143 rue du désert (2019) de Hassen Ferhani

La gardienne des seuils

Malika veille. Elle est une gardienne du seuil, elle est la gardienne des seuils. La veilleuse qui est l'éveillée ne le dira jamais mais elle le sait, elle seule connaît son imprenable secret. La gardienne ne le raconte pas mais le montre à qui saura voir que l’apparent trou du cul du monde révèle en réalité son ombilic. Un bendir en modèle à l'unique travelling circulaire autour du relais routier de la machine célibataire Malika en délivre l'image : l'ombilic mythique, c'est à cet endroit-là - au milieu du monde.

Ombilic. Face au désert algérien, une femme tient un modeste relais routier, seule. On y vient pour boire un thé, pour manger une omelette. Les clients de passage en profitent aussi pour y tailler le bout de gras et palabrer avant de reprendre la route. Le relais routier est une halte, une respiration, un abri, un poumon. Une pause entre deux mouvements sur la route de bitume redoublant de gris la ligne jaune et bleue d’horizon. Du temps suspendu, à l'état pur.

 

 

La tenancière tient en effet. Elle tient bon malgré le désert qui avance quand son avancée prend notamment la forme d’une station-service qui, à côté, vient tout juste de s’ouvrir. La tenancière retient un désert qui se divise en deux, celui où vivent les loups à quatre pattes et celui des loups à deux pattes, en assurant depuis longtemps, 1994 dit-elle, la garde d’un lieu qui est un site où la retraite personnelle est l'intime condition d'une hospitalité générique.

 

 

Malika veille. La veilleuse est une gardienne du seuil, l'éveillée est la gardienne des seuils. La veilleuse ne le dira jamais mais elle le sait, elle seule connaît son imprenable secret. La gardienne ne le raconte pas mais le montre à qui saura voir que l’apparent trou du cul du monde (anus mundi) révèle en réalité son ombilic (axis mundi). Un bendir en modèle à l'unique travelling circulaire autour du relais routier de Malika, comme une transe soufie, en délivre l'image de vérité : l'omphalos, ombilic mythique, c'est à cet endroit-là. Au milieu.

 

 

 

Tenue, retenue de l'éveillée. L’étymologie représente toujours un oasis pour les pisteurs du sens premier et oublié des mots, ces gazelles dont la présence est devenue de plus en plus rare dans le désert algérien fréquenté comme un terrain de chasse par les riches qataris. On redécouvre par exemple que le terme de seuil prend sa source dans le mot latin de solea qui signifie tout à la fois sandale, sabot et entrave, et que ce mot provient de solum qui veut dire le sol. Avant de désigner la pièce de bois ou la dalle de pierre marquant l’ouverture d’une porte, avant d'indiquer ensuite l’entrée d’une maison ou d’une pièce dans un appartement, avant de marquer enfin, et par extension, toutes les entrées symboliques comme l’âge adulte ou celui de la vieillesse, même un petit barrage, le seuil abrite une constellation de sens qui se tient précisément dans l’infra-mince, dans l'intervalle séparant le sol de la voûte des pieds.

 

 

Le seuil, Malika y tient, elle s’y tient. Sa tenue se voit dans la massivité éléphantesque de son corps autant qu’elle se loge dans l’épais de ses pieds cornés. Tenue, retenue : la tenancière est une veilleuse qui tient à son relais comme au lieu d’une réserve d’hospitalité où elle y aurait caché aussi le secret de toute son existence. La veilleuse est une gardienne qui incarne le seuil en faisant de son corps le contenant physique de son insaisissable idée.

 

 

Malika est une femme du peuple. La femme simple est aussi une singularité quelconque qui ne ressemble à personne d'autre qu'à elle-même. Malika est en fait une figure de l'éveillé comme savent les apprécier les praticiens du bouddhisme et les lecteurs des transcendantalistes ou du philosophe autodidacte d'Ibn Tufayl. Malika l'éveillée assure la garde vigilante de tous les seuils à partir desquels le monde se tient dans la réserve des différences. Moins des séparations hermétiques que des relations de passage, entre le dedans et le dehors, l’hospitalité et l’hostilité, l’immobilité et l’impermanence, la vie active et la vie contemplative, la vérité et le mensonge, le documentaire et la fiction, le concret et l'abstrait.

 

 

Malika nous éveille à ceci : elle fait des images, elle fait image – elle est une image de l’image. L'image faite corps de l'image comme idée. L'image de toutes les images possibles.

 

 

 

 

La réserve et le retrait : la sphère orbitale du secret. À l'origine, une retraite dans le désert. Tel un anachorète, Hassen Ferhani cherchait sur l’écran blanc du désert de la partie nord du Sahara, sa pointe dorsale, les images d’un nouveau projet de film qui prendrait la forme d’un road-movie tourné le long de la Transsaharienne. Une piste en forme de bifurcation aura été donnée par l'ami, l'écrivain et acteur, le dessinateur et journaliste Chawki Amari dans un récit intitulé Nationale 1 (2008) : le road-movie désiré serait le plus paradoxal, moins mobile qu'immobile, dédié à ce qu’une motarde polonaise, de passage à la fois dans le relais routier et dans le film qui en redouble l’idée, appelle le « royaume de Malika ». Mais un royaume d'un type bien particulier, où la souveraineté qui s'y joue ne s'exerce sur aucun sujet.

 

 

D’emblée, 143 rue du désert s’impose en parfait double inversé du précédent, Dans ma tête un rond-point (2015). Si les deux longs métrages partagent un même goût pour les lieux investis depuis l’intérieur afin de saisir la variété des forces issues du dehors (ce qui était déjà le cas avec Afric Hotel co-réalisé en 2011 avec Nabil Djedouani), ils se distinguent cependant nettement, comme en photographie le positif diffère du négatif. En effet, le jour y succède désormais à la nuit, les tons pastel au rouge profond, le sud désertique à la capitale algérienne. Une femme seule prend désormais la suite d’un groupe d’hommes d’origines diverses et d’âges différents (et pour certains elle pourrait être comme leur mère ou grand-mère), en incarnant de fait tout le féminin dont l’absence n’en rendait le manque que plus présent à l’occasion du film précédent. Le portrait brossé dans un mélange très particulier de distance, d’empathie et de retenue par Hassen Ferhani se tient justement sur le seuil d’une réserve sans limites. Une réserve, déjà, qui appartient à une femme partie dans le désert pour s'exiler et y incarner l’allégorie du féminin nécessaire dans un espace ravagé depuis l'époque de la guerre intérieure par les hordes déchaînées du masculin. La réserve se comprend ensuite comme la zone d'accueil et d'exposition, zone de comparution et de comparaison des différences tout autant que de leur troublante indistinction.

 

 

Comme ce morceau de Brian Eno et David Byrne intitulé « Qu’Ran », et issu de l'album My Life in the Bush of Ghosts (1981) dont le titre est inspiré d'un roman de l'écrivain nigérian Amos Tutuola, et qui surgit la nuit de la radio de Malika dans un raccord de pure fiction (et ce sampling de chants coraniques d'un muezzin algérien, parce qu'il a été censuré par un groupe d'imams anglais, indique aussi quel genre d'extranéité Malika figure en regard de la loi). Comme, déjà, cette troupe en pèlerinage dans un lieu saint (la zaouïa) qui fait danser Malika, seule femme parmi les hommes qui seraient venus célébrer une sainte. Comme ce vieux joueur de bendir qui, à leur suite, fait tourner en boucle soufie le relais routier dans l'unique travelling circulaire du film. En dérogeant à la fixité des plans, ce plan témoigne de la dimension sphérique et orbitale du relais de Malika, cette étoile du berger.

 

 

Pleine du désert d’une existence dont elle persévère à taire le secret, Malika se tient en plein désert pour en retenir l’extension en forme de désertification, sur le seuil, entre le sol et la voûte plantaire où le documentaire frontal expose une vie énigmatique et mythique qui allégorise la réserve et le retrait nécessaires à laisser advenir avec la fiction le mystère du film. Hassen Ferhani a bien raison alors d’y insister : son film à lui est aussi le sien à elle. Le cinéaste algérien s’y tient et s’y contient pour en exposer la puissance de contention et de retenue, d'exposition et de retrait – son film, la sphère orbitale d'une tenue partagée.

 

 

 

Mère porteuse et mur porteur, machine célibataire et ogresse. Elle qui semblerait n'avoir ni parents ni enfants, en exception aux lois de la généalogie, Malika serait alors comme une machine célibataire qui fait tourner la roue du sens en tous les sens. Malika est la gardienne du site de l’hospitalité malgré l’hostilité environnante, la Mère allégorique de tous les passants qui sont ses enfants parce qu’elle n’en a aucun, la Déesse païenne assurant au milieu de l’ouvert les passages du dehors et du dedans, l'Éveillée divisant le désert entre la forme de vie singulière et immobile et celui qui avance et dont la règle consiste en la mise à mort de l'exception, l'Ogresse des contes traditionnels kabyles qui vit dans une grotte où elle a dévoré l'ordre patrilinéaire. Jusqu'à ce que l'on comprenne enfin qu'elle n'est personne d'autre qu'elle-même, énigme opaque, mensonge qui dit la vérité, pure singularité quelconque qui n'a d'exemplaire que sa vie dont la forme fait exception à toutes les normes.

 

 

Le seuil dit autrement la paroi membraneuse d’une mère porteuse comme on parlerait d’un mur porteur. Un ventre comme une zone, une autre sphère utérine de substitution et d’adoption, du thé et des œufs plutôt que le jus de viande rouge pressée des abattoirs. Un lieu situé mais atopique, distinct des assignations à résidence surveillée. Une grotte : celle de l'ogresse des contes kabyles qui s'est refusée à la reproduction, celle où s'est abritée la jeune fille avec qui s'est marié le fondateur de Ghardaïa, celle de Cervantès qui en est sorti en 1580 en se convertissant à l'écriture de son futur roman, Don Quichotte de la Manche.

 

 

Le road-movie immobile accorde ainsi ses rythmes sur un site de déterritorialisation sur place où vit Malika, la nomade qui fait accueil aux vivants qui ne sont pas toujours humains, l'arbre qui change de place à chaque raccord, sa petite chatte Mimi dont les miaulements recouvrent la prière coranique, sa chienne Diana qui est la gardienne de sa gardienne, un autre chien encore, les chiens errants et toujours revenant qui se distinguent des loups au loin, ceux-là indistinctement à quatre et deux pattes.

 

 

On ne s'étonne pas que Malika ait été l’objet de sentiments contraires et contrastés, rumeurs haineuses ou vénération frisant la sainteté. Malika intrigue, elle embarrasse autant qu'elle triche (ce sont les deux sens du latin tricae) On ne s'étonne pas davantage que Houari Boumédiène apparaisse en regard de cette géante tout petit, patriarche en version riquiqui coincé dans l’image glauque d’un téléphone portable à l’époque de l’inauguration de la route de « l’unité africaine », tandis que la motarde polonaise reprenant la route semble à Malika forcément d'allure masculine. Si la route comme la viande est aux hommes, la maison au thé, au thon et aux œufs est à la femme qu’elle est comme au féminin dont elle assure la garde allégorique parce qu’elle incarne, comme singularité quelconque, une exception aux logiques pressantes de la norme et de l'identification. Parce qu’elle figure dans le paysage l’exception aux obligations de la reproduction, ces formes de territorialisation par le genre.

 

 

 

La maison ou le monde renversé. Hassen Ferhani cultive le sens du cadre et des durées pour faire pousser la plante vivace d’un poème frotté aux connaissances d'une anthropologie perspicace. Tel l’arbuste fragile sur le seuil du relais de Malika dont le cinéaste, qui est son propre opérateur, diffère l’exposition plein cadre afin d’en construire l'image mobile et victorieuse résistant au sirocco. On le comprendrait encore ainsi : Malika nomme la maison nécessaire à la construction symbolique de la différence des sexes. L'Éveillée est à cet endroit, tout à la fois orbital et ombilical, la femme allégorisant tout le féminin, incarnant toute la différence du point de vue féminin et cette incarnation n’appartient qu’à l’exception, sans ascendance ni descendance, d'un être qui fonctionne comme une machine célibataire. C’est pourquoi Malika fait la différence, la différence nommant l'écart parallactique en regard duquel la différence pure est l'antagonisme intrinsèque à toutes les identités.

 

 

Malika fait exception en assurant la garde de la « valence différentielle des sexes » pour le dire encore à la manière anthropologique et structurale de Françoise Héritier. Mais il faudrait aussi lire ou relire Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois essais d’ethnologie kabyle de Pierre Bourdieu (éd. Seuil, 2000 [1972 pour l’édition originale]). Tout particulièrement le texte intitulé « La maison ou le monde renversé » (l’un des plus beaux textes jamais écrits par le sociologue d'après Michel de Certeau). Et l'on comprendrait alors comment la théorie de l'habitus, de l’action et du sens pratique de Pierre Bourdieu repose sur le préalable scientifique d’une ethnographie de la société traditionnelle kabyle au centre de laquelle rayonne la maison comme champ réservé au féminin, et comme site de différenciation structurale entre l’intérieur et l’extérieur, entre la sphère reproductive des travaux féminins et la sphère productive des travaux masculins.

 

 

La maison kabyle est un modèle de l'habiter dont le poème est un chant qui fait aussi entendre les dissonances de la singularité d'une forme de vie. C'est la voix de Taos Amrouche qui ouvre et clôt le film de Hassen Ferhani en le posant d'emblée, avec le style adekker et monodique caractéristique du Djurdjura, comme un pèlerin. C'est Yal Menfi, reprise en arabe dialectale d'un chant dédié aux insurgés kabyles de 1871 déportés en Guyane, à Madagascar et en Nouvelle-Calédonie comme les communards. Yal Menfi, c'est le banni algérien universel de la chanson d'Akli Yahiaten, c'est aussi dans la bouche de Malika qui l'entonne à la fin du film le secret de son exil qui se confond avec un auto-bannissement.

 

 

 

Réponse. Avec 143 rue du désert tourné au cœur de la wilaya de Ghardaïa qui est une région berbérophone, Hassen Ferhani aura ainsi répondu à toutes les critiques qui, adressées à Dans ma tête un rond-point comme à Atlal (2017) de Djamel Kerkar, s’ingénient à ne pas comprendre comment, dans la société algérienne abritant par ailleurs l’inconscient de toutes les sociétés méditerranéennes, le monde se renverse du point de vue du genre selon que l’on soit à l'intérieur dans la maison domestique ou bien à l’extérieur dans l’espace public.

 

 

Le plus beau consiste alors dans ce paradoxe voulant que la maison de Malika représente au milieu du désert de l'hostilité le site hospitalier de la différence des sexes tenue par celle qui fait pourtant exception aux normes traditionnelles des rapports de genre. L'ogresse.

 

 

 

Nedjma et son tombeau égyptien. « L’homme est la lampe du dehors, la femme la lampe du dedans » : Pierre Bourdieu a longtemps gardé en mémoire ce proverbe kabyle. Malika veille le jour et la nuit, la gardienne du seuil face au désert qui croît et aux loups à quatre et deux pattes qui guettent, la veilleuse assurant la réserve de tous les seuils afin de faire de l’hôte non plus la figure trahie de l’hostilité mais celle, retrouvée, de l’hospitalité.

 

 

Une étoile comme l’indique le mot de Nedjma qui relie un sac de provision à la littérature de Kateb Yacine. Et d'autres femmes stellaires qui brillent en ponctuant la voûte du grand cinéma, Ma Joad dans le roman de John Steinbeck et le film de John Ford, la femme qui ne sera jamais mère de Récit d’un propriétaire (1948) de Yasujirô Ozu, Lillian Gish dans Le Vent (1928) de Victor Sjöström et La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton, Vienna dans Johnny Guitare (1954) de Nicholas Ray et Angela Nugara dans Sicilia ! (1998) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Ou bien encore la mère éveillée dont le chant nocturne fait tenir la famille de forains kazakhs dans le beau Highway (1999) de Sergueï Dvortsevoy.

 

 

La généreuse disposition allégorique de Malika, éprouvée aux limites du test comique face aux coquins comme Chawki Amari et Samir El Hakim qui l’attirent du côté des semblants de la fiction, est si grande qu’elle ne se réduit pas à cette cuisine-là. Même si la cuisine montre que dehors c’est la rétention et la prison, et dedans la retenue dédiée à la liberté et l’évasion. Malika rit des plaisantins, elle joue leurre contre leurre en regardant toujours ailleurs, à l’endroit de son secret qu’elle est la seule à contempler. Contempler, il y faut de l'ennui qui est passivité faisant du monde regardé un temple sacré. Son secret est ce dehors exprimant par inversion symbolique que le dedans est celui d’un mausolée, d’un tombeau égyptien.

 

 

 

Reine blessée. Voilà un autre paradoxe, dont le tact nous touche : pour être l’ombilic du monde, une femme s’est retirée du monde. Dehors et pourtant emmurée vivante. Malika aujourd’hui comme hier Gertrud, l’héroïne du dernier film de Carl T. Dreyer. La gardienne du seuil est seule, astre solitaire comme la voix de Taos Amrouche dont le chant kabyle veille sur elle comme une étoile sur une étoile sœur – multiplicité sororale des Nedjma.

 

 

La gardienne du seuil est l'Éveillée, elle est encore une veilleuse du Graal comme la sœur improbable du Roi pêcheur de la légende arthurienne, Amfortas dans l’opéra Parsifal (1882) de Richard Wagner. Malika est la reine blessée dont l'invisible blessure au ventre s’écoule imperceptiblement dans les terres rondes, vastes et gastes de son royaume célibataire.

 

 

Blessée, Malika attend entre deux veillées, tendue dans une attente toute messianique, mère porteuse des promesses natives du Hirak. Pourquoi n'attendrait-elle pas encore la venue du chevalier de la Table ronde du nouveau cinéma algérien, qui se présenterait moins pour percer son secret que pour en relever l’énigme ? C'est alors que Perceval est venu.

 

 

 

25 novembre 2019 - 9 mars 2020

 

 

 

Une version plus courte de ce texte se trouve ici.



Commentaires: 0