"Still Recording" (2018) de Saeed al Batal et Ghiath Ayoub

Un trésor de guerre, un métier de vivre

« Tout ce qui, à l'intérieur de l'âme et dans les relations humaines,

 échappe à l'empire de la force est aimé, mais aimé douloureusement,

 à cause du danger de destruction continuellement suspendu. »

 (Simone Weil, L'Iliade ou le poème de la force,

 éd. Payot & Rivages, 2014 [1940-1941 pour l'édition originale], p. 110)

 

 

Faire des images, cela consiste à donner des nouvelles pour qui revient faire signe de loin en loin. Faire des images c'est aussi donner des preuves d'existence pour ceux qui à chaque instant reviennent de loin. « Video ergo sum » pourraient dire en effet ces jeunes Syriens qui, habitant la ville de Douma dans la région de la Ghouta orientale à vingt kilomètres au sud de Damas, sont jetés depuis mars 2011 dans la guerre civile en y expérimentant la difficile possibilité d'en témoigner par des images qui disent « nous » sans s'empêcher de dire « je ». Le b.a.-ba du cinéma s'apprend ainsi comme la vie sous un ciel de plomb inversé pareil à un tapis de bombes. C'est l'apprentissage à la fois balbutiant et persévérant d'un tissage d'images précaires dont la rhapsodie collective aide cependant à soutenir l'existence en en rapiéçant les fragments, les vestiges et les lambeaux. Still Recording émeut déjà au moins pour cela, en s'exposant comme école théorique et pratique pour apprenants et enseignants amateurs. Comme trace d'une praxis partagée par un collectif ouvert de plusieurs jeunes gens de moins de trente ans qui apprennent et enseignent dans le même mouvement qui est celui du maître ignorant – le journaliste et reporter radio Saeed al Batal et l'étudiant aux Beaux-Arts de Damas Ghiath Ayoub aidés par Milad Amin, Raafat Bayram et Ghiath Bayram, Abdel Rahman Najjar et Tim Siofi. Sans oublier Soleiman al Naeeb mort en filmant en 2012.

 

 

Tous opérateurs de guerre improvisés, tous amateurs de cinéma, tous détenteurs d'un trésor de guerre de 450 heures de rushs tournés entre 2011 et 2015. Les images ont pu être passées clandestinement de Douma à Beyrouth afin que les amis et réfugiés syriens du groupe Bidayyat assurent le montage définitif de 128 minutes d'un premier long-métrage qui n'a pas cessé depuis de voyager en offrant au monde extérieur une vision des événements vécus et documentés depuis l'œil de cyclone.

 

 

Une leçon assourdie du souterrain

 

 

Projeté à la Mostra de Venise où il a remporté trois prix, coproduit avec la France et l'Allemagne, soutenu par l'ACID, Still Recording est le nouveau film syrien plébiscité par l'internationale du cinéma cinq années après Eau argentée, Syrie autoportrait (2014) d'Oussama Mohammad et Wiam Simav Bedirxian. D'emblée, il paraît nécessaire de nettement établir les différences entre les deux films pour marquer une hétérogénéité des formes cinématographiques issues du conflit syrien qui ne saurait par ailleurs se réduire aux seules œuvres accédant à la plus grande visibilité institutionnelle et médiatique, au risque de renforcer l'invisibilité ou la moindre visibilité des autres (que l'on pense entre autres aux travaux visuels d'Édouard Beau comme aux vidéos réalisées par le collectif abounaddara.com). D'un côté, Eau argentée est le chœur à deux voix de solitudes éloignées (Oussama Mohammad est un réalisateur syrien réfugié à Paris, Wiam Simav Bedirxian une syrienne d'origine kurde habitant Homs) qui documentent leur exil respectif et leur rencontre virtuelle en en cousant les fils à partir du montage de diverses vidéos trouvées notamment sur le site YouTube. Le surmoi d'auteur paternaliste du réalisateur qui se félicite d'avoir mis au monde sa coréalisatrice puis se réjouit de leur consécration cannoise, le lyrisme appuyé des chants recouvrant les charniers, le privilège esthétique du pathos jusqu'au dolorisme, ainsi que le choix discutable des vidéos appareillées dans l'absence du souci réfléchissant leur provenance (le masque à la Shéhérazade des « images réelles de la guerre en Syrie filmées par une jeune syrienne et 1001 syriens » est une postiche d'auteur), tout cela concourt à affaiblir considérablement un essai qui avait pourtant au départ la bonne idée de réfléchir à un montage à distance de l'exil, à la fois poétique et didactique, dans le sillage explicite de Chris. Marker.

 

 

Still Recording échappe largement à l'ensemble de pareilles impasses esthétiques, parce que les images qu'il propose sont le produit d'un agencement collectif directement impliqué dans le conflit, disponible aux questions de l'art et de la poésie mais peu sensible aussi au lyrisme suranné d'une poésie pour antiquaire (une chanson libanaise de Fairuz composée par les frères Rahbani en prend significativement ici pour son grade). Il y a cependant une critique à laquelle Still Recording n'échappe pas, pas davantage d'ailleurs que d'autres films originaires de la région comme Taste of Cement (207) du syrien Ziad Kalthoum tourné à Beyrouth et Amal (2018) de l'égyptien Mohamed Siam. Elle porte sur les douteux effets de distorsion et d'assourdissement caractérisant le mixage son qui, dans la joliesse artificielle d'un « sound-design » fait tranquillement en Europe, avèrent malheureusement que l'enregistrement de très réelles déflagrations sert de prétexte à d'absconses anamorphoses audio tirant le document brut du côté aporétique de l'esthétique spectaculaire.

 

 

La chose est d'autant plus problématique qu'après une introduction dédiée aux fracas de la guerre et des bombes tombant du ciel déchiré par les MiG provenant de Russie, Still Recording propose immédiatement après un moment au didactisme étonnamment drolatique prenant appui sur la diffusion d'un blockbuster hollywoodien comme matériau minimal et paradoxal servant à l'apprentissage de base des règles élémentaires du filmage. Cette séquence est particulièrement déterminante puisque Saeed Al Batal assoit sa leçon pratique à partir de l'ambivalence et la mobilité des images pauvrement enchaînées pourtant au programme d'une superproduction balisée. Des images qui peuvent malgré tout arrive encore présenter un modèle représentatif en termes de cadrage et de montage. Des images certes putassières mais dont la surenchère dispendieuse témoigne également d'un luxe obscène alors que les infrastructures commencent à faire défaut à Douma. Des images qui offrent enfin malgré leur croûte kitsch un reste d'imaginaire gothique trouvant à entrer mystérieusement en résonance avec le monde en ruines de la guerre civile syrienne comme un souterrain peuplé de monstres (on y reviendra mais il est vrai que l'on ne s'attend vraiment pas à voir resurgir les loups-garous de la saga Underworld, ces « lycans » que combat héroïquement la vampire Selene jouée par Kate Beckinsale, au coin d'une rue qui, dans le tout dernier plan du film, devient sans crier gare carrefour de la mort). Malgré tous les effets d'assourdissement a posteriori, il faudra ne pas être sourd à cette première leçon issue du souterrain syrien.

 

 

Des valeurs d'usage des images

et de leur pluralité dissonante

 

 

Les mises en relief faussées et fantasmées par le « sound-design » d'ici échouent cependant à plomber la vitalité de Still Recording dont les images représentent en effet un trésor de guerre évaluable selon diverses perspectives, parmi lesquelles celle de leur valeur d'usage multiple. Il n'y a pas une seule image qui ne soit pas porteuse d'une déclaration comme celle-ci, « video ergo sum », dont la traduction déployée et circonstanciée serait « nous voyons et, gardant trace de nos visions en filmant, donc nous sommes ». Et ces mêmes images sont tout autant portées, transportées par plus d'une valeur d'usage dont la pluralité fait entendre le précieux dissensus qui les chahute. D'un côté, le trio que forment en particulier le journaliste et reporter Saeed al Batal et les étudiants aux Beaux-Arts Ghiath Ayoub et Milad Amin partage la conscience de produire des documents pour l'avenir parce que, disent-ils, « l'image est un rempart contre le temps et l'oubli ». De l'autre, ces images documentaires ne cessent jamais d'être situées, tributaires en effet du commandement militaire exercé par les actions de l'Armée Syrienne Libre qui contrôle la Ghouta orientale, soutenue par la coalition internationale dirigée par les États-Unis, la Turquie et les pétromonarchies du golfe Persique. La situation politique des images s'expose ainsi dans la franchise des prises de position qu'elle relaient, en même temps qu'elle marque aussi leur limite idéologique (par exemple sur la question du Kurdistan). Le nationalisme consensuel d'une armée rebelle majoritairement composée de civils, notamment de jeunes appelés, ouverte aux laïcs alaouites autant qu'aux islamistes sunnites, s'oppose au régime de Bachar al Assad au nom de sa démocratisation, à l'initiative de la bataille de Damas en juillet 202 qui s'est soldée un mois plus tard par l'échec de l'offensive rebelle face aux loyalistes. L'ASL pèse ainsi de tout poids dans le contrôle des images d'opérateurs enrôlés à ses côtés à l'occasion d'opérations militaires violentes et il est juste qu'elles en portent l'explicite témoignage quand elles montrent un chef demandant à ne pas filmer ou bien au contraire à consigner une déclaration.

 

 

Cependant que le poids de cette subordination baisse en intensité dans la durée du film en témoignant du passage des années et de l'évolution des regards. Still Recording est un film qui, certes, est placé pratiquement sous la bannière de l'ASL, mais qui relève in fine de la subjectivité d'opérateurs qui n'en sont pas les militants strictement incorporés. Les amateurs apprennent leur métier en commençant par faire de leurs images des documents dédiés aux combats de l'ASL, ainsi qu'aux horreurs vécues par la population de la région, à l'exemple terrible du massacre de la Ghouta du 21 août 2013 où une attaque chimique au gaz sarin attribuée à l'armée loyale au régime de Bachar al Assad aurait fait 2000 morts parmi les civils. Mais les amateurs sont aussi des jeunes gens qui écoutent du rock, aiment s'enivrer et ont les cheveux longs, pour certains d'entre eux ils sont encore étudiants aux Beaux-Arts, peintres et sculpteurs. Et d'ailleurs ils y reviennent de temps en temps en s'autorisant durant les deux première années du conflit de risqués allers-retours entre Douma et Damas pour tourner des plans comme autant de prises de vue volées. Comme autant de prises de guerre clandestines documentant l'illusion que la vie quotidienne apparemment tranquille de la capitale syrienne ne serait pas celle d'un pays en guerre. Et c'est ainsi que le métier de filmer devient aussi celui de vivre, filmer pour vivre en vivant une vie à la fois immédiatement politique mais gagnant progressivement le droit de s'épanouir relativement à l'écart du commandement militaire. Il faut être ainsi attentif à tous les moments, qui sont d'ailleurs toujours plus nombreux avec le film avançant, où l'automatisme des discours se voit suspendu ou dérouté, infléchi voire interrompu par la pression vitale d'un hors-champ qui ne relève fondamentalement plus de l'idéologie.

 

 

Les butées du discours sont diverses en effet, et elles se jouent sur plusieurs fronts spécifiques. On retiendra entre autres une impossibilité pratique (la puanteur suffocante des cadavres étouffe littéralement la voix), un vertige mimétique (les ennemis échangeant par radio interposée se répondent comme devant un miroir ou dans une chambre d'échos), une réflexologie dépassée (le sportif s'entraînant au milieu des ruines est invité à ne pas ressasser la même rengaine longtemps apprise), un élan succombant à son propre désœuvrement (Milad Amin affirme avec emphase face à la caméra toute la force requise pour tenir puis s'arrête soudainement comme s'il ne croyait pas au fond en son propre poème épique), une tristesse se confondant avec un fou rire (la destruction mise en scène de bouteilles d'alcool identifiées aux péchés du régime fait rigoler ceux qui la filment en avouant le regret explicite de n'avoir pas pu en goûter les saveurs), un ras-le-bol énoncé de l'intérieur (un soldat dit l'incompétence des officiers, un autre critique l'incorporation d'adolescents quand ce ne sont pas des enfants, quand ce n'est pas le désordre organisationnel entre différentes factions rebelles). Même l'amorce décisive de l'expression d'un dissensus interne (une réunion publique est l'occasion de vérifier la soumission du politique représenté par le Front révolutionnaire syrien au militaire identifié à l'ASL). Jusqu'à cet autre moment symptomatique où un graffiti reproduit sur les murs en ruine de Douma afin de rappeler la mémoire d'un ami kidnappé par Daesh attire l'attention et la critique de quelques badauds laissant entendre que l'Organisation de l'État Islamique n'est pas un ennemi de la Syrie.

 

 

Au temps de la guerre in-civile,

le cinéma civilise

 

 

La valeur d'usage des images dans Still Recording ne tient donc qu'à leur pluralité dissonante. Et c'est ainsi qu'elles émeuvent parce que leur mouvement en vient petit à petit à gagner le droit de s'émanciper du cadre idéologique en vigueur dans cette région syrienne sous contrôle de l'ASL. C'est dans le même mouvement paradoxal, plié entre les contraintes insistantes de la situation et les exigences persistantes de la subjectivité, que le primat du document laisse progressivement place à de puissantes images documentaires, dont la sensibilité peut alors témoigner que le cinéma est un vade-mecum aidant à prendre soin de soi et du monde. Ce sont ainsi tous les petits rituels improvisés (la dernière cigarette), la participation ludique aux activités de service public (les enfants repeignent les murs de la ville de toutes les couleurs), quelques essais de montage poétique (le cercle d'un rêve collectif accueillant en un raccord une nuée d'oiseaux migrateurs, quelques accords de piano résonant à distance du montage parallèle avec les murs repeints et colorés). Autrement dit, une série de micro-dispositifs participe à donner consistance au métier de vivre qu'est le cinéma en sa praxis collective et partagée. Les maîtres ignorants sont des amateurs apprenants qui aiment toujours plus ce qu'ils font, au point de gagner en ampleur cinématographique et celle-ci est d'autant plus paradoxale que la guerre civile s'enlise en vérifiant toujours (le Liban des années 1980, l'Algérie des années 1990, le Yémen aujourd'hui) qu'elle est l'état d'exception dont l'incivilité est la règle.

 

 

Le cinéma civilise et c'est un grand bien quand règnent les maux terribles de la guerre in-civile. Trois séquences cruciales de Still Recording en attestent et ce sont incontestablement les plus belles, avérant le magistère collectif des amateurs aux vies précaires, pour certaines disparues (une question lancinante et irrésistible : que sont-ils aujourd'hui tous devenues ?). C'est dire que les maîtres ignorants apprennent dans la pratique ce que peut encore le cinéma, en même temps qu'ils nous réapprennent que faire du cinéma est un métier de vivre. Et l'apprentissage d'être le tissage rhapsodique des prises de son et de vue valant comme autant de trésors rendus. Ce qui fait retour c'est rien moins que le monde, quand bien même les forces de destruction s'exerçant sur lui sont effroyables. Et il faut un regard, une rencontre, un cadre pour redonner au milieu du pire la croyance rédemptrice de la possibilité du meilleur. Une femme rencontrée par hasard dans les ruines de Douma est par elle-même une grâce puisque en vertu de la seule force symbolique contenue dans la présence d'une caméra, elle retire sans qu'il lui ait été demandé de le faire la partie du niqab recouvrant son visage en extrayant de ce dévoilement spontané le rayonnement de sa singularité. Si l'image a pour valeur d'usage de transmettre des nouvelles des vivants qui sont des survivants, le plan est dans le même mouvement le gardien d'un visage dévoilé comme un don, une offrande qui s'offre en irradiant sans mesure son rayon d'espérance. Plus tard, un immeuble a été éventré par la bombe larguée par un MiG. Un jeune garçon recouvert de poussière veut en témoigner, il insiste pour parler du cadavre dont les morceaux ont été dispersés par le souffle de l'explosion dans la rue, et l'un d'entre eux se trouve au niveau de ses pieds. Le plan est simple et sublime parce que l'opérateur a retenu la leçon inaugurale du cadre en la poussant bien au-delà du classicisme hollywoodien pour retrouver le grand credo de la modernité. Parce qu'il tient son cadre en privilégiant le garçon plutôt que le morceau de chair à ses pieds et qu'il préfère ainsi s'entretenir avec le vivant en lui demandant s'il va bien plutôt qu'à s'abaisser en filmant ce dont parle celui qu'il faut croire sur parole. Cette tenue est une manière éthique de retenue qu'il aura fallu gagner contre les prescriptions mémorielles du document, les devoirs nécessaires de la preuve et les effondrements physiques et psychiques de la guerre (les zooms et les gros plans ne manquaient pas alors afin d'attester à tout prix le massacre de la Ghouta).

 

 

La retenue filmique est un rempart esthétique contre la barbarie, c'est une marque de civilité manifestant que le métier de vivre peut l'emporter sur les surenchères de la force. C'est un cadre qu'il faut tenir et dont il faut soutenir l'idée quand tout s'effondre. C'est enfin une caméra qu'il faut reprendre en main après que la rue vide se soit en un éclair saturée d'une mort soudaine avec l'arrivée dans la profondeur de champ d'une silhouette obscure comme la Mort ou une créature fantastique surgie de Underworld. La caméra tourne toujours, « still recording », le cadre appartenant alors pendant de longues minutes à la machine de perception insensible au partage de la vie et de la mort, son œil cyclopéen indifférent aux morts comme aux vivants. Mais le survivant arrive à sortir du cadre dont le champ est celui d'un carrefour de la mort, tandis que la caméra est finalement récupérée pour être à nouveau soumise à un regard, œil humain et voix. Le temps de retourner la caméra, le ciel apparaît à l'envers et l'on songe alors à ce vers terrible de Paul Celan issu du Méridien : « Qui marche la tête à l'envers a le ciel pour abîme en dessous de soi ». La machine de mort de la guerre in-civile est un tambour tournant à vide comme peuvent marcher sur la tête les caméras. Mais c'est grâce à la subjectivité à laquelle elles sont arrimées que ces armes de guerre ne sont pas seulement des véhicules de la force sur le front des visibilités embarquées, mais encore les organes prothétiques d'une vie précaire et mutilée qui persévère malgré tout, dans la suite du monde et la relève des sensibilités. « Video ergo sum ».

 

 

Le cinéma n'est pour ses amateurs apprenants et ses maîtres ignorants un métier qu'à l'être de vivre. Et ses images collectées d'entre les ruines sont un trésor de guerre disponible pour aujourd'hui tendu par le temps à venir – le temps d'après la guerre.

 

 

30 avril 2019


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