Charlot, l'ange nécessaire

grâce des petits pas, génie des grands écarts

Pour Nadia

Charlot nomme pour les spectateurs français l'invention cinématographique d'un mythe moderne qui ne cessera jamais de regarder notre enfance. Le vagabond universel débrouillant la pauvreté pour la retenir de basculer dans l'indignité est l'ange nécessaire, celui qui volera toujours à notre secours avec une aile pour faire rire et une autre pour faire pleurer, le jumeau originel qui aura accompagné les boiteries de notre enfance.

 

 

 

Le mélange des larmes

 

 

 

Chez Charlot, la survie n'est pas seulement un malheur sinon on n'en rirait pas, ce n'est pas qu'un masque d'un autre temps sinon on ne pleurerait pas à ce point. C'est une grâce ludique, tout en pirouettes, l'acrobate ailé retombant toujours sur ses deux pieds. Charlot manque de tenue, ses manières sont inconvenantes, la misère devrait avoir raison de lui mais l'artiste qui l'a connue enfant en tire des ressources inattendues, d'imprévisibles ressorts qui transcendent le jeu des pitreries. L'émotion qu'il sait mettre en forme est un gage de dignité pour le pauvre chez qui nous reconnaissons alors un frère humain. Et si ses films continuent par-delà les générations à faire couler de chaudes larmes, c'est qu'elles ont ce goût particulier d'être subtilement mélangées. Il est vrai que la grâce consiste chez lui à raffiner le rire en y mêlant la joie et la tristesse. La survie ne s'accomplit que sous la condition expresse d'un geste dont la grâce consiste dans les oscillations perpétuelles du comique et du tragique. La tenue de l'écart est maintien dans la grâce qui relève à chaque chute le héros d'une indignité que l'opinion identifie à la pauvreté. C'est ainsi que dans le même élan déchiré Charlot nous fait rire du rire le plus frontal et pleurer de la tristesse la plus primale. Et, dans le même mouvement, l'art de la pantomime dont il est passé maître avec la revue de l'imprésario britannique Fred Karno (l'inventeur du gag de la tarte à la crème) de se convertir en art du cinéma avec la Keystone, l'usine à gags de Mack Sennett, puis les films auto-produits en 1918 (et, le premier d'entre eux au sein de la First National Pictures, A Dog's Life Une vie de chien).

 

 

La chose aura été notée par les plus grands critiques, André Bazin et Barthélémy Amengual : la vis comica chaplinesque est indécrottablement dialectique. Travaillé au corps à contrarier le pouvoir d'attraction de forces sociales tantôt centripètes (l'inclusion est refusée par l'outsider), tantôt centrifuges (l'exclusion l'est autant par le marginal se voulant insider), l'art de Charlie Chaplin s'ingénie à faire disjoncter l'opposition entre le pauvre cher à la morale chrétienne et le prolétaire valorisé par la politique communiste.

 

 

Faire tenir Charlot sur la frontière singulière du type (universel, abstrait et mécanique) et de la personne (particulière, concrète et organique) aura dès lors consisté à le faire entrer dans la danse oscillatoire des renversements de sablier de la comédie et de la tragédie. C’est une danse qui s'insinue exemplairement dans la séquence des petits pains, manifeste à l'occasion de la séance de patinage que s'offre pour souffler un peu le serveur exploité de Charlot patine (The Rink, 1915). Cette forme de respiration sera répétée pour être amplifiée dans Les Temps modernes (Modern Times, 1936) : on y voit Charlot patiner en se bandant les yeux pour épater la « gamine » (Paulette Goddard) tout en ignorant que l’étage du rayon des jouets du grand magasin où ils se sont infiltré de nuit n’est protégé par aucune barrière de sécurité. Ici, le rire se fait suspense angoissant. Chez Charlie Chaplin, les gags ne font pas seulement mouche, ils forment une ample matière constamment reprise pour être développée et peaufinée dans des directions toujours originales. Conçu comme un écart, souvent tragi-comique, le gag propose ainsi un changement d'axe décisif modifiant le sens de la réalité observée afin d'apprécier le noyau d'antagonisme qui la divise, sensible à chaque glissement dialectique. La parallaxe est ce qui permet de voir dans les petits pas de Charlot afin de se soustraire des mauvais pas du social les plus grands écarts tragi-comiques.

 

 

Le rêve du Kid (1921), la danse imaginaire des nymphes de Sunnyside – Une idylle aux champs (1919) ou encore la gracieuse descente du mât de The Circus – Le Cirque (1928) l'exposent frontalement, sa canne le confirme : Charlot est l'ange parallactique par excellence. Et son auteur, qui aura eu le génie d'avoir retenu la dualité originelle du génie (ange et démon), l'inventeur de machines qui en auront expérimenté tous azimuts l'expressivité dialectique.

 

 

 

Le corps en trop, celui qu'il faut

 

 

 

L'ouverture des Lumières de la ville (City Lights, 1931) en témoigne magistralement : Charlot ne s'y expose qu'à faire tache. Le vagabond gêne comme une poussière dans l’œil ou la puce qui lui fait se gratter le mollet. Mieux, il apparaît littéralement comme un grain de sable grippant la machine. Le corps inattendu, révélé avec le dévoilement officiel d'une statue sur les genoux de laquelle le trublion piquait un roupillon (piquer est un terme approprié pour le dépossédé), est un corps en plus. Et le corps en plus d'apparaître de trop. Le corps de Charlot est le supplément nécessaire, le défaut qu'il faut pour rappeler à tous les offices et toutes les liturgies, cinéma compris, l'antagonisme qu'elles escamotent. On le remarquait déjà dans Kid Auto Race at VeniceCharlot est content de lui (1914), deuxième film où apparaît Chaplin après Making a Living – Pour gagner sa vie (1914) mais le premier où le fringant reporter à redingote Slicker (mais trop lisse comme son nom l'indique) fait place au vagabond Charlot. L'office du reportage consacré à une course réelle de voiturettes en boîtes à savon est troublé par notre héros qui s'interpose dans le champ en gênant les opérateurs filmant l'événement. Le coup de génie de ce film est double. Parce que la nouveauté de Charlot est le sujet d'une mise en abyme qui convertit une scène documentaire en séquence de fiction. Et parce que le vagabond aimantant le regard des vrais curieux présents invente un comportement repris sans le savoir souvent par toutes les personnes nourrissant le souci de grappiller à l'occasion d'un reportage télé une petite minute de célébrité.

 

 

C'est encore l'enjeu de Charlot débute (His New Job, 1915) où le petit monde du cinéma (Ben Turpin y joue son propre rôle) est dérangé par les prétentions du vagabond qui, coincé entre son rival et la porte du bureau du producteur, est ballotté dans un espace intermédiaire vécu comme un purgatoire. A chaque fois, l'organisation du monde est mise en défaut par la présence poil à gratter du gêneur, condamné à ne jamais pouvoir occuper la bonne place. Mais c'est aussi qu'aucune place n'est sacrée ou réservée et c'est pourquoi son anarchisme nous fait tant rire. Ainsi dans Le Pèlerin (The Pilgrim, 1923) où la défroque du pasteur utilisée comme un déguisement par Charlot est profanée en livrant ainsi un démenti comique au proverbe disant que l'habit ne fait pas le moine (Jean Renoir et Luis Buñuel s'en souviendront). Le démoniaque de ce côté-ci de l'écran étant de notre côté rien moins qu'angélique. André Bazin l'a bien souligné : Charlot est indifférent aux choses du sacré. Rien n'est en effet sacré pour le dépossédé qui est une figure de la séparation, aussi profané (il a faim) que profanateur (il vole pour manger). Le pauvre qui n'a rien étant indigne de posséder quoi que ce soit n'a plus qu'à persévérer dans cette pente chevillée au corps d'une profanation au sens d'une restitution frondeuse de toute chose à l'usage commun.

 

 

 

Le funambule et ses doubles

 

 

 

La traversée des apparences fait rire mais elles s'imposent aussi avec tant d’hypocrisie que la tristesse n’est jamais loin de l’emporter. L'accoutrement du vagabond trouvé au moment du tournage Charlot est content de lui résumerait d'ailleurs les tiraillements du héros se dépêtrant avec son désir tendu comme un fil de funambule de combiner intégration et indépendance : la canne, le rectangle de moustache et le chapon melon tirent du côté d'un désir de respectabilité quand le pantalon trop court et les longs godillots rappellent à l'opposé la vérité clownesque des conventions. Le désir de la bienséance contrarié par le réel de la friperie. S'imposent les substitutions d'identité avec Charlot et le comte (The Count, 1916) et Le Pèlerin, ainsi que les doubles rôles de Mam'zelle Charlot (A Woman, 1915), Charlot au music-hall (A Night in the Show, 1915), Charlot et le masque ce fer (The Idle Class, 1921) jusqu'au Dictateur (The Great Dictator, 1940). Le serveur qui se fait passer pour l'ambassadeur de Grèce dans Charlot garçon de café (Caught in a Cabaret, 1914), l'apprenti-tailleur qui usurpe l'identité d'un aristocrate (Charlot et le comte) ou bien encore le millionnaire suicidaire et alcoolique emmenant son ami le vagabond faire la tournée des grands-ducs (Les Lumières de la ville) dérogent eux aussi au jeu sacré des apparences exhibées et des places réservées. Puisque les apparences s'imposent dans les offices dont se drapent les mondes sociaux afin de marquer la qualité différentielle de leurs membres distingués des profanes, Charlot s'en jouera en concevant ses meilleurs gags comme des petites bombes lacrymogènes et parallactiques court-circuitant la valse des rapports de l'apparence et de l'essence.

 

 

L’expression de ces dédoublements aura demandé beaucoup d'efforts à Charlie Chaplin (on en voit trace dans le film How to Make Movies de 1918, en guise d'exposé de la méthode chaplinesque). Ainsi, sur les six mois de tournage des Lumières de la ville, 342 prises auront été nécessaires pour mettre en boîte la séquence de l'héroïne aveugle qui fait connaissance avec le vagabond en croyant avoir affaire à un bourgeois. Et la clé proviendrait probablement de l’idée, reprise de Charlot et le masque de fer, d’un passage de portière de voiture en guise de changement magique d’étiquette sociale. Était née la légende d'un perfectionnisme qui allait donner matière à fascination jusqu'à Stanley Kubrick. L’effort est si grand qu’il n’a de raison à rendre qu’à la sensibilité. Et il en faut du tact pour être ainsi touché par la fleuriste qui, ayant recouvré la vue grâce à son ange gardien, le reconnaît en lui touchant seulement la main. Le tact qualifie le devoir de l'artiste touchant à la vérité des apparences qui aveuglent en voilant le plus important : la différence entre le riche et le pauvre n'est pas une faille mais l'écart le moins essentiel. Le tact est de facto l'affaire de qui sait toucher le nerf d'une économie générale de la fabulation, donnant à reconnaître ce que les aveugles ne peuvent connaître, à savoir que la différence entre le riche et le pauvre n'est pas une faille mais l'écart le plus minimal. La plus grande proximité entre le milliardaire qui n'a plus goût à la vie et le prolétaire qui veut vivre ses rêves de grandeur, plus tard encore entre le barbier juif et le dictateur, affirme contre les divisions de l'apparence l'unité primordiale du genre humain. Comme sur la frontière où se conclut Le Pèlerin avec cette drôle de danse du vagabond, un pied dans le joyeux bazar côté mexicain, un autre dans l’expulsion prononcée côté étasunien.

 

 

 

« Une plainte qui fait rire »

 

 

 

Le tact du marginal consiste alors à faire tenir l'intégralité de la page où s'écrit la prose inégalitaire du social à la surface du plan, courant des marges de la vie profanée au centre de l'existence privilégiée.

 

 

L'aile du comique fait rire à gorge déployée mais, seule, elle ne permettrait cependant pas à Chaplin de faire voler Charlot en atteignant au firmament de l'art du cinéma. C'est qu'il faut l'aile palpébrale des larmes rappelant au joyeux drille que la pauvreté bricolée afin de la vivre sans déchoir dans la survie est constamment placée sous la menace de l'indignité et de l'anomie. Celle-ci prend très vite le visage de la déception amoureuse, tantôt parce que la malice consistant à rebattre les cartes des apparences n'est pas appréciée par celle qui y joue sérieusement (c'est la gifle de Mabel dans Charlot garçon de café), tantôt parce que la partie sociale est jouée d'avance, pipée pour celui qui croyait y participer à égalité (c'est le retour du fiancé de la fermière dont le héros est amoureux dans The TrampLe Vagabond en 1915). Ainsi qu'y a invité le théoricien et sociologue italien Camillo Pellizzi, il faut apprécier à sa juste mesure les paradoxes chaplinesques d'« une plainte qui fait rire ». L'écart parallactique est non seulement ce qui retourne le démon qui nous fait rire en ange qui nous émeut, il est aussi celui qui donne à sentir à chaque rire le goût des larmes. C'est l'art de la parallaxe qui permet de ressentir dans les tragédies de l'existence prise en défaut la possibilité d'un rire qu'il faut, à l'arrachée, pour continuer (si l'on fait alors un sort au sentimentalisme chaplinesque, on verra dans l'art de Chaplin une fraternelle proximité avec celui de Beckett).

 

 

C'est ainsi que le comique perfectionniste se fait reporter d'actualités, la course de caisses à savon ayant été depuis remplacée par les tranchées de la Première Guerre mondiale. Avec Shoulder ArmsCharlot soldat (1918) qui est le troisième opus produit par son auteur et distribué par First National, Charlie Chaplin ouvre une voie qui sera empruntée par King Vidor, Jean Renoir, Stanley Kubrick, Joseph Losey, Francesco Rosi, lui-même y revenant avec le prologue du Dictateur. L'expérience du soldat y est alors restituée dans les deux faces de sa contradictoire intégralité, comme tragédie à se bidonner et comédie à pleurer, en une époque embourbée dans la violence de masse, où « le cours de l'expérience a chuté » (Walter Benjamin).

 

 

 

Au petit matin, le chiffonnier

 

 

 

Et le regard se fera plus ouvertement critique avec le passage aux longs-métrages, de la critique de l’aliénation ouvrière dans Les Temps modernes à celle du totalitarisme dans Le Dictateur. La lutte nécessaire et mortelle contre le dictateur (puisque l’on dit qu'Adolf Hitler aurait porté la moustache pour profiter de la popularité de Charlie Chaplin) suivie par l'exil européen en conséquence du maccarthysme auront-elles eu raison de Charlot ? Il est vrai qu’avec Monsieur Verdoux (1947), le vagabond s’est transformé en double de Landru, séducteur doublé d’un criminel en série condamné à mort par un monde rivalisant de cynisme dans le crime de masse. Le temps de Charlot n’est plus et son auteur réalisera ses quatre derniers longs-métrages à en cultiver d’une certaine façon le deuil. Après Monsieur Verdoux, suivront d’autres autoportraits, en clown vieillissant dans Les Feux de la rampe (Limelight, 1952) puis en monarque exilé avec Un roi à New York (A King in New York, 1957). Pour finir avec La Comtesse de Hong Kong (A Countess in Hong Kong, 1967) l’acteur-cinéaste n’y fait qu’une courte apparition en domestique comme à l’occasion de L’Opinion publique (A Woman of Paris, 1923) où il y inventait les règles de la comédie sophistiquée en ouvrant alors un boulevard pour la virtuosité de Ernst Lubitsch.

 

 

Roland Barthes doutait politiquement de l'anarchisme de Chaplin, il lui reconnaissait cependant comme à Brecht l'art de savoir considérer les malheurs du démuni saisi sur le vif, au seuil de la révolution. C'est pourquoi l'image du fripier, mieux du chiffonnier lui va comme un gant (Barthélémy Amengual lecteur du poète Giuseppe Ungaretti l'avait déjà relevé). Les mots de Walter Benjamin offerts à Siegfried Kracauer s'imposent ici au moment de conclure : Charlot est l'ange nécessaire, l'acrobate parallactique, le génie collecteur faisant joujou comme les démons que nous fûmes enfants des rebuts de notre humanité divisée.

 

 

La danse des gags comme autant d'écarts petits et grands à l'appui, le jeu en vaut bien la chandelle, celui qui autorise le chiffonnier à éclairer en fusées parallactiques le chemin, « au petit matin – dans l'aube du jour de la révolution ».

 

 

25 septembre 2017

(une première version de ce texte est parue

dans le catalogue 2017 de la 33ème édition

du Festival Entrevues de Belfort)


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