éd. ENS éditions, 2019) qui tente de sauver les meubles du cinéma (comme temps visible cadré) du naufrage spectaculaire du tout-voir accentué par la surenchère des technologies et l'économie du numérique, Jean-Louis Comolli insiste entre autres sur les notions d'irréversibilité, d'improvisation et de mise en danger comme sur l'importance de la parole enregistrée depuis la synchronisation du son et de l'image valorisée par le cinéma direct, toutes choses nettement plus avérées dans la pratique du cinéma documentaire. On lira en effet sous sa plume ceci : « Ce n'est pas le cinéma mais la part effective de la vie en société qui m'enseigne que les acting (les acting out) ne sont pas effaçables. On ne revient pas en arrière. » (p. 129). « Tourner en documentaire, c'est introduire du cinéma dans des milieux qui le redoutent. (...) Qu'est-ce qu'improviser au cinéma ? Mettre le film en danger. » (p. 135). « La parole enregistrée est une puissance d'opposition aux abréviations imposées par le marché. » (p. 149). L'irréversibilité des actes effectués, l'improvisation dans l'acte de filmer et ses dangers redoutés, les puissances de la parole enregistrée, voilà en effet ce qui aimante l'attention dans La Liberté.

 

 

Et il aura été nécessaire au film de pousser la durée de certains de ses plans jusqu'à s'autoriser à dépasser les 140 minutes pour répondre à l'ensemble de ces impératifs catégoriques que sont la mise en danger engagée par la nature même de l'institution filmée et la parole de certains de ses occupants (si la réception critique du film est excellente, on note cependant quelques dissonances concernant notamment la complaisance supposée du réalisateur). Mais aussi le danger dans l'improvisation dont les aléas obligent à revoir dans son intégralité la stratégie initialement adoptée (la caméra a été rapidement détachée de son pied pour un filmage à l'épaule évitant la carte postale) et l'ouverture exigée par la captation libre de paroles entortillées autour d'actes à la fois jamais nommés et subordonnés à leur irréversibilité (le montage mené avec Alexandra Melot et l'aide de Mehdi Benallal s'est fait au fur et à masure du tournage et n'en aura été que plus compliqué).

 

 

Prison ouverte, prison partout

 

 

Tourné entre 2015 et 2016 sur quatre saisons et durant des périodes de quinze jours, Guillaume Massart assurant seul la prise de vue et Pierre Bompy la prise de son, La Liberté n'est pas un documentaire proposant la description générale d'une institution carcérale unique dans le paysage pénitentiaire français. Manquent en particulier les fonctionnaires de Casabianda, à la seule exception de l'homme filmé dans le tout premier plan du film en travelling porté qui ferme les portes de la prison quand la nuit tombe. Après ce plan qui est en effet le premier du film, seuls certains détenus comme Joël et Michaël vont concentrer l'attention du réalisateur en s'exposant comme les figures qui racontent leurs propres rapports à l'institution et avec lesquelles le réalisateur entretient une relation que son film documente. Casabianda n'est donc pas reconstituée dans une représentation synthétique comme le proposerait un film de Frederick Wiseman. Casabianda ne se montre que par petites touches ou bien indirectement (la sirène pour l'appel, une grande maison et sa cour, quelques chambres et une salle de musculation, des limites spatiales signalées par des panneaux). Mais les effets subjectifs que fait Casabianda exerce sur ses détenus, se voient-ils ?

 

 

De fait, on peut dire de Casabianda qu'elle est une hétérotopie mais au sens rigoureusement foucaldien du terme. Soit un lieu réel et effectif à la différence conceptuelle de l'utopie. Précisément un contre-emplacement situé et institué mais selon des normes, des principes et des pratiques qui se différencient des conventions sociales générales (cf. « Des espaces autres » [1984] in Dits et écrits, t. IV, éd. Gallimard/NRF, 1994, n°360, p. 752-762). Et, pour ses défenseurs progressistes ou libéraux, Casabianda est une hétérotopie qui se rapprocherait sûrement de l'utopie d'une détention moins hard que soft, moins disciplinaire et oppressive, où le travail au grand air et la non occupation totale des places disponibles aiderait à favoriser la réinsertion sociale mieux que les prisons occupées à plus de 200 %. Il suffit pourtant d'écouter, de laisser parler et donner à entendre ce que les détenus ont à dire sur la prison ouverte pour que le soft et le hard entrent paradoxalement en indistinction. Il faut pour cela créer avec chaque détenu désireux de jouer le jeu du film un dispositif de filmage et d'écoute spécifique, avec ses durées nécessaires, l'aléa de ses interactions et le choix délibéré de ses lieux privilégiés. Et Casabianda alors de se révéler telle qu'elle est : la prison ouverte ouvre la prison en en généralisant par omniprésence la discipline. La prison ouverte s'impose dans l'indistinction du dedans et du dehors en invisibilisant ses contraintes. La prison ouverte est partout et il n'y a qu'un pas pour se demander si partout ce n'est pas la prison.

 

 

Au fond, c'est comme si Casabianda proposait la synthèse de la société de discipline analysée par Michel Foucault et de la société de contrôle conceptualisée par Gilles Deleuze, synthèse idéale du vieux moule et des nouvelles modulations. Et, ce faisant, le modèle de la prison ouverte donnerait parfaitement raison à Jérémy Bentham, le philosophe de l'utilitarisme qui a inventé le principe du panoptique, en rappelant en effet qu'il n'y a pas antinomie entre libéralisme et autoritarisme. Si Casabianda est un dispositif modèle, c'est au sens où la prison ouverte est caractéristique, emblématique même de l'hégémonie néolibérale.

 

 

Mickaël a une belle métaphore pour dire cela, lorsqu'il évoque en effet la « persistance rétinienne des barreaux » héritée des anciennes incarcérations mais aussi prolongée dans les conditions de la nouvelle détention (on comprend ici le choix du format « carré » 1,33:1, l'équivalent du 4/3 pour la télévision). C'est un autre détenu à la bouille rose et ronde qui raconte également comment la prison est une prise en charge forçant ses occupants à désapprendre la plupart des gestes de la vie quotidienne, jusqu'à la parole elle-même, tout en souffrant également de la belle carte postale environnante. Et un plan magnifique d'horizon baigné de mauve lorsque le soleil se couche, avec ses oiseaux migrateurs au loin rasant les vagues, n'est vraiment magnifique qu'à témoigner de la prégnance carcérale qui en trame obscurément la perception. Plus tard, Joël aura besoin d'avoir la mer dans son dos pour justifier son désir de ne pas avoir son existence entièrement réduite à l'acte qu'il a commis et les vagues sont grises, presque démontées, qui font gonfler toute l'ambiguïté troublante de ses propos et la difficulté éthique qu'il y a à en enregistrer la logique. La prison est partout, dans la carte postale ou dans la mer démontée. La prison est partout, mais pas moins que la difficulté à entendre des paroles où se mêlent la réalité de l'irréversibilité des actes et leurs justifications biographiques ou existentielles. Quand la responsabilité se confond alors avec l'excuse, la site de la prison partout devient aussi le zone grise où n'importe qui est une victime. La mise en danger serait totale, les limites plus que frôlées qui ne sont plus celles de l'institution mais du pacte éthique du film lui-même, d'abord à l'égard des personnes filmées, ensuite à l'adresse de ses spectateurs parmi lesquelles on doit compter sur les victimes des détenus elles-mêmes.

 

 

Le pari risqué de la parole libérée

 

 

D'un côté, La Liberté complique donc le rapport à l'institution en brossant à rebrousse-poil le pli consensuel des opinions partagées à son égard. La dimension hétérotopique de la prison ouverte révèle en effet, avec la conjonction du libéralisme et de l'autoritarisme, les accointances structurelles du vieux moule de la discipline avec les modulations propres au régime du contrôle. La complication documente donc un rapport critique à l'institution, ressaisie comme hétérotopie emblématique du néolibéralisme. Mais cette première complication se complique cependant d'une autre quand le film de Guillaume Massart entre dans la zone grise où, à l'abolition visible des limites de la prison, se mêlerait aussi l'abolition de la distinction des responsabilités et des justifications. Il y a pourtant un pari auquel se soumet le réalisateur comme une orientation éthique et ce pari tiendrait dans une observation faite par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit (1820), à savoir que la reconnaissance symbolique du criminel organisée par le droit qui le condamne à une peine afin de ne pas l'expulser du social n'épuise pourtant pas l'idée que l'existence entière du criminel n'est pas strictement réductible et déductible du crime lui-même.

 

 

L'acte de filmer est une relation interpersonnelle mais aussi intersubjective, où l'irréversibilité du crime n'empêche pas la rencontre d'avoir lieu par-delà des positions même les plus distantes. Et la rencontre fait advenir des échanges et des paroles dont la puissance peut parfois entraîner le paradoxe d'une relative libération pour ceux qui s'y prêtent depuis la réalité de leur détention. Mais cela ne marche pas toujours, loin s'en faut et c'est après tout tant mieux que le réel complique un geste si soucieux de complication de nos plis. On trouvera à ce titre des échecs passionnants dans La Liberté, qui sont autant des leçons que des occasions de trouble intense. C'est au début du film l'homme qui tient à demeurer hors-champ afin de ne pas être confondus avec la majorité des détenus et son adresse révèle en passant qu'avant de se rapprocher le réalisateur a commencé son film en tenant le point de filmage le plus éloigné, littéralement dos au mur. C'est, plus exemplairement encore, le cas intrigant du personnage d'Adrian dont le discours se donne simultanément à entendre avec l'exhibition du corps lancé dans ses exercices rigoureux de musculature. Corps sculpté et huileux, personnage séducteur et reptilien, Adrian n'offre de fait aucune prise au réalisateur, bien en peine de réussir à trouver un point d'accroche par où se brancher quand s'impose un pareil bloc de muscles et de matité aussi inentamable qu'intransitif.

 

 

Les choses sont en revanche bien différentes pour les cas de Joël et Mickaël. Le premier est joueur, hâbleur, son regard est magnétique, il est le plus habile à manier la rhétorique, en laissant parfois sur le carreau de la discussion l'homme qui lui parle de l'autre côté de la caméra, certes pas le mieux aidé par sa voix fluette et la fragilité momentanée de ses arguments. Mais Joël arrive pourtant à émouvoir quand il s'éloigne de la caméra, entouré de la cohorte de chats qui traînent dans les parages et qu'il entraîne du côté de la plage pour, dit-il, leur faire découvrir la mer. On pense alors aux ouvriers fatigués des abattoirs d'Alger avec Dans ma tête un rond-point (2015) de Hassen Ferhani. Au loin, enveloppé par le bruyant silence de la mer, le détenu vivrait alors le rapport à l'animal libre dans une forme de souveraineté retrouvée, peut-être en relève secrète d'une bêtise dont la zone grise celle-là conjoindrait la contrainte sociale de l'institution répressive aux courts-circuits indicibles de la pulsion. Quant à Michaël, il est le détenu avec qui Guillaume Massart est parti le plus loin, dans des entretiens toujours plus longs qui le font passer du contre-jour à la blancheur éteinte du mur blanc, puis de la sortie au cœur de la forêt jusqu'au retour dans la cour en plein soleil. Dans ce passage progressif de l'ombre à la lumière dont le processus résulte du travail mutuel du sujet filmant et du sujet filmé, un récit de vie se met laborieusement en place, qui claudique entre la responsabilité d'actes rappelés dans leur irréversibilité et le retour sur soi des violences sexuelles subies durant l'enfance. L'intenable justification cède alors le pas face à la saisissante compréhension des mécanismes de la reproduction de la violence, de ses plis relevés dans un acte de parole valant comme dépli.

 

 

Les victimes ne se confondent donc pas malgré l'enchaînement des crimes. Et le contraire de la confusion est le fait lumineux d'une relation compréhensive non seulement attestée et documentée, mais suscitée par le film lui-même en créant les conditions favorables à la survenue de l'imprévisible événement où l'homme se souvient de l'amitié ayant sauvé son prénom du désastre familial où on préférait à Mickaël le surnom de Minnie, le garçon alors habillé par ses parents en petite fille bonne à prostituer. Un film comme La Liberté, qui prend soin des relations qu'il suscite en prenant soin des spectateurs qui en héritent, redonne à la liberté le sens critique que ne cesse de lui reprendre le consensus libéral autoritaire des opinions. La liberté retrouvée à l'endroit de la plus grande difficulté à l'exprimer : sur parole.

 

 

21 février 2019


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