"Les Misérables" (2019) de Ladj Ly

La déraison que chacun ait ses raisons

« Il s'agit là d'une mécanique de la double exclusion qui relève en grande partie de [ce] que j'ai cru pouvoir définir en gros comme un trait petit-bourgeois. On fait le compte des méthodes avec une balance, on en charge les plateaux, à volonté, de façon à pouvoir apparaître soi-même comme un arbitre impondérable doué d'une spiritualité idéale, et par là même juste, comme le fléau qui juge la pesée. » (Roland Barthes, Mythologies, éd. Seuil-coll. « Points essais », 1957, p. 134-135)

 

 

 

« Chacun a ses raisons » : on connaît la sentence et son caractère indiscutable et définitif, il s’agit d’une opinion fréquemment émise et couramment partagée, qui voudrait quelquefois gagner en légitimité en s’associant à une citation fameuse, issue d'un film considéré à juste titre comme l’un des chefs-d’œuvre du cinéma français, La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir. La citation, censément exemplaire d’une complexité respectée des points de vue, est pourtant tronquée. La phrase exactement prononcée par le personnage de l’« ours » Octave interprété dans son film par le cinéaste lui-même dit précisément ceci : « Ce qu’il y a de plus terrible sur cette Terre est que tout le monde a ses raisons ».

 

 

 

Que chacun ait ou dise avoir ses raisons, voilà le terrible. Il en va d’une terreur en effet quand est posée l’équivalence abstraite et relative des points de vue, alors qu’ils recoupent non seulement des perspectives distinctes, mais aussi des positions concrètement asymétriques et contradictoires, inégales et antagoniques. Ce film de Jean Renoir tant décrié à sa sortie à l’été 1939 a été réalisé six années avant la fin de la Seconde Guerre mondiale et le procès de Nuremberg qui en avérera en différé la terrifiante lucidité. Entre les raisons du fonctionnaire nazi et celles du résistant communiste ou du déporté homosexuel et juif, il y a un monde de terreur où la mésentente confine à l’inconciliable différend. Entre ces raisons coexistantes et divergentes, il y a un monde qui est un abîme rappelant qu’avec tout effet de parallaxe consécutif à un changement d’angle et d’axe, il y a aussi la révélation critique d’antagonismes refoulés, d’autant plus déniés quand ils sont relativisés.

 

 

 

« Chacun ses raisons » est une opinion à la vérité intenable, qui confond relativisme (l’équivalence abstraite de la pluralité des points de vue) et perspectivisme (la diversité des perspectives avère la variété concrète des vérités, un seul monde mais d’une variété infinie). Et cette confusion est un tort qui, symboliquement, s’ajoute aux torts des raisons différentes qui, mésentente politique ou différend éthique, s’équivalent moins qu’elles s’opposent en s’affrontant, qu’elles se contredisent parfois brutalement. De l’opinion consensuelle qui est homogène au discours libéral à la citation renoirienne radicalement confondante de lucidité historique, on relève la différence décisive entre le relativisme et le perspectivisme et c’est une différence philosophique qui, pensée par Leibniz, Nietzsche et par Gilles Deleuze, fait politiquement la différence. On y pense beaucoup face aux Misérables de Ladj Ly en se disant que son auteur n’y aura pour sa part guère pensé.

 

 

 

 

 

Déni, phénomène culturel, fétichisation

 

 

 

 

 

La méfiance est toujours grande à l’égard des films culturellement érigés en phénomène de société, Les Misérables dans la foulée du Joker de Todd Philipps. Après tout, le capitalisme culturel aime à puiser dans quelques cartons du box-office cinématographique (Joker a accumulé un milliard de dollars de recettes, le film de Ladj Ly est promis à dépasser le million d’entrées) les exemples médiatiques obligeant les sociétés à se regarder dans le miroir narcissique où leurs contradictions s’exposent mais avec le maximum de brouillage idéologique. En même temps, de pareils objets culturels se prêtent sans forcer aussi au jeu du décryptage analytique quant à leur valeur symptomale. Le symptôme est celui du déni et si ces films cartonnent au-delà de leur rayonnement commercial, c’est notamment parce qu’ils poussent aux limites exaspérées l’expression de réalités déniées, sans réussir pourtant à crever le plafond consensuel du déni qui se redouble du plafond inconscient de la dénégation. Ainsi, après avoir vu le film qui l’a « bouleversé par sa justesse », le président de la République a fait savoir qu’il avait demandé à son gouvernement de « trouver des idées et d’agir pour améliorer les conditions de vie dans les quartiers ». Le plafond, Jupiter s’y tape lui-même la tête.

 

 

 

La formule psychanalytique du déni est connue, d’abord conceptualisée avec la « Verleugnung » de Sigmund Freud puis le « démenti » lacanien, synthétisée par Octave Mannoni (« Je sais bien mais quand même »), requalifiée enfin par Slavoj Žižek quand il parle de « désaveu fétichiste ». Le déni désigne ainsi un mécanisme de défense réactif concernant la reconnaissance symbolique d’un problème bien réel, mais dont certaines de ses manifestations sont fétichisées en ne permettant dès lors pas d’affronter la question de la construction de sa résolution. En passant, s'il n'est plus question de l'angoisse liée à la castration maternelle, celle relative au réel de la différence des sexes continue cependant à interroger dans un univers social à forte dominante masculine où les femmes se réduisent en effet à quelques silhouettes furtives, malgré la luxueuse apparition de Jeanne Balibar. D’un côté, donc, de tels films savent bien ce qu’il en est de nos sociétés déchirées, saturées d’être clivées, mais quand même, ce savoir du clivage ne mérite cependant pas d’examiner avec lucidité et jusqu’au bout la nécessité de sa politisation plutôt que la fétichisation préférée de certaines de ses manifestations. Et c’est bien pourquoi, structurellement, les médias dominants les fétichisent à leur tour en les consacrant pour les hisser au rang de phénomènes culturels, la fétichisation renforcée d’être ainsi redoublée. On peut d’ores et déjà se demander à quelle vitesse que Les Misérables rejoindra La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz dans la catégorie strictement journalistique et intellectuellement inconsistante du « film-banlieue », ce genre creux inventé il y a 25 ans par ceux qui se réjouissent de temps en temps de prendre des nouvelles fraîches de l’au-delà (du périphérique francilien quand les journalistes sont parisiens).

 

 

 

Oui, nous savons que la révolte populaire a des raisons de gronder, mais quand même, l’émeute prend l’allure nihiliste d’une farce cynique saturée d’un ressentiment qui n’a pour seul débouché que sa dérision carnavalesque (Joker). Oui, nous connaissons les raisons légitimes de la colère pour la jeunesse des quartiers populaires, mais quand même, la révolte émeutière est une impasse mimétique à celle des violences policières (Les Misérables).

 

 

 

La fétichisation fonctionne à plein régime en effet dans Les Misérables, qui déjà multiplie symptomatiquement les représentants phalliques identifiant les nœuds des rapports de pouvoir au principe du quadrillage urbain de la cité des Bosquets à Montfermeil. Il y a déjà le trio de policiers de la Brigade Anti-Criminalité (les « bacqueux ») rejoint par le petit nouveau arrivé de Cherbourg, intermédiaire privilégié pour le spectateur qui entre symboliquement dans la cité pour en découvrir l’organisation par le biais d’un regard à la fois candide et policier (le privilège cinématographique offert à la police est une longue histoire qui recoupe celle de l’idéologie, et que résumerait l’énorme succès d’un autre film français relativement récent, Polisse de Maïwenn en 2012). Il y a ensuite les autorités locales qui rivalisent du phallus en se disputant des parts de souveraineté dans la cité des Bosquets, avec celui qui incarne le relais de la municipalité en contrôlant et surveillant les marchés, l’ancien délinquant reconverti au salafisme qui tient un kebab, les arabes vendeurs de chichas, ainsi que les gitans associés au cirque de passage dans le coin et affligés d’un pittoresque circassien qui ne décolle pas de la glu du stéréotype.

 

 

 

Autrement dit, le regard policier instruit forcément celui du spectateur qui, par ce biais qui n’est rien d’autre qu’une perspective biaisée, découvre dans la foulée la gestion interne d’un territoire dont le contrôle est assuré, partagé et âprement partagé entre les représentants des forces de l’ordre et les autorités locales qui ressortissent tantôt de la sphère municipale, tantôt des logiques économiques formelles et informelles, tantôt encore du capital symbolique offert par le conservatisme religieux. À la fétichisation de l’appareil policier comme dispositif sur-privilégié pour avoir accès à la compréhension interne d’une cité populaire, s’associe ainsi celle des figures représentant des formes de pouvoir local. Mais leur autorité phallique alimente en retour le désaveu fétichiste d’une représentation concernant une réalité sociale dépolitisée parce qu’elle se voit largement extraite du jeu de ses facteurs externes (l’évocation de l’état d’urgence est ainsi soufflée entre deux mots d’auteur).

 

 

 

 

 

Le face à face des violences renvoyées dos à dos

 

(l’inégale légitimité des violences)

 

 

 

 

 

D’un côté, Ladj Ly est immunisé contre la critique de l’appropriation culturelle à l’inverse d’un Mathieu Kassovitz mais c’est pour refluer de l’autre sur le constat non pas de la réalité des violences policières mais du caractère incommensurable de leur responsabilité institutionnelle et systémique face aux violences émeutières de la jeunesse populaire et ségréguée (de ce point de vue, la comparaison avec État des lieux en 1995 et Ma 6-T va crack-er de Jean-François Richet n’est vraiment pas à l’avantage du film de Ladj Ly). C’est cependant la force des Misérables que de se tenir au ras d’une géographie territoriale considérée à l’angle des pouvoirs locaux qui s’y jouent (et s’incarnent brillamment avec Alexis Manenti, également co-auteur du scénario, et Steve Tientcheu, tous deux qui excellent en effet dans les rôles respectifs de Chris le « bacqueux » nerveux et du personnage imposant de Le Maire). C’est ainsi que la fiction peut réussir à faire directement saillie depuis une surface d’inscription documentaire qui manque cruellement aux représentations hors sol, abstraites et hétéroclites de Bande de filles (2011) de Céline Sciamma et Divines (2016) de Houda Benyamina. Mais cette force se retourne aussi en une grande faiblesse quand la perspective elle-même se crispe et se met à fourcher, tantôt en forçant problématiquement la connivence avec la vision apocalyptique des « territoires perdus de la république » de Georges Bensoussan, tantôt en insistant de manière non moins problématique sur le fait salutaire que le salafisme aurait réussi là où a échoué la République en nettoyant le quartier de la délinquance liée au trafic de drogue.

 

 

 

Il y a enfin les jeunes du quartier qualifiés par les autorités phalliques de « microbes » et dont le soulèvement mené par les jeunes Issa (il est la victime qui va se retourner en rebelle insurgé très stylisé comme une silhouette de manga) et Buzz à sa façon (il a enregistré avec son drone l’image qui va mettre le feu aux poudres) précipite dans la fièvre la fin émeutière et suspendue des Misérables. Une fois que l’on a fait un sort à l’usage scolaire des gros symboles (la Coupe du Monde de 2018 et son unanimisme populaire, le cirque et son jeune lion en vadrouille, le roman éponyme de Victor Hugo écrit à Montfermeil), il reste encore à en faire un autre concernant le recours au discours de la véracité d’inspiration du scénario original. Si, comme le dit Ladj Ly, tous les faits racontés sont d’inspiration réelle, c’est leur accumulation en l’espace de 48 heures qui devient carrément exagérée et c’est la fiction elle-même qui s’émancipe alors par trop brutalement du terreau documentaire ravalé au titre de certificat d’authenticité vite oubliée. Un détail encore significatif du déni politique à l'œuvre dans le film, son auteur raconte avoir fait du cop-watching durant plusieurs années jusqu'à enregistrer une violence policière alors qu'il fait de son personnage de Buzz, le propriétaire du drone qui va capter incidemment une semblable violence, un ado solitaire, timide envers les filles et voyeur (la fétichisation scénaristique de l'outil vidéo oblitère ainsi son usage critique et sa réappropriation politique).

 

 

 

Une triple fétichisation (la fonction illustrative du symbole, la caution du fait réel, le drone en machine optique volante) à laquelle on adjoindra encore celle de la forme elle-même, qui n’hésite pas à recourir à la batterie des effets attendus (format « Scope » et travellings en steadicam, montage cut et zooms intempestifs, drone et musique anxiogène) pour mimer le reportage en style direct tout en bombant le torse en rêvant de Hollywood, et faire ainsi monter l’électricité à l’occasion des tensions et des affrontements (la facture est grosso modo la même pour le court-métrage musclé de Mohamed Megdoul, César tourné dans un quartier populaire de Nanterre). Certes, Les Misérables n’atteint pas le niveau « bling-bling » des productions de Romain Gavras, copain du collectif Kourtrajmé fondé avec Kim Chapiron. Cependant, et somme toute symptomatiquement, le drone utilisé par le jeune Buzz obtenant comme dans un film de Brian De Palma l’image preuve des violences policières est l’outil diégétique qui permet de justifier les prises de vue en hauteur mais elles continuent pourtant de fanfaronner une fois son attribut détruit dans la fiction.

 

 

 

À cet endroit, Les Misérables commet deux erreurs fatales et les deux sont d’ailleurs connexes. La première consiste à épouser tous les points de vue, policiers, autorités locales et jeunes, tout en s’ingéniant à trouver constamment des solutions de continuité alors qu’il n’y a entre elles que des hiatus et des courts-circuits, des lignes de faille, des écarts aussi parallactiques que disjonctifs (un modèle du film de Ladj Ly serait moins Law and Order de Frederick Wiseman en 1969 que Detroit de Kathryn Bigelow en 2017). L’équivalence des points de vue n’avère rien de moins en effet que la négation de leur spécificité réciproque et le déni des antagonismes qui les affecte. La seconde, corrélativement, consiste à poser, depuis la déraison de l’équivalence des raisons et des points de vue, les circonstances sensiblement favorables à légitimer le tir de flash-ball de Gwada contre Issa, cultivées par un découpage hystérique qui s’autorise à indexer sa suspension et le retour au calme sur le coup de feu. L’apaisement des formes se paie ainsi d’un lourd prix scénaristique.

 

 

 

On tique forcément parce que le caractère réflexe du tir de flash-ball donnerait du grain à moudre aux usagers de l’horrible terminologie policière de la « bavure ». On tique encore devant la scénarisation du fait que l’auteur du tir soit contrairement à ses deux acolytes blancs d’ascendance africaine, d’un côté protégé par le « bad cop » du trio et de l’autre bousculé par le « rookie » qui a tout intérêt à jouer au « good cop » pour équilibrer à l’écran ce qui ne l’est jamais dans la réalité. On tique encore parce que la réalité française des violences policières recoupe strictement des rapports de classes et de races dont le constat se voit ainsi dénié par celui qui veut voir des « misérables » partout en déniant par conséquent l’asymétrie des positions occupées et, partant, l’inégalité des responsabilités caractérisant cette misère partagée.

 

 

 

 

 

Les ailes plombées du « ninisme »

 

 

 

 

 

De toute évidence, Les Misérables le long-métrage fait mieux que Les Misérables le court-métrage tourné deux ans et qui en sert d’esquisse ou de brouillon préparatoire. Notamment parce en impliquant dorénavant la collusion objective des représentants des pouvoirs locaux dans le partage de la souveraineté territoriale, ainsi que la gestion et l’invisibilisation des violences policières. Même si l’on remarque en passant qu’une autorité locale a quand même le droit d’être protégée de toute critique car sa jouissance consiste en effet à se voir soustraite à la réaction vengeresse de la révolte émeutière de la jeunesse (et, en l’occurrence, il s’agit de l’autorité du salafiste, la seule qui serait considérée comme juste). Il n’en demeure pas moins vrai que le déni s’impose à Ladj Ly au point de retenir ses audaces, suspendues au bord d’une efficacité spectaculaire « à l’américaine » qui renvoie toutes les figures de l’antagonisme face à face mais pour les renverser en un dos à dos aporétique.

 

 

 

Tourné dans la cité des Bosquets, Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ? (2002) de Rabah Ameur-Zaïmeche savait tirer une ligne de fuite assez renoirienne entre les mailles nouées très serrées du quadrillage territorial local tout en s’exceptant de donner un quelconque crédit à la perspective policière, tandis que l’avant-dernière séquence de L’Esquive (2003) d’Abdellatif Kechiche, tourné pour sa part dans le quartier du Franc-Moisin à Saint-Denis, exposait dans toute sa scandaleuse nudité l’illégitimité de la violence dont la BAC, cette création de Charles Pasqua, est capable.

 

 

 

Le plaisir antigravitationnel que s’offre Buzz avec son drone, d’autant plus nécessaire dans un environnement urbain dévasté, consisterait à prendre de la hauteur. Littéralement. Mais l’allègement désiré a les ailes plombées par le désaveu fétichiste de celui qui est incapable de trancher dans le nœud contradictoire de la violence policière et de celle des émeutiers, la première légale mais en cessant d’être illégitime et la seconde légitime même si elle transgresse la légalité. Pas plus déraisonnable politiquement que l’anti-politique d’une représentation selon laquelle nous savons bien qu’il y a des violences, mais quand même, chacun des sujets engagés dans la violence a des raisons de l’être. Le « ninisme » qui faisait tant sourire Roland Barthes à l’époque de ses Mythologies (1957) est un autre nom toujours valable pour désigner les formes actuelles du désaveu fétichiste. Ses fétichisations au carré continuent en effet de rythmer le sort des bonnes intentions liquidées dans cette machine à battre du phénomène médiatique qu’est le capitalisme culturel, sa programmation tout acquise à faire s’équivaloir fétichisation, mythologisation et dépolitisation.

 

 

 

« J’appelle ainsi cette figure mythologique qui consiste à poser deux contraires et à balancer l'un par l'autre de façon à les rejeter tout deux. (Je ne veux ni de ceci ni de cela.) C'est plutôt une figure de mythe bourgeois, car elle ressortit à une forme moderne de libéralisme. On retrouve ici la figure de la balance : le réel est réduit à des analogues ; ensuite on le pèse ; enfin, l’égalité constatée, on s'en débarrasse. Il y a ici aussi une conduite magique : on renvoie dos à dos ce qu'il était gênant de choisir ; on fuit le réel intolérable en le réduisant à deux contraires qui s’équilibrent dans la mesure seulement où ils sont formels, allégés de leur poids spécifique » (Roland Barthes, opus cité, p. 227).

 

 

8 décembre 2019


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