Des lieux et délier les langues pour les dire

– à propos de trois films courts de Tariq Teguia

Clando vidéo

 

 

 

 

La catastrophe peut être avérée quand les lieux viennent par deux fois à manquer : les lieux manquent comme espaces habitables viables et ils font défaut comme résidences du sens. Lieu comme locus ; lieu comme loquor : avoir lieu est affaire de logos au sens où le langage signifie poétiquement l'habitation comme agencement d'une situation et d'un nom. L'être au monde relie dans le même mouvement un site et son dire – le monde vécu est littéralement un lieu-dit.

 

 

Algérie, années 1990. La société civile algérienne est prise en otage dans la tenaille des chefs du clan militaire et des terroristes islamistes. 200.000 morts, 20.000 disparus, des centaines de milliers de déplacés. La guerre civile est si incivile – l'année 1997, acmé de la terreur – qu'il n'y a pas consensus pour correctement la nommer. Les uns évoquent une « décennie noire », les autres une « décennie rouge » ; d'autres tentent « guerre intérieure » ou « guerre contre les civils », certains osent même l'oxymore de « sale guerre ». Qui en est responsable ? Les lois de concorde civile et d'amnistie nationale de 1999 et 2006 empêchent de le savoir. Le lieu du crime se voit ainsi saturé par l'impossibilité de le dire : non-lieu.

 

 

 

Né en 1966 à Alger, Tariq Teguia étudie la philosophie et les arts plastiques, travaille comme pigiste dans le quotidien Alger républicain, se pose à Paris en 1992 et devient assistant du photographe Krysztof Pruszkowski. Il réalise avec les moyens du bord – en clando – plusieurs courts-métrages comme autant de petites fusées de détresse éclairant comme elles le peuvent la nuit polaire de la guerre intérieure qui ne s'avoue pas comme telle. Envoyées depuis le frayage des marges de la vidéo expérimentale les fusées tracent des lignes de fuite qui font de la faiblesse des moyens la marque sincère d'une force faible rappelant à tous que chacun est porteur d'une maigre parcelle messianique pour parler comme Walter Benjamin.

 

 

 

Après Kech'mouvement (1992) entrepris avec Yacine Teguia qui travaillera à l'écriture des scénarios et la production des films de son frère, puis Le Chien (1996) saisi à la douane, Tariq Teguia tourne Ferrailles d'attente (1998) puis Haçla – La Clôture (2002). Après la présentation en 2001 de sa thèse d'habilitation à l'université Paris-VIII intitulée Robert Frank, fictions cartographiques, il travaille comme professeur d'art contemporain à l'École des Beaux-Arts d'Alger et prépare son premier long-métrage, Rome plutôt que vous (2006).

 Ferrailles d'attente (1998)

 

 

 

 

Le ciel pour respirer

 

 

 

 

 

Alger n'est pas habitable. La capitale algéroise est le site d'une impossible domiciliation. Non-lieu, non-dit : le logement y expose une dislocation du logos. Le ralenti vidéo des travellings témoigne d'une mobilité décomposé, photogramme par photogramme. Les surimpressions signent l'évanouissement visuel des architectures solides dans des jeux d'ombres fantomatiques. Le mixage sonore soutient une musique concrète qui fait entendre la déperdition quasi-entropique de la promesse industrielle. Quelques photographies viennent parachever l'incertitude en ponctuant dans le rythme syncopé d'un figement du mouvement en noir et blanc une zone d'indétermination entre l'inactuel (la guerre d'indépendance algérienne) et l'actuel (la guerre intérieure des algériens contre les algériens), aux limites de l'indifférenciation entre un présent saturé de lui-même et un autre sans Histoire.

 

 

 

S'impose forcément l'image d'un chantier perpétuel. La construction est interrompue et l'interruption se prolonge. Ruines récentes comme on en trouve dans les photographies de Lewis Baltz. L'inachèvement est devenue une fin en soi : ferrailles d'attente. L'époque est obscure de faire durer son caractère intervallaire. Le présent règne en mythifiant le passé et en effaçant l'avenir. L'auto-sustentation du présent est son irrespirable saturation. Le monde consiste moins quand il est un monde creux entre deux mondes pleins (l'Algérie des promesses de l'indépendance, celle d'un avenir qu'il faut croire meilleure même faute de preuve). L'inter-monde est la zone d'attente pour ceux qui tardent à naître à nouveau.

 

 

 

« On traverse un tunnel – l'époque » (Stéphane Mallarmé).

 

 

Comment un jeune réalisateur de 22 ans peut-il répondre à un pareil état des lieux dès lors qu'ils se dédoublent toujours déjà en non-dits et en non-lieux ? L'acte de création est un acte de résistance face à l'intolérable, un cri muet devant l'invivable. Dans les ruines éparses du poème allégorique, la parole est mutique, fragmentaire et cryptique (« Machine à survivre », « La sentinelle et la cible », « Le chasseur et le chassé », « Subversion d'usage », « Le plus beau, dans ce terrier c'est ton silence », « Biens vacants », « Habiter », « Il faut », « C'est », « C'est nous », « C'est nous infiniment risqués »). Le poème fragile des indices de l'indicible se prolonge quelquefois directement dans le nerf des inscriptions documentaires (« Atelier d'équilibrage et de parallélisme »). Spectres de Kafka (après Le Chien, un « terrier »).

 

 

 

Le privilège filmique des axes en contre-plongée ouvre enfin grand le ciel, l'ouvert blanc et bleu auquel se voueraient les silhouettes croisées. Quelques ombres se postent en effet au sommet des ferrailles d'attente, ces constructions inachevées caractéristiques en Algérie qui expriment par défaut ou par excès l'inachèvement de la construction du peuple algérien, libre et souverain. Et ces ombres regardent le ciel, non pas pour y scruter les signes d'une rédemption théologique, mais seulement pour respirer l'air qui en contrebas est devenu irrespirable. Pour la communauté désœuvrée des ombres muettes, l'attente est une ferraille qui creuse dans le ciel le souffle d'un messianisme sans messie.

 

 

 

Djamel Kerkar s'en est souvenu avec son premier long-métrage documentaire intitulé Atlal (2016), tourné à Ouled Allal dans la région agricole de la Mitidja au sud d'Alger, consacré aux (non)lieux et (non)dits de la guerre in-civile. En vérifiant une nouvelle fois ceci : l'amnistie engage au nom de l'amnésie du désastre passé l'aphasie de l'autre désastre encore en cours. Désastre obscur du non-lieu obscurci dans son prolongement dans le non-dit.

 

 

 

« Rien n'aura eu lieu que le lieu » (Stéphane Mallarmé). Pas d'autre lieu que le lieu à habiter, le lieu du crime dont le crime consiste aussi à asphyxier ceux qui voudraient le nommer.

Haçla – La Clôture (2003)

 

 

 

 

Les ferrailleurs sont des vociférateurs

 

 

 

 

 

La guerre est finie, une autre continue. Tariq Teguia sort de l'expérimentation vidéo menée en clando en abordant une rive plus incarnée, un rivage narratif et figuratif soutenu par son frère Yacine Teguia avec qui il a monté une petite structure de production indépendante, Neffa Films (neffa nomme le tabac à priser ou chiquer, synonyme du chemma, consommé par 10 % de la population algérienne au moins).

 

 

D'entrée de jeu, la carte de la capitale algérienne est l'objet off d'un récit à résonance mythique (le port des Mouches y est bordé au nord par la dite « mer des obscurités »). La carte de Tendre des Précieuses est devenue celle des angoissantes ferrailles d'attente. La parole s'incarne ensuite dans une voix et elle fait d'une description cartographique un exercice diagonal ou transversal de poésie populaire. Amorce d'une fiction cartographique comme Tariq Teguia en analyse dans sa thèse le concept à l'épreuve du travail de Robert Frank. Plus tard, la même voix ou une autre informe que l'écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez était pris pour un algérien pendant la guerre d'indépendance, puis qu'il existe des forêts peuplés d'animaux étranges comme ces singes qui se nomment eux-mêmes « Groupes islamiques armés ». Une histoire d'animaux digne de Franz Kafka, encore lui. Aphasie finie. Le poème, la métaphore et la légende, la blague et la parabole fleurissent sur la bande-son en offrant des consistances sensibles qui suppléent aux creux et manques affectant l'image avec ses vues portuaires brouillées par la pluie, les gravats d'une plage-dépotoir et les constructions inachevées des ferrailles d'attente. Celles-ci témoignent en particulier de l'inachèvement du projet politique de l'indépendance d'un peuple comme frappé par un arrêt de croissance.

 

 

 

D'emblée s'affirme le paradoxe des voix incorporelles qui surgissent depuis l'écart de la loquacité avérée et de la localisation faisant défaut. Les vivants sont des revenants et, à ce titre, jamais loin de ressembler à des morts-vivants. Tariq Teguia entreprendrait de faire pour l'Algérie ce que Ghassan Salhab fait pour le Liban : revenir au monde par le cinéma c'est y faire revenir plus d'un spectre et autant de témoins de plus d'un désastre.

 

 

 

Enfin, des visages frontaux. La cité se repeuple, la rue est bondée, les plans indiquent le partage bienveillant d'un espace commun – des lieux communs qui sont partagés, qui se disent et sont habités dans la langue d'une confiance partagée, caractérisée aussi par la méfiance envers la police et l'État. Enfin, dans une série de portraits singularisés, des prises de position se tiennent face à la caméra, en extérieur comme en intérieur : le sentiment du vide et le désir du départ pour l'ailleurs ; l'exil intérieur et les diplômes démonétisés par le chômage ; la scandaleuse promotion par le piston au lieu de celle du mérite. La jeunesse est désœuvrée mais sa langue avec l'humour qui la sous-tend ne l'est jamais. Ainsi, la situation est caractérisée par l'un comme un « embargo » ; un autre se décrit comme « malheureusement algérien » et dit son « dégoûtage » ; le dernier d'entre eux clame : « on a marre » en ne voulant plus entendre les mots fétiches et creux du gouvernement comme « développement », « liberté », etc.

 

 

 

Toute une ferraille d'attentes – mais les ferrailleurs sont aussi des vociférateurs, des prolétaires riches des petits poèmes en prose issus de leurs expériences vécues, des poètes de la ruine récente qui ont la garde maudite de leur sens mal dit par le pouvoir qui les opprime.

 

 

Une partie de cartes dans un bar, une engueulade, le soupçon d'une triche : les témoignages ont tout l'air de relever du documentaire mais s'ils tenaient de la fiction ? Le soupçon se renforce d'autant plus quand on reconnaît quelques visages, Lali Maloufi (acteur dans Rome plutôt que vous en 2006) et Kader Affak (interprète de Inland en 2008) et aussi Fethi Ghares (on le voit dans tous ces films mais il est surtout connu pour être une personnalité politique de gauche et militant du Mouvement Démocratique et Social, candidat à la présidentielle de 2019 avant de se désister). Si le logos est ce par quoi l'humanité élit domicile sur Terre, si le logos est la maison de l'Être, la parole permet aux algériens d'habiter une maison qui, autrement, ne cesse pas d'être rendue invivable par un chantier aussi perpétuel que Sisyphe roulant son rocher, amochée dans les architectures bétonnées, désolée dans les constructions inachevées en ferrailles d'attente.

 

 

 

La guerre est finie – celle de l'islamisme contre la société. Une autre continue, celle de la résistance de la société contre l'État, sa police politique et ses clans militaires, son oligarchie rentière et son népotisme d'État. Dans une société du non-lieu (l'amnistie comme amnésie, le béton comme arme de construction massive), la parole constitue le tout premier lieu de cette résistance intérieure dont le hirak a été une grande levée insurrectionnelle et pacifique. Ses armes poétiques sont la métaphore et la fabulation, la légende et le conte, l'humour populaire et la déclaration politique, toutes formes qui ouvrent avec les langues déliées la zone d'indifférenciation en rédimant l'opposition schématique entre documentaire. C'est ainsi que le trouble esthétique des identifications devient un préalable au désir de fuir en diagonale les identités mythifiées et réifiées.

Où en êtes-vous, Tariq Teguia ? (2015)

 

 

 

 

Un monde dans un monde

 

 

 

 

 

Depuis Haçla Tariq Teguia a réalisé trois longs-métrages de fiction dont l'écriture fictionnelle se confond avec leur surface d'inscription documentaire, à chaque film toujours plus vaste : Rome plutôt que vous (2006) qui investit la grise banlieue sud d'Alger en tournant le dos à la blancheur clinquante de sa façade touristique ; Inland – Gabbla (2008) qui réinvente la dimension continentale de l'Algérie en allant toujours plus loin vers le sud et son versant subsaharien ; Révolution Zendj (2013) qui renouvelle et amplifie le geste cartographique en reliant le sud algérien à Thessalonique, Beyrouth à l'Irak jusqu'au Chott-el-Arab retrouvé en Égypte.

 

 

 

Archipel de lieux, constellation de dits : les paroles étouffées dans les espaces désolés ont en deux décennies désormais laissé place au montage des intervalles pour lequel l'Algérie ne suffit pas en soi en redevenant un monde dans un monde. Avec Où en êtes-vous, Tariq Teguia ? commandé par le centre Pompidou à Beaubourg lors de la rétrospective de 2015, le cinéaste s'y présente moins mobile que devenu, en résultante de son geste même, à lui-même un mobile. Formidable agenceur de tous les lieux pour autant qu'ils sont des feux, avec qui toutes les directions aussi éloignées et hétérogènes soient-elles entreraient en connexion depuis les intimes convictions de leur connecteur.

 

 

 

Il y faut un sésame qui enfin peut s'énoncer : communisme, par quoi tout recommencer.

 

 

 

S'autorisant pour une fois même, exceptionnellement, l'éther de la voix-off (il y est question de pictogrammes et de gribouillages, comme surgis d'une enfance archaïque et énigmatique), en préférence pour le trésor, trouvé ou retrouvé, de la « quatrième personne du singulier ». Ni le je biographique, ni le tu dramatique, ni le il romanesque et épique mais, comme l'a relayé Jean-Michel Maulpois à la suite du poète étasunien Lawrence Ferlinghetti, un autre il : celui d'une personne en puissance, nouvelle, contradictoire et potentielle – homo pluralis ou multiplex comme le dirait Bernard Lahire inspiré par Marcel Proust et Luigi Pirandello. Le langage est la maison de l'humanité, le logos son oïkos, et tout un chacun peut y devenir une solitude peuplée.

 

 

 

Un il singulier et pluriel, moins stable que processuel : un il en cours et le film est l'une de ses îles. Un il au sens aussi de plus d'un il : des îles, soit un il à chaque plan et un archipel. Un mobile archipélique pour l'ensemble de tous les lieux hors lieu qui s'habitent et se disent ainsi. Des ferrailles d'attente aux clôture abolies.

 

 

 

 

9 juin 2019 – 2 septembre 2020


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