"Donnie Darko" (2001) de Richard Kelly

L'adolescence, âge apocalyptique

« The dreams in which I'm dying

Are the best I've ever had »

(Tears For Fears, « Mad World »The Hurting, 1982)

Une brève histoire du temps

(out of joint)

 

 

Alors que la troisième saison de la série télévisée Stranger Things de Matt et Ross Duffer vient tout juste de cartonner cet été sur Netflix, la ressortie en copie numérique et version director's cut de Donnie Darko, agrémentée d'une vingtaine de minutes inédites, pourrait permettre peut-être de remettre quelques pendules à l'heure. Ce qui ne manque pas de sel pour un premier long-métrage dont on peut dire après coup qu'il est venu trop tôt. Constamment réévalué depuis 18 ans (l'âge de la majorité) jusqu'à être qualifié désormais de film culte touchant au-delà du premier cercle des geeks, le film est par ailleurs hanté par la question éminemment shakespearienne du temps hors de ses gonds, signé d'un jeune prodige du cinéma indépendant étasunien alors promis à une brillante carrière, contemporain de Christopher Nolan et Darren Aronofsky. Et si le nom de Richard Kelly revient aujourd'hui en participant à l'actualité cinématographique d'un été rituellement dévolu aux ressorties, c'est pour rappeler aussi à quel point l'inactuel est son destin.

 

 

D'autant que Richard Kelly n'a rien tourné ces dix dernières années, depuis Southland Tales (2006) et The Box (2009) et ces deux films restent encore largement des œuvres à reconsidérer, encore largement tributaires des conséquences de la réception catastrophique ayant frappé à mort le premier (un étrange film d'anticipation, tourné en 2005 et dont le récit se passe le 4 juillet 2008) et du relatif désintérêt critique dont aura souffert le second (la seconde adaptation d'une nouvelle de Richard Matheson intitulée Button Button Le Jeu du bouton, parue en 1970). Mais la vie des films est étrange et souvent surprenantes leurs vies ultérieures (l'univers diégétique de Donnie Darko a été étendu à un site web et celui de Southland Tales à toute une série de comics). Après tout, pour citer l'un des modèles intellectuels que se donne le film, à savoir Stephen Hawking, Donnie Darko raconte à sa façon « une brève histoire du temps », mais hors de ses gonds – out of joint. Le temps qu'il faut pour coïncider avec le moment décisif étant comme un temps plus long, un temps différé qui prend la forme d'une boucle semblable à une bombe à retardement. Pour être raccord avec son temps, il faut parfois du temps, voilà bien le paradoxe narratif d'un film out of joint qui peut éclairer d'une lumière toute destinale la situation de son auteur out of time.

 

 

Né trop tôt

(la tête à l'envers)

 

 

Donnie Darko, donc, un film né trop tôt ? Après deux courts-métrages tournés alors qu'il était à la fin des années 1990 un étudiant à l'Université de Californie du Sud (son école de cinéma est bien cotée en ayant été le lieu de formation partagé de George Lucas et John Carpenter comme de Robert Zemeckis et Ron Howard), Richard Kelly âgé alors de 25 ans s'engage à l'occasion de son premier long-métrage dans une singulière aventure artistique. Elle se veut déjà prometteuse en ce qu'elle concilierait à la fois la sentimentalité adolescente du teen-movie, le messianisme héroïque caractéristique de l'univers des comics et des proto-théories sur le voyage dans le temps et le multivers exemplaires de la science-fiction, entre physique quantique, trous de ver de Stephen Hawking et Philip K. Dick. Comme une sorte de variante en plus sombre et apocalyptique – en plus lynchienne – de Retour vers le futur. Sauf que Donnie Darko n'a pas vraiment marché, rapportant seulement un peu plus de la moitié de ce qu'il aura coûté (soit 4,5 millions de dollars environ). Et pour cause puisque l'ambition cinématographique aura finalement révélé des handicaps commerciaux pour une distribution frileuse, Newmarket Films ayant alors opté pour une sortie étasunienne réduite avec un parc de 58 salles seulement.

 

 

On dénombrerait trois difficultés au moins, qui auraient autant joué sur la faible visibilité de Donnie Darko que sur les raisons légitimes de sa progressive réévaluation critique. D'abord, le mois d'octobre 1988 dont le récit épuise la chronologie sous la forme d'un compte à rebours du temps qu'il reste avant la fin du monde (précisément 28 jours, 6 heures, 42 minutes et 12 secondes séparant le 2 octobre du 30 octobre, la veille de la fête de Halloween), engage un revival dédié aux années 1980. Les marqueurs culturels sont ici nombreux, citons en particulier les élections présidentielles opposant alors le républicain George Bush senior au démocrate Michael Dukakis, la sortie en libraire de Ça de Stephen King (1986) et Une brève histoire du temps de Stephen Hawking (1988), avec la projection de films comme Evil Dead (1981) de Sam Raimi et La Dernière tentation du Christ (1988) de Martin Scorsese et, bien sûr, l'évocation de l'incontournable Retour vers le futur. Et puis aussi, plus inattendu peut-être, un souvenir possible du futur avec les tubes digitaux et digestifs qui sortent du plexus solaire des personnages, comme des visions hallucinatoires d'une fatalité d'avance tracée (ils font autant penser à une version bulle de savon des trous de vers qu'aux effets spéciaux numériques et liquides de Abyss de James Cameron, qui n'est sorti aux États-Unis qu'en août 1989, soit dix mois après la mort de Donnie). Sans compter, enfin, toutes les chansons de Tears for Fears et The Church, INXS et Echo and the Bunnymen, Duran Duran et Joy Division qui s'intercalent entre les compositions originales de Michael Andrews. Une décennie qui, alors, n'était pas encore aussi imprégnée de nostalgie fétichiste comme c'est le cas depuis ces dix dernières années, des productions de J. J. Abrams à la série des frères Duffer en passant par la franchise interne au « Marvel Cinematic Universe » des Gardiens de la galaxie. Non seulement la nostalgie des années 1980 était alors sûrement trop précoce, de fait épargnée par les accents forcenés du fétichisme contemporain, mais elle s'assombrit de plus de signes cryptiques contribuant à une ambiance apocalyptique hantée par un crash aérien et la chute d'un réacteur d'avion s'écrasant sur la maison d'une famille étasunienne lambda.

 

 

Sorti seulement quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001, le film de Richard Kelly aura de fait plus que pâti d'un contexte largement défavorable à ce genre de fictions en s'efforçant par surcroît à compliquer le programme héroïque de rigueur. D'autant qu'à l'époque, des mauvaises langues accusent le cinéma hollywoodien d'avoir fourni un modèle d'inspiration pour les terroristes (et le pire est que certaines d'entre elles venaient de Hollywood à l'instar de Robert Altman affirmant que New York 1997 de John Carpenter constituait la référence principale d’Al-Qaïda). Comme on le voit, les handicaps respectifs de la nostalgie alors neuve pour les années 1980 et du contexte immédiat et brûlant des attentats du 11 septembre 2001 constituent dans leur mise en relation autorisée par Donnie Darko une passionnante concordance de temporalités hétérogènes, sur laquelle il faudra d'ailleurs revenir. Entre-temps, la nostalgie pour cette décennie a été consacrée par ceux qui ont été adolescents il y a trente ans et sont aujourd'hui en capacité symbolique, des critiques aux programmateurs, de requalifier le film de Richard Kelly en insistant sur sa capacité visionnaire à mettre en rapport l'actualité, notamment en lui donnant une profondeur de champ temporel remontant aux années 1980, d'un George Bush l'autre.

 

 

Enfin, le caractère délibérément nébuleux de Donnie Darko, avec sa narration en hélice, ses flottements oniriques et l'indécidabilité de sa conclusion, offre au spectateur la liberté de choisir entre une perspective de science-fiction frottée d'hypothèses théoriques réelles (un univers tangent surgit en doublure alternative de l'univers normal au risque de le détruire 28 jours plus tard), une autre plus mystique (tous les personnages ont vécu une forme de métempsycose collective dont l'idée est partagée par l'hindouisme et la kabbale, par la philosophie platonicienne et certaines hétérodoxies chrétiennes comme le catharisme) et une dernière option davantage rationnelle et pathologique (Donnie Darko souffre d'une schizophrénie paranoïde dont il externalise les failles en les projetant les monstres sur la toile de cinéma du monde entier). Trois interprétations qui font bouillir la marmite herméneutique en faisant disjoncter le consensus exégétique. Pendant ce temps, précisément, le temps est hors de ses gonds, c'est l'un des leçons prodiguée par le personnage éponyme de Hamlet et elle résonne avec le « time flies » proverbial et conclusif de la chanson « Head Over Heels » du groupe Tears For Fears (la chanson est montée sur la géniale séquence d'introduction au lycée visiblement privée de Donnie, en cinq plans qui jouent d'une variabilité du défilement de l'image, accélérée ou ralentie, tout est dit d'un petit monde où chacun est saisi à la fois comme archétype sociétal et comme monade ayant sa temporalité propre). Être fou amoureux, c'est avoir en effet littéralement aussi la tête à l'envers (c'est un rêve d'apesanteur comme on s'amuse dans un jardin sur un trampoline), même si la tête a ce paradoxe d'être lourde (le sommeil tombe sur les yeux brumeux de l'adolescent somnambule) tout en fuyant par tous les trous (ce sont les courts-circuits de la vie rêvée qui entre autres finissent en destruction réelle des canalisations du lycée à la hache).

 

 

Jamais trop tard

(des lapins)

 

 

Sorti aux États-Unis seulement deux semaines avant Donnie Darko, Mulholland Drive (2001) aura rassemblé plus d'un million de spectateurs (et plus de 800.000 en France contre à peine 75.000 pour le film de Richard Kelly). Si le statut de film culte a d'emblée été attribué à ce film parmi d'autres de David Lynch, son meilleur héritier du moment aura cependant été voué à une contraignante logique temporelle, celle de la reconnaissance à retardement et du différé (revenons ici à Netflix qui, outre Stranger Things, a diffusé en juin dernier la deuxième saison de Dark, la série allemande de Baran bo Odar qui fait explicitement référence à Donnie Darko). Et elle n'est pas sans troubler en faisant écho à l'histoire d'un adolescent, fragile et inquiétant, brillant et somnambulique, qui a besoin de 28 jours imaginaires pour hasarder dans la seconde fatidique où le monde lui tombe sur la tête tout un destin. L'adolescence autorise en effet de donner des mandats messianiques à ses porteurs héroïques, dont l'existence ne tiendrait alors qu'à savoir choisir entre assumer l'apocalypse pour soi et pour le meilleur ou bien la destiner aux autres pour le pire. La présence iconique de l'acteur James Duvall dans le rôle duplice de Frank, le petit ami de la sœur aîné de Donnie (Elizabeth jouée par Maggie Gyllenhaal, sœur de Jake Gyllenhaal dont le rôle de Donnie Darko constitue peut-être son plus beau rôle) après qui court le spectateur comme Alice avec le lapin chez Lewis Carroll et qui apparaît pour Donnie comme son double surmoïque et maléfique, donne l'indice méta d'une connivence cinématographique partagée par Richard Kelly avec Gregg Araki. Cet autre réalisateur indépendant s'est déjà amusé durant les années 1990 à dynamiter le genre du teen-movie avec une inspiration pop et lynchienne, couplée à un goût prononcé pour le thème culturel de l'apocalypse, si profondément ancré dans une société à dominante protestante (Totally Fucked Up en 1993, The Doom Generation en 1995).

 

 

L'apocalypse est le nom épique de l'adolescence aux États-Unis depuis James Dean et chaque adolescent vit la fin de l'adolescence comme un compte à rebours précédant la fin du monde. A ce titre, Twin Peaks : Fire Walk With Me (1992) de David Lynch est le teen-movie métaphysique par excellence et Gregg Araki comme Richard Kelly suivis par Harmony Korine et Gus Van Sant en sont les disciples prophétiques, tous précédés par Larry Clark dans une approche plus documentaire et naturaliste dont le travail photographique a influencé entre autres Francis Ford Coppola (Rumble Fish Rusty James en 1984 est une référence de toute évidence partagée par Richard Kelly et Gus Van Sant, en atteste le motif commun des nuages défilant en accéléré). Mais Donnie Darko se distingue dans cette constellation parce qu'il considère l'adolescence sous un triple versant, celui de l'époque, d'une culture pop et d'une psyché dont les fractures internes se confondent avec les folies objectives du monde. Donnie Darko impressionne en effet par son désir d'inscription historique (les élections présidentielles de 1988 remportées par George Bush senior dans la continuité impérialiste du double mandat de Ronald Reagan), auquel ne peut pas ne pas faire écho le contexte historique appartenant à la production du film (les attentats du 11 septembre 2001 avec George Bush junior à la présidence). 1988-2001 : d'un Bush à l'autre, s'impose comme un bouche à bouche ambivalent, qui a autant à voir avec le temps des premiers baisers (entre Jake Gyllenhaal et Jena Malone pour leur premier grand rôle respectif) qu'avec celui des filiations héritant du pire (on retrouverait autrement Hamlet). Il n'est jamais trop tard en effet pour un film de sentir le grisou. Et celui-ci sent plus fort encore 18 ans après la sortie bâclée du film de Richard Kelly, écrit alors que les attentats n'avaient pas encore eu lieu. Et revu aujourd'hui en sachant que la guerre du Golfe initiée en 1990 par George Bush père a créé les circonstances pratiques d'un regain du terrorisme islamique dont le 11 septembre 2001 est l'un des pics, ouvrant une seconde guerre commandée par Georges Bush fils pour les mêmes raisons d'opportunisme pétrolier qui ont déterminé avec la destruction de l'Irak la création de la relève d'Al-Qaïda, à savoir Daesh.

 

 

La généalogie de 2001 remonte à 1988 au moins. L'apocalypse se présente ainsi comme un destin national et historique pour l'adolescent de l'époque de Bush père qui est devenu l'adulte se ressouvenant de son adolescence à l'époque de Bush fils (et la ressortie du film a lieu pendant la présidence d'un autre Donald sombre, Donald Trump). C'est un destin que cultivent aussi toutes les références qu'agite dans son esprit dérangé un garçon qui sentirait confusément la conjonction disjonctive de ses délires avec les folies du monde. De « Never Tear Us Apart » d'INXS à « Love Will Tear Us Apart » de Joy Division, de « Head over Heels » de Tears For Fears à la sublime reprise au piano de leur « Mad World » par Michael Andrews et Gary Jules, l'amour n'échappe pas au travail du négatif qui rebondit dans des références littéraires (les deux Stephen, King et Hawking) et cinématographiques (le scandaleux christ scorsesien inspiré de Nikos Kazantzakis assume in fine le sacrifice de la crucifixion comme un choix éthique assumé après avoir essayé la réalité alternative d'une vie de couple auprès de Marie-Madeleine). Même un film d'animation passant à la télévision (La Folle escapade de Martin Rosen en 1978 adapté du roman Watership Down de Richard George Adams en 1976), même la nouvelle lue en classe (Les Destructeurs de Graham Greene en 1954) sous la houlette de la professeure de littérature engagée (Drew Barrymore, à la fois actrice et productrice du film), même la référence cryptique à J. R. R. Tolkien (avec cellar door comme plus bel exemple de toute la langue anglaise), tout cela participe à configurer un espace imaginaire pour l'adolescent qui affronte, sur le pas de la porte du cellier de son propre destin, l'épreuve de la liberté radicale au risque du pire.

 

 

D'un côté, le feu (un incendie) qui vient après l'eau (une canalisation éventrée) est en effet celui d'une destruction du monde assumé en rébellion adolescente contre le saccage qu'en auraient fait les adultes (et c'est ainsi que Donnie Darko relierait à sa façon Graham Greene, né comme par hasard un 2 octobre). De l'autre, le prophétisme est un don pour anticiper le risque totalitaire tel qu'il est mis en image dans l'allégorie animalière de Richard Adams (on se souvient que c'est l'une des lectures du personnage de Sawyer dans la série Lost – Les Disparus de J. J. Abrams, Jeffrey Lieber et Damon Lindelof, on se dit encore que Donnie Darko constitue peut-être un modèle pour les séries scénarisées par Damon Lindelof, autrement hantées par le motif néotestamentaire de la fin du monde). Aux côtés du remake gothique du lapin carrollien figuré par Frank, les lapins de Richard Adams ouvrent un processus de croissance, de dissémination et de dispersion, qui met tout à l'envers et pas seulement la tête des amoureux (« Head Over Heels »), notamment en situant la ville fictive de Middlesex dans le Midwest et l'Iowa (il existe quatre Middlesex bien réelles mais situées ailleurs) alors que l'on reconnaît à la végétation les environs californiens de Los Angeles. Et ce même processus métaphorique, que l'on retrouvera dans un autre film de David Lynch (INLAND EMPIRE en 2006, avec ses humains déguisés en lapins, en réponse du maître au disciple ?), instruit l'allégorie racontant également comment les années 1980 représentent un retour de bâton réactionnaire par rapport aux deux décennies précédentes. Un backlash tour à tour exemplifié par la professeure de gym et de morale dont les convictions fondamentalistes ébranlent constamment la mère pourtant cool de Donnie, par le gourou new age et pédophile Jim Cunnigham joué par l'iconique Patrick Swayze (ses fringues sont celles qu'il portait à l'époque de ses années 1980 qui l'ont vu triompher), et par un père politiquement conservateur alors qu'il a de toute évidence l'habitus d'un vieil étudiant libertaire. De quoi en effet devenir fou avec un pays aussi schizo.

 

 

Que le ciel me tombe sur la tête

(« time flies », tempus fugit)

 

 

En marchant ensemble le long d'une allée caractéristique des banlieues pavillonnaires des films d'horreur depuis Halloween (1978) de John Carpenter, Gretchen Ross dit à Donnie Darko qu'il lui faut penser à une sorte de super-héros. Il est vrai que le redoublement du prénom au nom des mêmes consonnes, si c'est son cas, est effectivement typique des super-héros Marvel à l'instar de Peter Parker, Bruce Banner ou encore Matt Murdock dans la peau démonique de Dare-Devil (pour l'anecdote, Jake Gyllenhaal a d'ailleurs failli remplacer Tobey Maguire qui voulait laisser tomber sa deuxième participation au Spider-Man de Sam Raimi). Donnie Darko est un adolescent et l'adolescence est l'âge privilégié des super-héros parce que les adolescents sont des êtres en transition, coincés entre deux âges qui sont deux mondes distincts (l'enfance qui s'en va et le monde adulte auquel on ne peut plus échapper), des êtres clivés et déchirés – autrement dit des mutants. Plus que Marc Webb, Sam Raimi et Jon Watts ont eu à ce titre pleinement raison de retisser la toile des aventures de l'homme-araignée à l'aune du teen-movie. Et les séquences caractéristiques du genre ici ne manqueront pas : l'attente rituelle du bus et les scènes de classe, les scènes domestiques et les disputes familiales, la fête entre copains à la maison quand les parents ne sont pas là et les premières amours, sans oublier le traditionnel duo des mauvais garçons (avec Seth Rogen pour sa première apparition cinématographique, lui qui est l'acteur de comédie par excellence de l'humour adolescent-adulescent). Mais l'adolescent a l'esprit fêlé parce que la fêlure est la marque de l'adolescence qui vit son terme comme la fin du monde et parce que la fêlure est la marque d'une société étasunienne divisée, comme d'une époque fracturée entre 1988 et 2001.

 

 

Alors, tout devient mental, alors tout devient onirique mais aussi épique et la schizophrénie paranoïde est un fardeau psychique transcendé par le conflit manichéen entre l'ange du bien et son double démonique, Frank, celui qui réunit de part et d'autre de son masque de lapin gothique l'antique démon et le rival mimétique (il est avec ses dessins l'artiste et l'art est ce salut auquel aspire Donnie, il est aussi le petit ami de la sœur et il faut que Donnie rencontre et aime Gretchen pour apaiser l'élan profondément incestueux qui le jette contre son aînée et la chose est tellement troublante en s'appuyant sur un lien réel de fraternité-sororité). Alors, la vieille folle dont tout le monde rit en la surnommant « Grand-mère-la-mort » est non seulement Roberta Sparrow, l'autrice de la fictionnelle Philosophie du voyage dans le temps, mais aussi la destinataire mystérieuse d'un message arrivant après un long différé. Et ce sera le fait de Donnie qui lui écrit ce courrier tant attendu afin de rédimer cette attente, comme un réalisateur peut ruminer 18 années que son film ressorte en étant reçu par des textes comme autant de messages arrivant à destination après un long et douloureux différé (sparrow signifie en anglais le moineau, l'oiseau symbole d'information et de communication auquel s'adressait François d'Assise qui alors passait pour un fou). Et si cette discrète rédemption fait écho à un autre courrier faisant disjoncter le temps homogène et vide des horloges (celui de Orphée de Jean Cocteau en 1948), elle autoriserait également à relever l'opposition philosophique entre Jacques Derrida (pour qui la lettre est vouée à la « destinerrance » ou ce qu'il appelle encore « adestination ») et Jacques Lacan (pour qui la relecture de La Lettre volée d'Edgar Allan Poe lui permet de comprendre que, sur le plan psychanalytique, la lettre arrive à destination mais seulement dans le capitonnage rétrospectif de l'après-coup). Voilà ce que fait le super-héros, qui reconnaît sa folie dans celle de la vieille dame durant le temps paradoxal où il a besoin de 28 jours, 6 heures, 42 minutes et 12 secondes imaginaires pour assumer le temps décisif d'une seconde fatidique où tout le poids du monde lui tombe sur la tête.

 

 

Dès lors qu'il s'agit de mettre hors de ses gonds le temps successif (chronos), il y a des instants fatals (kaïros) et il y a le temps que l'on se donne pour en évaluer l'idée éternelle (aiôn). La physique quantique et le multivers, les univers parallèles et les réalités alternatives sont des motifs de la science-fiction qui s'étayent quelquefois d'hypothèses scientifiques sérieuses. Ce sont aussi des masques de lapin que se donne un garçon qui voudrait se donner le temps de ressentir la nostalgie d'une adolescence révolue alors qu'il meurt dans la seconde qui le prive à jamais de toute nostalgie (comme meurt d'une balle dans la tête l'héroïne de Mulholland Drive qui pourtant se donne l'autre temps nécessaire à refaire autrement et impossiblement le film de sa vie). « Time flies », tempus fugit : le temps coule et fuit jusqu'à amollir les horloges comme dans une toile fameuse de Salvador Dali (la mention d'un autre peinture surréaliste, Max Ernst, apparaît dans la salle de classe). Le temps est celui que prend la mort pour agir et il tue comme une balle tirée dans l'œil de l'homme responsable de la mort de l'aimée, comme le crâne est dans l'œil du dessin sur un mur de la chambre, ce petit musée des vanités de l'adolescence. L'adolescent est alors un super-héros en tordant le cou au temps, non pas pour retarder l'inexorable et faire reculer l'inévitable, mais pour se donner l'occasion d'en tirer un choix, éthique et destinal. L'apocalypse est ce temps de la fin qui s'annonce toujours comme tel. c'est un récit de la fin qui la précède et anticipe, mais qui la préfigure aussi dans la logique perverse et fantasmatique de la prophétie autoréalisatrice pour faire advenir le pire. L'apocalypse peut l'être en effet pour les sociétés qui sécrètent leur propre désintégration à force d'intégrisme et d'auto-immunité, à l'instar des États-Unis des Bush père et fils. Et le père politiquement conservateur mais culturellement libertaire, et le gourou new age qui cache un pornographe et pédophile figurent différemment les apories fatales d'une Amérique retournée contre elle-même. Mais l'apocalypse est ce que désire aussi un adolescent qui accepte que, si le ciel tombe sur la tête de ce pauvre monde, ce soit sur la sienne et la sienne seulement.

 

 

Assumer le mandat

(pour le grand frère sacrifié)

 

 

Le héros messianique et le prophétisme apocalyptique sont des fantasmes culturels et les tentations individuelles qu'ils nourrissent obsèdent Richard Kelly comme le prouvent ses deux films suivants, Southland Tales et The Box. La culture pop y participe pleinement (Under the Silver Lake de David Robert Mitchell en 2018 doit de fait beaucoup à Donnie Darko), avec la figure paradigmatique du super-héros (et c'est ainsi que Richard Kelly se montre un parfait contemporain de M. Night Shyamalan). Ce sont aussi des fictions constituantes, des mythes culturels devenus personnels pour un garçon qui n'oublie pas qu'il va mourir et l'accepte en souriant, en rigolant même d'un destin assumé comme un jeu qui n'en est pas un. C'est pourquoi la fin de Donnie Darko est si émouvante, aussi bouleversante que les finales de Lost et The Leftovers. Le temps y est compté mais il ouvre sur l'ailleurs, sur un dehors que l'intérieur de la boucle du temps a eu pour vocation de déployer jusqu'à nous. L'adolescence est ce qu'il faut savoir clore seul, en la prenant sur son dos quand ce n'est pas sur la gueule. L'adolescence est le temps de la fin et un accident n'est plus une contingence industrielle et catastrophique mais un hasard épique au principe d'un destin héroïque pour celui qui l'aime comme Friedrich Nietzsche en pensant aux stoïciens a parlé d'« amor fati ». « Mad World » exprime cela autrement, en livrant avec la reprise pianistique d'une chanson New Wave des années 1980 l'intense mélancolie qui y est associée en transcendant tout repli nostalgique. Nous qui à la limite pouvoir jouir d'une nostalgie qui ne le sera jamais par Donnie, notre double placentaire, le grand frère que nous n'avons jamais eu, celui dont le sacrifice consenti empêche la nostalgie des années 1980 d'opérer pour les survivants que nous sommes en la convertissant en mélancolie pour l'inactuel, qui dure à chaque seconde en doublant l'actuel comme son ombre.

 

 

La version director's cut, qui remet surtout de l'ordre dans les chansons et éclaire par un chapitrage repris de la Philosophie du voyage dans le temps de Roberta Sparrow l'hypothèse SF de l'univers tangent, ponctuée enfin de flashs MTV au jeunisme depuis longtemps dépassé, vaut surtout pour redonner un nouveau présent au spectre de l'inactuel. Ainsi, Donnie Darko peut nous rappeler à ceci : nous sommes orphelins de notre adolescence qui est un âge moins bête qu'épique, celui de l'apocalypse et du super-héroïsme qui y répond afin de faire nos blessures des destins plus importants que toute résilience. Et il faut entre autres de tels films pour entretenir le deuil de l'âge intervallaire où brillaient de telles fictions constituantes, de pareilles intensités mythiques. Au point de nous donner à voir l'incompossible même pour citer Gilles Deleuze : à la fin, les personnages se réveillent en ayant le souvenir en train de s'effacer d'une existence autre mais peut-être si proche de la leur, rêvée par leur adolescent de voisin dont ils ignorent encore quelle funeste fin aura été la sienne. Et puis, dans la toute dernière séquence, entre une mère qui vient de perdre son fils et la jeune fille qui ne la connaît pas mais qui de l'autre côté de la rue la salue en partageant sa douleur, il y a un abîme, certes, mais il y a aussi un autre monde, tout un univers parallèle fait d'autres relations, de nouages passionnels et relationnels alternatifs. Et personne d'autre que nous en héritons. Nous qui sommes désormais les porteurs d'une histoire en ses affects dont la mémoire n'aura pas d'autre gardien, pas d'autre destinataire. C'est en soi un mandat et il faudra en accepter l'augure pour porter à ses ultimes conséquences le choix éthique de Donnie, le grand frère super-héroïque sacrifié pour nous révéler le sens du temps compté de l'adolescence, dont la vérité est toujours à rebours, toujours apocalyptique.

 

 

26 juillet 2019

Post-scriptum du 29 juillet 2019 : on lira avec intérêt l'entretien de Richard Kelly pour le Rayon vert, mené à l'occasion de la sortie de la director's cut de Donnie Darko.



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