Tout simplement noir (2020) de Jean-Pascal Zadi et John Wax

La visibilité de préférence

JP le clame sur tous les tons et sur tous les toits : il veut organiser une grande marche de protestation en faveur de la minorité noire, sous-représentée dans les secteurs-clés de la société, en politique comme dans les médias. Et s'il pouvait en profiter pour faire le buzz et ainsi doper une carrière d'acteur qui tarde à démarrer ce serait l'idéal. On croit JP hésiter entre projet politique et plan média mais Jean-Pascal Zadi qui interprète le candide et a co-réalisé le film a définitivement tranché en choisissant sur quel pied danser : la politique comme dissensus compte moins que le club sélect des noirs médiatiques qu'il rejoint parce qu'il leur ressemble comme un frère.

 

 

 

 

 

L'intégration, une farce

 

 

 

 

 

Tout simplement noir a pour visée un sujet très français : l'intégration. Après la disgrâce de l'assimilation avec le naufrage de l'empire colonial et, conjointement, de la naturalisation indexant la nationalisation des étrangers sur une improbable et introuvable nature, l'intégration qui les a remplacées est le (plus si nouveau) paradigme censé avoir rechargé le discours républicain dans le maintien post-colonial de son projet universaliste et humaniste. Sauf que l'intégration fonctionne fondamentalement au double-bind en rappelant constamment aux populations étrangères présentes sur le territoire national, particulièrement celles d'ascendance migratoire et coloniale, une étrangeté irréductible. Et, partant, non soluble dans l'universalisme républicain qui trahit, dans les faits, le chauvinisme de la communauté dominante. La domination de la communauté majoritaire l'a rendue effectivement invisible à elle-même parce qu'elle est insensible aux effets contradictoires et injonctifs de son propre communautarisme qui, non seulement, consiste pour ses membres à ne pas le voir mais à projeter de surcroît un problème communautaire exclusivement chez les minoritaires.

 

 

 

Tout simplement noir est une comédie de l'intégration parce qu'il n'y a rien de plus risible au fond que de vouloir faire comme tout le monde, rentrer dans le rang et ne pas y arriver. Notamment dans le regard de ceux qui attendent de vous que vous soyez comme les autres – autrement dit comme eux – tout en espérant secrètement vous voir échouer parce que, comme eux, vous ne le serez justement jamais. Injonction contradictoire. Échouer garantit ainsi aux vainqueurs de l'intégration d'être souverainement indifférents au sort des perdants qui écopent pour sanction des stigmates de la différence. Comme si la différence était une substance alors qu'elle est une relation, un rapport plutôt qu'une propriété. Vouloir coller à la norme à tout prix fait rire parce que la norme exige des sacrifices qui font intimement souffrir. Être normal est une souffrance quotidienne qu'un rire partagé rendrait moins intolérable parce que le rire dénaturalise un partage ressaisi en fiction réalisée et, comme telle, déniée. Le cinéma a produit des comédies géniales à ce sujet : Tire-au-flanc (1928) de Jean Renoir et L'Opérateur (1928) de Buster Keaton, Les Vacances de monsieur Hulot (1953) de Jacques Tati et La Party (1968) de Blake Edwards, Zelig (1983) de Woody Allen et Damsels in Distress (2011) de Walt Stillman.

 

 

 

Mais de quelle sorte d'intégration Tout simplement noir est-elle la fiction ? JP est une nouvelle figure de candide qui ne voit pas, mais absolument pas, qu'un combat politique un rien consistant ne se réduit pas à convaincre une poignée de people de rejoindre par intérêt médiatique un mouvement dont l'organisation nécessite encore l'apport de ces vieilles casseroles que l'on appelle des organisations politiques et l'aide de ces gens pénibles que l'on appelle des militants. Enfin JP ne voit pas ce que Jean-Pascal Zadi ne voit quant à lui que trop bien. Deux moments symptomatiques : la rencontre avec des membres de la Brigade anti-négrophobie contestant la date choisie du 27 avril parce que l'abolition de l'esclavage a surtout profité aux anciens maîtres à la différence de la révolution haïtienne du 1er janvier 1804 ; la rencontre avec une militante afro-féministe critiquant l'absence des femmes noires dans une manifestation conçue au départ pour le seul bénéfice symbolique de « l'homme noir ».

 

 

 

Les deux séquences sont assez drôles parce que JP est à chaque fois remis à sa place. JP ne connaît pas l'histoire d'Haïti et la sur-détermination de la question raciste le rend aveugle aux questions de l'intersectionnalité et du sexisme. Être remis à sa place indique aussi par défaut la place que l'on ne désire pas occuper : la BAN requise implicitement pour faire uniquement le service d'ordre de la manifestation disparaît du champ aussi vite qu'elle est apparue et la militante afro-féministe est jouée par Fadily Camara dont la carrière est homogène avec la grande majorité d'une distribution dominée par Faris et composée d'acteurs et chanteurs, humoristes et réalisateurs noirs. La comédie de l'intégration est une farce qui tourne court quand elle se retourne contre elle-même en donnant à l'intégration des gages qui compensent tous les coups donnés. Frère et frangine, bro et sista : l'interpellation caractéristique entre racisés d'origine subsaharienne imitant le modèle africain-américain devient ici un signe de déférence et d'allégeance aussi envers cette nouvelle société de cour qu'est la société du spectacle.

 

 

 

 

 

L'intégration, une arme à double tranchant

 

 

 

 

 

L'intégration est donc une arme à double tranchant. D'un côté JP moque à raison une république « color-blind » qui, indifférente aux couleurs de peau, est alors aveugle aux effets concrets du racisme dont la pratique systémique s'appuie sur des opérateurs aussi banalisés et naturalisés que les phénotypes. De l'autre JP veut rejoindre la bande des noirs qui ont réussi dans le vedettariat. Son désir consiste en effet à être accepté par ce club sélect et pour cela il y sacrifie l'idée même de politique dont la parodie est intrinsèque à la machine de dépolitisation du divertissement médiatique. Après tout, hors Internet, la première tribune médiatique est donnée ici par l'émission de Cyril Hanouna.

 

 

 

Moyennant quoi Jean-Pascal Zadi offre à cette communauté qu'il souhaite ardemment intégrer, communauté moins raciale que sociale du bloc bourgeois des médias, un blanc-seing : celui des profits symboliques de l'autocritique. C'est la meilleure scène de Tout simplement noir qui voit Fabrice Eboué et Lucien Jean-Baptiste rivaliser au restaurant en surenchérissant de négritude et en se jetant à la figure les clichés réels que leurs films respectifs véhiculent. L'autocritique est non seulement purgative mais elle offre aussi à ses praticiens roués de faire savoir qu'ils ne sont pas dupes des stéréotypes qu'ils reproduisent en s'en amusant. Jean-Pascal Zadi lui-même sait rigoler des dents qui se bousculent généreusement dans sa bouche. L'autocritique, le comique sait bien quels profits symboliques en tirer même si elle s'apparente dangereusement à une forme de déni (genre « On sait bien qu'on reproduit des clichés et des stéréotypes racistes, mais quand même, ça fait rire et on en rigole »).

 

 

 

D'autres moments fléchissent par une propension mal négociée au grotesque : Rachid Djaïdani joue les négrophobes antisémites et Mathieu Kassovitz les artistes qui sont plus africains que les africains eux-mêmes. N'empêche que Tout simplement noir réussit son coup quand il s'ingénie à déconstruire à chaque scène son « homme noir » jusqu'à ne plus savoir qui il est tant est grande la variété caractérisant empiriquement la condition noire. Un exemple : l'ancien footballeur Vikash Dhorasoo n'est pas considéré comme noir parce qu'il n'est pas d'origine subsaharienne, tout en ayant la peau plus noire que celle du chanteur rap et acteur JoeyStarr qui est, par ses origines caribéennes, considéré comme blanc quand il va en Afrique noire.

 

 

 

Le noir est une couleur dont le nuancier semble infini et sa palette est si variée qu'elle fiche la pagaille chez tous ses classificateurs, y compris ceux qui sont victimes de négrophobie e(t croient ainsi en savoir plus que les autres à ce sujet. Récemment, Alain Badiou a pu célébrer le noir, cette « non-couleur » dont les éclats sont en garde tantôt d'un manque, tantôt d'un excès. Le noir est une non-couleur qui en fait voir de toutes les couleurs en foutant le bordel dans toutes les têtes, y compris celles des racisés. Le film de Jean-Pascal Zadi est cependant beaucoup moins inspiré quand il rejoint la série des Qu'est-ce qu'on a fait au Bon Dieu ? (2014) et sa suite Qu'est-ce qu'on a encore fait au Bon Dieu ? (2019) pour nous dire qu'après tout les noirs sont des français comme les autres, racistes, sexistes, antisémites, etc. Le racisme est un des maux français les mieux partagés et si tout le monde est raciste, personne ne l'est, air connu, rengaine pénible.

 

 

 

 

 

Être c'est être perçu

 

 

 

 

 

Deux noms font à ce titre exception dans le casting en composant une intéressante paire symétrique : à un pôle on a Dieudonné dont la présence hors-champ manifeste qu'il incarne la preuve diabolique des catastrophes de la consécration médiatique quand elle se suture à la politique ; à un autre on trouve Omar Sy dont la présence longtemps différée le pose en rival mimétique symptomatique, personnalité préférée des français mobilisée dans un registre d'actions caractéristique de son statut (en aidant par exemple les gamins des quartiers à avoir accès aux grandes écoles). Ce grand gaillard de JP joue aux candides concernant le premier tout en nourrissant une méfiance plus explicitée au sujet du second. Mais, là encore, Jean-Pascal Zadi a tranché : mieux vaut une cause consensuelle qu'un antiracisme clivant.

 

 

 

Huit personnes Place de la République : voilà pour la grande manifestation prévue et, décemment, on ne pouvait guère s'attendre à autre chose. Le contraire aurait brouillé le vœu pieux avec l'indécence cynique. Le générique-fin de Tout simplement noir est autrement plus révélateur : le visage de JP apparaît incrusté dans les représentations les plus diverses, Coupe du monde de foot en 1998 et peinture de David, en remontant le cours de l'histoire jusqu'aux grottes ornées de Chauvet ou Lascaux. La sous-représentation des noirs dans les médias est une question légitime et une réponse est donnée par celui qui veut être dans l'image, n'importe laquelle, pourvu qu'il y soit. Y compris en exécutant d'un passement de jambes la dimension politique du tort social fait à ceux qui, quand ils s'organisent pour le combattre, sont taxés de communautarisme et de séparatisme par la communauté majoritaire.

 

 

 

Être c'est être perçu disait le bon vieil évêque de Berkeley. Les héritiers putatifs du philosophe de l'empirisme radical sont les nouveaux maîtres de la société du spectacle qui, aujourd'hui, préfèrent dans la problématique des minorités visibles le souci de la visibilité à celui de la minorité.

 

 

 

 

 

Le plan média c'est le film

 

 

 

 

 

Tout simplement noir adopte sans invention la forme du documentaire parodique ou « mockumentary » (entre Borat et The Office) afin de pouvoir jouer à fond la carte de la connivence : la ponctuation caractéristique du genre est le regard-caméra. Complicité garantie : JP est le candide qui n'est pas dupe même quand il est dupé. Le dupé d'un côté de l'écran ne l'est cependant jamais de l'autre côté. Le jeu est vite limité. Pour un peu, on serait tenté de dire que la fiction relève ici du masque comme l'est l'odieux blackface en recouvrant de suie le visage documentaire de qui veut convaincre de sa place dans la frange noire de la société du spectacle.

 

 

 

Plusieurs journalistes se sont réjouis que le film de Jean-Pascal Zadi, achevé avant le confinement, ait eu du nez en sortant moins d'un mois après les grandes manifestations antiracistes de juin dernier en protestation contre les violences policières. Sauf qu'une nouvelle fois, le réel distribué en milliers de films amateurs tournés par les participants des rassemblements aura offert un vigoureux démenti aux fictions qui simulent la conviction politique afin de recouvrir d'un vernis de légitimité la toute petite entreprise narcissique d'intégration du club des noirs médiatiques. Pourtant Groucho Marx avait bien prévenu de ceci : « Jamais je ne voudrais faire partie d'un club qui accepterait de m'avoir pour membre ».

 

 

 

Tout simplement noir raconte moins au fond le plan média de JP que le film lui-même fait partie du plan média de son acteur-réalisateur. C'est dommage, on pouvait se demander si Jean-Pascal Zadi réussirait à faire dans la comédie française ce que Jordan Peele a accompli dans le cinéma d'épouvante hollywoodien. Tout simplement noir est et n'est à ce titre qu'une comédie française comme les autres.

 

 

 

23 juillet 2020


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