"Sac la mort" (2015) d'Emmanuel Parraud

Un prince danois au Piton

Le sang a coulé, la tranche visqueuse et rouge d'une feuille de maïs en témoigne. Un homme sort hâtivement des fourrés, la machette à la main indique sans forcer sa culpabilité. Il se présente rapidement devant le frère de sa victime pour lui dire ceci : « Je suis l'assassin de ton frère ». Et son interlocuteur de ne rien lui répondre sinon de le laisser tranquille, qu'on lui fiche la paix.

 

 

Sac la mort s'ouvre ainsi et il laisse franchement bouche bée. C'est que le second long-métrage d'Emmanuel Parraud démarre fort en jetant son ancrage documentaire par-dessus bord de l'anthropologie visuelle et de l'observation ethnographique, pour tomber dans les eaux lourdes et troubles du cinéma de fiction et éclabousser tant les automatismes identificatoires que les clichés exotiques.

 

 

 

 

Ne pas savoir sur quel pied danser est une danse

(un hoquet au rhum)

 

 

 

 

Du coup le spectateur hésite parce qu'il ne sait quoi penser de cette ouverture, déphasé qu'il est entre l'orient d'un cinéma du réel et la désorientation d'un cinéma qui le documente autant qu'il le fabrique en s'ingéniant à brouiller les lignes de partage, qu'il fait couler abondamment les lignes de fuite comme on a les yeux qui brûlent et pleurent à force de se bourrer la gueule au rhum blanc. Cette ouverture, est-elle rigoureusement fidèle à son inscription ethnographique (le refus de réagir plaide pour le désir des pauvres gens à ne pas impliquer les autorités policières dans leur malheur) ou bien lui est-elle infidèle par diagonalisation fantasque tirée par les aiguillons nécessaires mais artificiels du genre (la réaction inattendue prépare à une action d'un autre type plus conforme au délire de la fiction) ? Mais le genre lui-même, polar, thriller de la vengeance ou enquête policière, aurait cependant poussé à enchaîner en suivant la piste mythique, mille fois foulée, de la réciprocité dans le déchaînement défouloir des violences mimétiques. La fidélité ou l'infidélité relève-t-elle donc des motivations intrinsèques de la fiction ou bien des raisons extrinsèques du documentaire ? On ne sait pas, on n'aura jamais su, frontière mal perçue car toujours déjà perdue.

 

 

 

Ne pas savoir sur quel pied danser constitue en soi les prémisses esthétiques d'une danse de mort et de vie confondues qui grippe en la faisant hoqueter la petite machine de discrimination dont le tamis sépare schématiquement le documentaire de la fiction. À la ligne de séparation comme une frontière barbelée, un franc partage des eaux, serait alors préférée la ligne de fuite à l'imaginaire transversal aux lignes de faille du réel. Les failles fuient, on les fuit en les faisant fuir pour qu'elles coulent autrement et ailleurs. De tels hoquets qui heurtent et disloquent les distinctions catégoriques peuvent alors s'accorder avec le corps désaccordé d'un homme et ses amis cabossés, certains rongés par l'écoulement acide du mauvais rhum, la plupart abîmés par la relégation sociale et postcoloniale de La Réunion parmi les confettis les plus lointains de l'empire. Tous habitants d'une langue subalterne dont la créolité fleurie pousse entre les rails de l'idiome national au point que plus d'une fois déraille son règne néocolonial.

 

 

 

 

Fuir le fatras français,

en faire fuir le fourbis

 

 

 

 

Sac la mort est un second long-métrage, mieux un deuxième premier long-métrage rigoureusement fidèle à deux événements consécutifs : d'abord la découverte par son auteur de l'île de La Réunion au début des années 2000 ; ensuite la rencontre non moins hasardeuse avec Patrice Planesse et Charles-Henri Lamonge à l'occasion d'un repérage pour un projet de film. C'est donc à la Réunion qu'Emmanuel Parraud découvre toute une part obscure du legs maudit de la construction de l'État moderne français, dont le républicanisme contradictoire s'est fait souverainement impérialiste, colonial et esclavagiste. Et c'est avec ces deux hommes-là en particulier, des cafres qui nomment là-bas les descendants des esclaves réunionnais originaires de la « cafrerie » (la partie de l'Afrique australe, entre le Mozambique et l'Afrique du sud, où les négriers arabes et européens ont bâti leur fortune), que le réalisateur aura relancé son désir de faire du cinéma, acté depuis La Steppe (1988) et refondé avec Adieu à tout cela (2011) tourné en esquisse préparatoire à Sac la mort, premier film parlé en « kréol réyoné » à avoir été en 2016 sélectionné au Festival de Cannes grâce à l'ACID.

 

 

 

Un métropolitain fugue donc hors des sentiers battus en trouvant moyen de réactiver aux côtés d'héritiers de lointains fugitifs le goût buissonnier d'un cinéma de contrebandier. Il faudrait ainsi écrire une contre-histoire du cinéma français qui, contre tout centralisme ayant longtemps indexé la production des films sur la capitale parisienne, s'intéresserait aux territoires périphériques, aux corps subalternes, aux corps minoritaires, aux accents qui excèdent les normes idiomatiques du monolinguisme français. Une contre-histoire tournant le dos au parisianisme réel et supposé du cinéma français, où le provençal Marcel Pagnol voisinerait avec le lorrain Jean-Marie Straub et l'auvergnat Maurice Pialat, où les paysans du Rouergue aveyronnais de Georges Rouquier cohabiteraient avec les yéniches picards de Jean-Charles Hue, avec les outsiders d'ascendance migratoire et coloniale de Med Hondo à Alain Gomis comme de Rabah Ameur-Zaïmèche à Alice Diop, avec les militants corses et révoltés de Thierry de Peretti. Sans compter tous les souvenirs d'enfance populaire du sud-ouest, à Pessac pour Jean Eustache, dans le Tarn-et-Garonne chez André Téchiné, du côté des Pyrénées pour les frères Larrieu ou encore sur le causse d'Alain Guiraudie. Une contre-histoire alternative et fragmentaire, bigarrée et trouée, qui serait une autre histoire brossant à rebrousse-poil l'histoire officielle, avec en génies tutélaires Jean Renoir et Jean Rouch qui apparaîtraient non seulement comme des auteurs majeurs défiant souverainement l'opposition traditionnelle du classique et du moderne, mais qui seraient également considérés comme des inventeurs de génie en termes de gestiques, de parlures et de postures bricolées depuis le foutoir français.

 

 

 

La France, il faut moins en fuir le fatras qu'en faire fuir le fourbis, c'est-à-dire faire couler à la surface blanche de son corps sans organes tous les flux impurs et mélangés qui sont garants, contre le despotisme de son roman national et la paranoïa de ses mythes identitaires, de sa très profonde et très radicale hétérogénéité ethno-raciale. La France a longtemps rêvé d'empire ultra-marin, elle est aujourd'hui comme autrement les États-Unis l'un des noms planétaires d'une mondialisation révélant une créolisation continuée à laquelle la métropole ne peut plus désormais échapper, par feed-back altérée et transformée par les périphéries qu'elle aura colonisées. On verrait ainsi Sac la mort trouver une place improbable, aux confins buissonnants et périphériques du désert du cinéma français dominant, entre les grandes palabres du cinéma de Marcel Pagnol (avec à la place du pastis le rhum en carburant privilégié), les envoûtements d'un sorcier français à Hollywood (avec les films de Jacques Tourneur produits pour Val Lewton et la RKO), et les grandes virées des films de Jean-Charles Hue (avec le quotidien électrisé par des saillies cependant moins épiques que tragiques).

 

 

 

 

Patrice,

un ange et ses démons

 

 

 

 

Oui, avec Sac la mort, tout est fugue (l'inscription documentaire embraye sur la fiction improbable, l'ethnographie sur l'exploration d'un paysage psychique lézardé), tout est fuite pour ses fugitifs (un réalisateur métropolitain qui a l'occasion de partir loin est le sujet de l'événement refondant son geste esthétique, des acteurs non professionnels à qui est donnée l'opportunité de se soustraire au stigmate social qui les afflige réinventent leurs personnages en faisant du drame de leur vie une grande tragédie).

 

 

 

On ne sait donc pas sur quel pied danser et ce non savoir éprouvé d'emblée est une danse de mort (le frère assassiné, son assassin en liberté et son frère qui ne sait que faire, comme le spectateur désorienté, pour sa part incapable d'assumer le mandat vengeur que cristallise la lame du couteau donné par sa mère), c'est aussi une danse de vie (la vengeance n'aura pas lieu, à la place c'est une désertion qui emporte dans son élan les impensés, les identifications et les non-dits, toute une levure qui fait lever la pâte mélangée d'antiques spectres, de hantises mal digérées et d'espérances utopiques). D'un côté, l'écran est large, le format « scope » déroulé pour accueillir les promesses de l'ethnographie débordée par la facticité du genre comme l'idiome national est excédée par l'usage du kréol réyoné. De l'autre, le réel insiste, il persiste et signe, intraitable, frondeur et renfrogné, incandescent dans les regards chauffés au feu du Rhum Charrette, niché dans l'obscure profondeur des corps diminués par plusieurs siècles d'oppression, logé dans le cœur des hommes qui broient du noir et boivent pour noyer dans l'oubli leur condition de paria.

 

 

 

Si les palabres cultivées par les amitiés viriles font rire comme dans la saga marseillaise ou une fugue cassavetienne, le désœuvrement du motif de la vengeance familiale serait peut-être plus profond encore, en ce qu'il donne au personnage de Patrice une grandeur angélique et tragique cultivée par une fiction qui lui offre dans un geste qui est celui de l'amitié les formes nouvelles d'une désertion partagée, les forces neuves d'une commune déterritorialisation. Non seulement les figure blanches de la loi sont concernées (l'infirmière, le policier, le curé), mais aussi les figures noires (la mère, les amis), qui toutes participent selon des registres spécifiques et en fonction d'intérêts différents à enfermer Patrice dans le scénario de la vengeance quand il s'efforce d'échapper aux pièges d'un pareil reflet. Et puis il y a Alix, l'un des amis de Patrice, cette figure exemplairement duplice qui rejoue au plus près la division entre ami et ennemi, l'ange métis aux dreadlocks arachnéennes, celui qui aide à trouver le guérisseur sortant son pote de son mauvais délire et le démon qui l'y ferait replonger, apparaissant par intermittences oniriques entre chamanisme et sorcellerie. Le rituel du sac la mort en ramasserait toute l'ambivalente magie, à la fois noire et blanche, superstitieuse (le sac contenant le mélange maudit) et républicaine (le sac à cadavre contenant le corps du frère assassiné).

 

 

 

 

Rayonnant réyoné

(Sac la vie)

 

 

 

 

Alix expose ainsi la vérité dyadique de l'errance de vigilambule de Patrick, lui-même se vivant comme un autre, son identité réinventée autrement pour être redoublée et dédoublée à l'image du sac la mort, autant figure documentaire d'un malheur réel aux racines lointaines que créature fictionnelle incarnant la tragédie de celui qui refuse de céder aux mandats que son environnement lui impose. Un pied chez lui et un autre ailleurs, Patrice Janus fuit de partout et c'est ainsi qu'il glisse et danse entre les croyances (le catholicisme de l'ancien colon, l'animisme des anciens esclaves, le bouddhisme aussi avec l'image de Kali inversée). Rattrapé par ses démons charriés par les flux d'alcool des bitures de Charles-Henri, il n'en demeure pas moins disposé aux pointillés elliptiques des ambivalences en suivant la piste chamanique-démonique d'Alix. C'est alors qu'il peut apparaître dans le plus étonnant des appareils, comme un ange qui passe et comme un revenant qui repasse. Mais aussi comme un intempestif avatar créole réunionnais du vieux prince du Danemark, Hamlet perdu naguère dans les brumes du château d'Elseneur pour être aujourd'hui retrouvé du côté des plaines sèches de Piton-Saint-Leu, toujours fugueur et rêveur éveillé faisant fuir les ordres, les injonctions symboliques et les temporalités.

 

 

 

Pour l'ange Patrice, le sac la mort n'est plus seulement le résidu d'antiques vestiges culturels, il est aussi une sacoche aux sortilèges, tout à la fois un barda pour hantises coloniales post et néo, un colis piégé qui pèse lourd sur la conscience en se passant comme une patate chaude, une outre à merde où croupissent les restes putrescents de l'esclavage et du colonialisme, un sac placentaire qui contient la matière originaire de nouvelles incarnations. L'ange Patrice est un être blessé, un paria boiteux, le gueux du Piton cloué au piloris de La Réunion. Sa blessure en fait cependant un passeur entre les genres (le documentaire ethnographique et le portrait ludique, les palabres pagnolesques et la ciné-transe de Jean Rouch, la tragédie shakespearienne et le film fantastique à la Jacques Tourneur), entre les mondes (les princes danois et les sous-prolétaires réunionnais). Ses démons nourrissent son génie démonique dont la duplicité lui permet de passer outre les frontières en faisant trembler les images, en maraudant et frayant dans la zone entre les représentations pour les faire décoller de leur logique identificatoire et mimétique. Alors l'écart le plus vitalement ludique s'impose entre deux crevasses vécues, les yeux grands ouverts sur l'image finale et inépuisable d'un amour enfui qui, jamais, ne se dissipera dans les vapeurs d'alcool. L'homme cramé aux paroles réyoné peut alors rayonner.

 

 

 

Sac la mort est ainsi le titre sibyllin d'un film magique et démonique, magie noire et blanche à la fois, qui est pour son réalisateur inspiré comme pour son acteur et principal inspirateur un sac la vie que seule l'amitié aura permis.

 

 

 

8 novembre 2019


Commentaires: 2
  • #2

    Alain DUFAU (lundi, 11 novembre 2019 07:19)

    Merci pour cette critique hautement musicale qui ouvre les sens, les fait résonner, d'un film qui déborde et nous déborde mieux encore de ses échos cinématographiques.

  • #1

    Emmanuel parraud (samedi, 09 novembre 2019 23:15)

    Mille fois merci pour ce texte !!!!!