"I Am Not Your Negro" (2016) de Raoul Peck

Le noir n’est pas une couleur

Prose combat

 

 

L'actualité de James Baldwin, le réel s'en charge brutalement à chaque meurtre raciste empaqueté en homicide policier, dont le caractère intolérable semblerait impensable si la pensée n’avait pas pour tâche de relever l’impensé qui lui résiste pour le dépasser. L'évidence consiste ainsi à considérer l'œuvre de l'auteur de Harlem Quartet (1979) comme un vade-mecum toujours pertinent et particulièrement opposable au scandale de la violence légale et du racisme dénié, immunisé d'appartenir à l'ordre régalien de l'État.

 

 

 

C’est un fait : la figure de l'écrivain africain-américain reste d’actualité et sa pensée est contemporaine d'un mouvement social comme « Black Lives Matter » qui milite depuis 2013 contre les expressions symptomatiques du racisme institutionnel ou systémique aux États-Unis. Cette contemporanéité concernera par extension l'ensemble des sociétés occidentales qui, comme la France en raison de son histoire coloniale, abonne les subalternes racisés, qu'ils relèvent ou non de la « condition noire » pour parler comme l'historien et sociologue Pap Ndiaye, à la probabilité de la violence policière. Mais l'évidence ne suffit pas car, à l'instar du pessimisme selon Walter Benjamin, elle exige d'être organisée afin de déployer avec un espace d'images « un monde de l'actualité intégrale et, de tous côtés, ouverte » (« Sur le concept d’histoire » in Écrits français, éd. Gallimard-coll. « Bibliothèque des idées », 1991, p. 350).

 

 

 

C'est ce à quoi travaille à sa manière le réalisateur d’origine haïtienne Raoul Peck à l'occasion de son portrait documentaire intitulé I Am Not Your Negro, avec un certain sens du rythme et de l'entrain dans le montage entre soul et funk des bandes d'archives court-circuitant le présent des violences policières afin de le réinscrire dans l'histoire plus longue et inachevée du mouvement des droits civiques et de l'égalité post-raciale. C'est la valeur d'intervention et la vigueur militante, minimale mais effective d'un film qui, par ailleurs, ne se suffit pas de mobiliser la prose (de) combat de James Baldwin au service du rappel des engagements d'hier et de leur connexion avec les luttes d'aujourd'hui. Si l'on décide par ailleurs de mettre de côté les quelques éléments stylistiques avancés pour jouer expressément la carte de la séduction (un habillage chic avec un noir et blanc jouant des signes du polar, les voix-off de Samuel Jackson pour la version étasunienne et de JoeyStarr pour la version française), on serait plus avisé de se concentrer sur la séduction même dégagée par la personne de James Baldwin elle-même, dont l'aura en arrive aisément à excéder la seule valeur informationnelle des archives conservées.

 

 

 

Au-delà de leur usage didactique, il y a en effet dans ces images un charisme et surtout une sensibilité qui transpire à l'écran : la lumière fossile de l'aura de l’écrivain noir continue par-delà la succession des temps d'aimanter les regards. James Baldwin est en effet le nom d'un sujet singulier, qui s’expose à l’image non pas dans des livres mais avec un corps particulier, un petit corps sec et noueux d'adolescent prolongé et engagé en dépit d’une réelle timidité. L’archive a donc cette valeur d’avoir gardé trace d’une pensée qui a un corps, qui est ce corps : une pensée incarnée. C'est une voix aussi, à la préciosité certaine, sûrement peaufiné pour l'exilé de Harlem du côté de la Rive Gauche, qui enveloppe avec suavité une parole alternant les ondoiements souples et les éclats aussi secs que tranchants. C'est un visage si denté et plissé, avec ses deux yeux saillants, qu'il en paraît reptilien aussi, mais comme un caméléon dès lors capable de voir « un monde de l'actualité intégrale et, de tous côtés, ouverte ».

 

 

 

C'est un regard extraordinaire enfin, avec des yeux gros de larmes et dont la retenue paraît si nécessaire mais si douloureuse aussi parce que, autrement, elles ne s'arrêteraient peut-être jamais de couler : ceci dit dans le rappel du deuil successif de Medgar Evers assassiné en 1963, Malcolm X abattu en 1965 et Martin Luther King tué en 1968, tous morts avant d'avoir atteint l’âge de quarante ans en n’ayant jamais cédé sur leurs idées – l’égalité des droits, l’émancipation des noirs.

 

 

 

L’intersectionnalité sectionnée

 

 

 

L'orateur James Baldwin, invité dans les universités et sur les plateaux de télévision à expliquer après Richard Wright que l'histoire des États-Unis est une histoire incomplète et contrariée, une histoire mutilée si elle ne rend pas justice aux africains-américains en leur rendant tout ce que ces derniers lui auront donné, soulève l'enthousiasme à raison de faire de ses manières une parade et de son charme un sortilège retournant ses adversaires. Conjuguant l'intelligence dialectique de l'argument avec la mélopée de ses développements tout en arabesque, James Baldwin à l'égal de son contemporain Pier Paolo Pasolini incarne, dans un mélange singulier de douceur et de fermeté, la vérité du mot célèbre de Buffon pour qui « le style c'est l'homme ». Et cela qui aurait mérité plus d'espace figuratif et de construction documentaire passe cependant quand même dans les images, la force des arguments inséparable du corps exposé et engagé à en soutenir la puissance critique.

 

 

 

On en est d'autant plus surpris que I Am Not Your Negro laisse la plupart du temps de côté l'incontournable question sexuelle, en particulier la question de l'homosexualité (tristement réduite ici à n’être rapportée qu’à l’aune de l'activité policière du FBI), aussi déterminante dans l'espace littéraire déployé par l'auteur de La Chambre de Giovanni (1956) qu'elle participe à imprégner les manières de son hexis en façonnant son ethos militant. Alors que James Baldwin incarne aujourd'hui un parfait sujet de cette pluralité conflictuelle des rapports de domination qui ne s'appelait pas encore à son époque l'« intersectionnalité » (puisque le concept a été développé à partir de la fin des années 1980 par Kimberlé Crenshaw), le film de Raoul Peck n'en retient fondamentalement qu'une seule.

 

 

 

La retenue s’impose au bénéfice d'une réinscription du présent dans l'histoire longue de l'auto-émancipation des subalternes racisés. Mais la retenue est une soustraction pas loin d’être valable aussi comme une mutilation de la complexité subjective de l'homme caractérisant la puissance de sa pensée. De la retenue à la soustraction, l’intersectionnalité s’en trouve sectionnée.

 

 

 

Hollywood en noir et blanc

 

 

 

Là où Raoul Peck trouve dans sa lecture du manuscrit inachevé Remember this House des ressources symboliques moins convenues alors susceptibles de dynamiser des intentions indexées à son registre didactique, c'est du côté des analyses passionnantes développées par James Baldwin dans son rapport au cinéma (la traduction française de l’ouvrage a été publiée quelques mois après la sortie du film : Le Diable trouve à faire, éd. Capricci, 2018). À cet égard, l'écrivain est le contemporain des représentants d'une discipline encore en train de se chercher, les études culturelles ou « cultural studies » entreprises par Edward Thompson et Richard Hoggart, Raymond Williams et Stuart Hall en transversale des disciplines instituées (comme la sociologie et l’anthropologie culturelle) afin de constituer en objets de réflexion scientifique les productions de la culture populaire.

 

 

 

James Baldwin, au travail (foucaldien) de soi, a ainsi puisé dans le fouillis de la matière biographique afin de sonder le sol de l’appareil hollywoodien dont les représentations majoritaires et majoritairement clivantes auront façonné sa subjectivité d'enfant en lui proposant de s'identifier aux héros « blancs » des westerns. Avant de découvrir plus tard qu'il appartient en fait au camp des minoritaires et des vaincus : l'africain-américain ressemble davantage en effet aux Amérindiens abattus par John Wayne qu'à John Wayne lui-même.

 

 

 

Les analyses de James Baldwin concernant également la honte de la fille métis devant sa mère dans Imitation of Life – Mirage de la vie (1934) de John M. Stahl ou bien la peur panique du concierge de They Won't Forget – La Ville gronde (1937) de Mervyn LeRoy sont bouleversantes de reconnaissance d'un malheur partagé ayant réussi à traverser l'écran du fantasme pour finir quand même par se projeter sur celui de la salle de cinéma. Quant aux analyses consistant à extraire le noyau idéologique des rôles tenus par Sydney Poitier (un ami de James Baldwin à l'instar de Harry Belafonte et Marlon Brando), par exemple dans The Defiant Ones – La Chaîne (1958) de Stanley Kramer, In the Heat of the Night – Dans la chaleur de la nuit (1967) de Norman Jewison et Guess Who's Coming to Dinner – Devine qui vient dîner ce soir ? (1967) de Stanley Kramer, elles sont imparables en montrant notamment comment le public « blanc », y compris le plus libéral et tolérant, devait être rassuré que les figures fictionnelles du « Noir » ne veuillent pas faire sécession.

 

 

 

Le chocolat, toxicité et métaphore

 

 

 

On aurait voulu que I Am Not Your Negro se tienne entièrement dans la garde de la grande déclaration matérialiste d'un sujet immortel, car fidèle à l'éternelle vérité de la justice, de l’hospitalité et de l'égalité, posant à la fin que le « Noir » est une créature sans substance, une couleur qui n’en est pas une, une représentation imaginaire et réifiée cependant nécessaire aux bénéficiaires réels d'une domination raciale et dont la réalité historique témoigne pratiquement d'un mélange, d’une créolité à laquelle ces derniers eux-mêmes ne sauraient échapper (comme en témoigne encore magistralement un western comme The Searchers – La Prisonnière du désert de John Ford). Cette position-là, qui recoupe absolument celle de Frantz Fanon, manque d’ailleurs d'être atteinte par un film comme Get Out (2017) de Jordan Peel qui, aussi habile et passionnant soit-il, croit encore qu'il y a substantiellement des « Noirs ».

 

 

 

Autre souci : Raoul Peck semble avoir étrangement reculé en montant côte à côte le rire sardonique de James Baldwin devant la position de Robert Kennedy affirmant qu'en dépit de ses lenteurs la société étasunienne pourrait tout à fait élire dans cinquante ans un président « de couleur », et une image d'archive montrant Barack Obama. Comme s'il y avait un intérêt à donner raison au second et, par définition, tort au premier à qui le film est pourtant consacré. Pourtant, il faudrait renverser l’ordre des raisons historiques en la redonnant à James Baldwin puisque, en effet, Barack Obama, né à Hawaï d'un père kényan et d'une mère originaire du Kansas, n'est pas d'ascendance africaine-américaine et n'est donc pas lié personnellement à l'histoire de l'esclavage. Entre 2009 et 2016 le premier président noir de l’histoire des États-Unis a été aussi l’énième président étasunien incapable de rompre avec le consensus racial et ses institutions dont les victimes justifient l'apparition d'un mouvement comme « Black Lives Matter » apparu pendant son mandat.

 

 

 

De ce point de vue-là, c'est-à-dire dans la perspective d'une radicalité intempestive qui appartient à la pensée critique de James Baldwin et que manque le pourtant bien intentionné I Am Not Your Negro, Get Out de Jordan Peele redeviendrait du coup un film d'une plus grande justesse politique, bien plus grande que BlacKkKlansman – J'ai infiltré le Ku Klux Klan (2018) de Spike Lee. Les « Noirs » les plus désirables par les « Blancs » y seraient en effet semblables à ces barres chocolatées de marque Oreo ou Bounty, le chocolat noir recouvrant au dehors la garniture blanche qui se trouve au dedans. La métaphore est populaire, aussi connue qu’est avérée la toxicité du chocolat.

 

 

 

Sorcier du désenvoûtement

 

 

 

Le racisme intoxique ses sujets, dominant et dominés empoisonnés par la maladie de l’identité. C’est que la race est un concept contradictoire. Les races n’existent pas (comme fait biologique) et pourtant elles existent (comme rapport social inégalitaire). C’est pourquoi avec ou sans guillemets elles nous en font voir de toutes les couleurs alors qu’il n’y a seulement qu’un nuancier de complexions allant de la teinte porcelaine au marron foncé. « L’Humanité, comme telle, est incolore » (Alain Badiou, Le Noir. Éclats d'une non-couleur, éd. Autrement-coll. « Les Grands Mots » p. 122).

 

 

 

Le racisme relève d’une démonologie, Marie José Mondzain y a encore récemment insisté en relisant Franz Kafka notamment à la lumière de James Baldwin (K comme Kolonie. Kafka et la décolonisation de l’imaginaire, éd. La Fabrique, 2020). On a besoin alors d’artistes guérisseurs parce que la décolonisation s’apparente en effet à un désenvoûtement et James Baldwin aura été un grand exorciseur dont l’art a été en effet celui du désenvoûtement. On regrette seulement que ce film-ci de Raoul Peck, comme le film suivant consacré à Karl Marx, n’ait pas été suffisamment désenvoûté, exorcisé des démons qui bornent et domestiquent sa radicalité.

 

 

 

 

 

3 juin 2017 – 15 juin 2020


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