Saxifrages – quatre nuits blanches (2020)

de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval

Cérémonie secrète

Il y a dix ans, Zombies organisait dans les marges ombragées de Low Life une cérémonie secrète organisée par treize jeunes gardiens des trésors communs de l’humanité, amour et résistance, insurrection et révolution, multitude et égalité, jeunesse et poésie. Depuis, une décennie a passé. Un tunnel qui s’apparenterait cependant davantage à l’Underground Railroad. Zombies revient aujourd'hui avec un nouveau montage resserré, aux arêtes plus vives. Et un nouveau titre : Saxifrages.

 

 

Le film revenant donne à la ritournelle de l’intraitable jeunesse l’éclat smaragdin d’une incarnation nouvelle, désormais accordée à ces plantes sans racines dont le destin offert aux aléas des vents est une douce persévérance doublée d’une imperceptible intransigeance. Ces plantes qui, dans la douceur et la durée, imposent à la dureté des pierres la patience qui saura les faire éclater.

 La poussée saxifrage des images

 

 

 

 

 

« La réalité sans l’énergie disloquante de la poésie, qu’est-ce ? » : c'est la question que pose René Char dans son poème intitulé « Pour un Prométhée saxifrage » (Au-dessus du vent in La Parole en archipel, éd. Gallimard/NRF-coll. « Blanche », 1986 [1962 pour l’édition originale], p. 399-400). La fleur de la question du poète éclot au milieu du bouquet d’autres questions : « les questions des anges qui ont provoqué l’irruption des démons. Ils nous fixèrent au rocher, pour nous battre et nous aimer. De nouveau ». Une orientation n’en est pas moins certaine qui, comme le quignon de pain, fait tenir dans la nuit qui dure le cap fou de l’aurore : « La seule lutte a lieu dans les ténèbres. La victoire n’est que sur les bords », n’est-ce pas Ghassan Salhab ? L’effort est prométhéen qui tient à se soulever contre les dieux qui refusent aux femmes et aux hommes la liberté. L'effort l’est autant quand il s’agit de transfigurer la nuit en perçant de mille trous la voûte céleste pour la tacheter du sens qui reste à venir. Faire constellation comme la peau du léopard une restance.

 

 

 

Nos soulèvements ne sont des constellations prométhéennes que dans la réserve sauvage des puissances saxifrages que n’épuise aucun fracas. Des puissances saxifrages qui, comme l’a relevé Maurice Blanchot lisant et relisant René Char, entretiennent avec le chant de la promesse et du pressentiment le sentiment frémissant du commencement. Même quand approche la fin et qu’elle se fait sentir à ce point. Face à la confiscation aussi sauvage qu'une OPA organisée sur le bel adjectif de saxifrage par Emmanuel Macron qui trahit délibérément une poésie de la résistance en la mobilisant sans vergogne pour justifier la violence et l’injustice du néolibéralisme, Marie José Mondzain a senti la nécessité d’en rappeler l’exigence de radicalité, le rappel ayant valeur de rédemption et de relève. Insister comme elle nous y invite sur « l’énergie saxifrage des images », c’est revenir dans le site intermédiaire où la friche se fait illimitation. C’est entrer dans la zone de liberté, d’imagination et d’indétermination radicale. C’est rendre grâce au hors-champ matriciel d’où faire surgir des opérations imageantes et les cultiver comme on cultive son jardin, comme une jardinière entretient sa « main verte ».

 

 

 

C’est à la marge que fleurissent les images et ce sont dans les marges qu’un film invu, perdu de vue dans le fourmillement électronique des zéros et des uns du langage binaire, arrive à revenir de l’oubli en changeant de nom. Mais c’est pour vérifier déjà que les zombies d’hier n’ont jamais cessé d’être les Prométhée saxifrages qu’ils redeviennent aujourd’hui.

 

 

 

Un zombie nous préoccupe pourtant. Et avec quelle virulence, avec quelle viralité. Un mort-vivant occupe et parasite jusqu’à saturation notre actualité : Covid-19. Parce qu’un virus, comme agent pathogène et auto-organisation de molécules biologiques pour parler comme François Jacob, est une forme de vie minimale et asexuée, ni tout à fait morte ni tout à fait vivante, une forme morte-vivante qui peut infecter n’importe qui et dont la fonction ne consiste en rien d’autre qu'à parasiter le métabolisme de son hôte et s’y répliquer jusqu’à l’épuiser mortellement. Donc le zombie n’aurait jamais autant occupé notre actualité et nous n’aurions jamais été à ce point préoccupés par lui en redonnant pour l’occasion raison à tous les films qui, depuis ceux de George A. Romero, ont vu dans le zombie une figure symptomatique de notre pente catastrophique. Mais l’actualité ressaisie sur son versant obscur et zombique doit l’être aussi, dialectiquement, sur l’autre versant de ses éclaircies, ses poussées qui sont de limoneux verdoiements, des reverdissements faisant forêt.

 

 

 

Donc les zombies d’Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz font retour en figures prométhéennes et saxifrages, spectres à la lisière de l’actuel et du virtuel, toujours, oui, mais désormais aussi plantes sans racines et ouverts aux quatre vents qui défient les dieux, fissurent la pierre et de tout bois font feu. Avec la poussée saxifrage des images, la jeunesse qui vient de loin revient au plus près. D’un côté en dépeuplant un cinéma d’auteur français qui ne cesse pas de réprimer les vaillances de la modernité. De l’autre en repeuplant les ruelles délabrées d’un monde qui n’a plus rien d’autre à faire qu’à finir de finir. Et, finissant de finir moins dans un boum que dans un murmure, revenir à la puissance chuchotante du commencement qui est un recommencement, puissance native et inchoative, puissance naissancielle.

 

 

 

Nos jeunes camarades rassemblés de l’autre côté de l’image montrent alors à quoi nous pouvons ressembler quand nous vivons dans l’attente messianique de « ce jour prévu de haute pluie, de limon vert, qui viendra pour les brûlants, et pour les obstinés ».

 

 

 

 

 

La catastrophe qui nous occupe

 

 

 

 

 

Ce serait après une guerre, ou bien pendant la guerre : la catastrophe, elle est toujours déjà en cours, elle est là et nous précède depuis longtemps. Il n’y a pas d’après pour la catastrophe, sinon la catastrophe elle-même, ses aggravations, ses appels à bifurquer aussi bien. La catastrophe, plusieurs noms ont pu la désigner en particulier : capital-Moloch, chancres bleus de la peste noire de 1348, diamants de cendre chus avec la pluie de mort de Tchernobyl, répression policière des insurgés, déshumanisation des victimes sous le poing des bourreaux fascistes, capture et impasse étatique de l’hypothèse communiste. Une fois posées côte à côte, les ruines concrètes du passage à l’acte (de l’économie restreinte dans l’expropriation et l’inégalité générales, de la raison instrumentale et technique dans la production de l’irradiation atomique, de la politique égalitaire et révolutionnaire dans le totalitarisme), ce qu’il reste alors, c’est la puissance en tant qu’elle est inentamée, la puissance de faire et de ne pas faire – la puissance de ne pas ne pas faire dirait Giorgio Agamben en tant que les réalisations advenues n’en entament ni l’énergie, ni la confiance, ni l’idée.

 

 

 

Une persistance ourlée de l’étoffe des songes à la couleur émeraude. Le rêve de la chose dont le spectre continue de hanter le monde – la puissance comme ressource inépuisable et frappe indélébile du blason de l’infini sur le métal de la finitude humaine.

 

 

 

Être moderne, c’est alors partir de là. C’est en repartir pour toujours y revenir et ne jamais en revenir : occuper la catastrophe au lieu de se laisser seulement occuper ou préoccuper par elle. Mieux, l’occuper, certes, avec les pieds enfoncés dans le réel de la catastrophe, de plus d’une catastrophe, mais aussi la tête perchée dans les nuages d’une puissance qui ne s’y résout pas. L’occupation, on ne s’y fait pas, on l’assume sans réconciliation. Loger dans le réel (centripète) de la catastrophe le point même minimal d’un imaginaire (centrifuge), c’est depuis la dure immobilité qui s’impose faire croître en son milieu minéral le rhizome de la fuite sur place, c’est faire sentir l’énergie prométhéenne et végétale, saxifrage des images. En ouvrant le dedans pour y loger dans les coins un peu de dehors, c'est restituer à la fiction, ici localisée dans des fragments disséminés dans les marges appauvries de notre pauvre réalité, son noyau irradiant de vérité concrète, atopique et utopique, topos et outopos.

 

 

 

 

 

Communs, désœuvrés

 

 

 

 

 

D’abord, il faut circonscrire quelques (non)lieux comme chez Manet. Des ruelles vides et des murs décharnés, les toilettes d’un bar ou d’une boîte de nuit, une eau verte et vive coulant sous un pont, le bout d’une forêt décharnée. Les endroits à l’envers du monde où la catastrophe pourrait se faire entendre depuis les corps qui en parlent moins qu’ils la parlent en étant parlés par elle, de jeunes femmes et de jeunes hommes, d’autres qui sont au milieu du gué du genre, treize comme l’Histoire des Treize de Balzac – une communauté comme un complot, même désœuvrée. Ensuite – mais c’est un même mouvement, l’autre versant tout aussi nécessaire d’un même impératif catégorique –, il faut durant quatre nuits blanches de tournage tirer des plans fragiles sur la comète filante d’un art, même en bout de queue. Le tirage des plans est filage en concernan ceux parmi les plus favorablement disposés à recueillir la cristallisation lacunaire de quelques foyers intenses et secrets de réversibilité entre l’acte (le réel et son dedans) et la puissance (l’imaginaire et son dehors).

 

 

 

Un art, même à bout de force et de souffle : le cinéma. Cinéma épuisé dans son pouvoir de faire faire, cinéma pas fatigué dans ses puissances de ne pas ne pas faire, au plus près de ses puissances qui font son impuissance, dans la garde de ses champs magnétiques et de leurs portées critiques et poétiques, polarisés d’un côté par une secrète mélancolie (persistance du rêve de la chose à demeurer tel), de l’autre par l’utopie concrète (consistance de la chose rêvée qui a été concrètement approchée, du doigt touchée).

 

 

 

Zombies redevenu Saxifrages, donc, ne se contente pas de proposer seulement le nouveau chapitre de la série ouverte des Dialogues clandestins. Comme ce film secret comme un sous-bois ne consiste pas uniquement en la doublure occulte ou l’ombre filée de Low Life. Au contraire, il préfère en décliner certaines intensités sur un versant plus intense et concentré (d’un montage l’autre vingt minutes auront été supprimées), mieux déployée dans la zone liminale où évanescence et hiératisme se superposent comme par surimpression. À Lyon (où a été tourné Low Life) comme à Toulouse (où a été fourbi Saxifrages), dans le monde de l’art contemporain (avec le Collectif Ceremony) en parallèle de celui des salles de cinéma d’art et d’essai désertées quand elles ne sont pas fermées, des figures partagent, ombrageuses et éparses, le beau souci du commun, de l'en-commun. Quand bien même demeurent importantes les forces de la fatigue et de l'ennui, du désœuvrement et de l’entropie. À moins que le désœuvrement ne vienne soutenir, sur un mode cryptique et moléculaire supplantant la vieille organisation molaire et hiérarchique, l’inadmissible stratégie des faibles et des minoritaires pour défaire l’œuvre des forts et des majorités.

 

 

 

Les désœuvrés s’exposent ainsi dans la nuit qui n’est pas celle qui s’oppose au jour mais qui est l’autre nuit où, avec la pensée qui n’a rien d’autre à penser que les conditions de sa possibilité comme de son impossibilité, le jour s’abolit à l’instar du travail aliéné et subordonné. Dans l’autre nuit qui est la nuit sauvée chère à Walter Benjamin, les désœuvrés font forêt en ressemblant irrésistiblement aux hommes-livres de Ray Bradbury. Et ils s’y exposent en ayant la garde, persévérante, douce et intransigeante de ce qui est à tout le monde en n’appartenant à personne – ces communs que sont l’amour et la jeunesse, la révolution et la beauté, l’air que l’on respire et la poésie que l’on ne respire pas moins quand on la lit pour soi ou quand on la récite pour et avec les autres.

 

 

 

Le motif obsédant de la communauté désœuvrée, énoncé ainsi par Jean-Luc Nancy qui répondait alors à Maurice Blanchot, mêle sans jamais en figer les rapports jeunes et migrants sans papiers. Leur trame mouvante se prolonge alors dans le repli amoureux et l’égalité du sommeil en dedans intraitable et opposable au dehors de la loi et c’est ainsi qu’il s’expose avec plus d’évidence fictionnelle comme plus de frontalité documentaire dans Low Life. Saxifrages qui baigne dans une atmosphère de complot, diffuse et moléculaire, qui est toujours déjà celui du film lui-même, préfère de son côté en investir la part d’expérience intérieure en s’aventurant peut-être plus loin encore dans les confins du dedans. Dans la zone où la figuration irisée d’abstraction redonne à penser et respirer à l’époque de l’indistinction grise entre confinement et déconfinement. Ramenée du jardin des morts au cours de « quatre nuits blanches » qui doivent autant aux grandes insomnies dostoïevskiennes qu’à la jeunesse stellaire des films de Robert Bresson des années 1970, l’émeraude dédiée aux plantes saxifrages qui en font éclater la préciosité illumine la nuit intersidérale en luisant du limon du monde. Et chacune de ses faces cristallines fait resplendir le rayon vert d’une pensée et d’une sensibilité commune, à la fois personnelle et impersonnelle, tantôt miroitante comme l’eau vive, tantôt coupante comme un laser.

 

 

 

 

 

Ciné-télépathie

 

 

 

 

 

Le principe d’organisation générale de Saxifrages consiste, et tout à fait décisivement, dans le décollement des corps et des voix. Dès lors, les secondes, telles des voix off qui seraient au fond et au plus profond des voix in, flottent avec une telle intensité qu’elles obligeraient à reconsidérer les premiers, les corps comme des caisses de résonance entre le dedans de la vie subjective et le dehors de la survie objective. Dans le décollement qu’un dos indique avant d’imposer le déphasage du son et de l’image témoignant pour l’« énergie disloquante de la poésie » évoqué par René Char, la personne qui récite est le site figuratif d’une puissance d’énonciation impersonnelle. Et l’auteur cité de s’exposer dans l’anonymat fidèle à l’autre nuit dédiée aux insomnies de l’exigence littéraire et sa pensée. Les figures qui se distribuent dans les images de Saxifrages apparaissent dès lors comme des télépathes d’un genre inédit néo-gothique pour nouvel âge glaciaire. Sur un versant en occupant le site du plan comme elles tiendraient une position de résistance au sein de la catastrophe générale. Sur un autre en proposant le point scintillant qui entre en connexion avec d’autres pour faire une constellation, un poudroiement.

 

 

 

Avec la constellation obtenue, on tiendrait ainsi la carte d’une puissance de considération pour une orientation parmi les ruines du désastre actuel et ses effets de pétrification et de sidération réels. La promesse messianique de l’étoile du matin, faible lueur fossile qui revient de loin pour rouvrir la possibilité de voir un autre avenir – Vénus, étoile pile et face de l’amour et de la révolution.

 

 

 

On pense, ça pense, la catastrophe parle, elle se parle et se dit avec les mots incorruptibles de quelques immortels, parmi d’autres Allen Ginsberg et John Giorno, Mahmoud Darwich et Pier Paolo Pasolini, Robert Walser et Elio Vittorini, Boccace aussi. Et, toujours déjà, Didier-Georges Gabily, l’ami du temps météorique de la Fonderie au Mans à qui Saxifrages est dédié. Ça échange et ça circule, donc, sans rien posséder ni déposséder. C’est vert smaragdin et ça flotte dans l’air comme un éther qui, électrisé par les courants électroniques et spasmodiques d’Ulysse Klotz, relève dans les sueurs froides des effluves narcotiques. Toute une série, tramée tissée, croisée entrecroisée, de réflexions et de récits dans un art rhapsodique (celui d’Élisabeth Perceval, notre Pénélope), et montée avec un art sorcellaire du cadre, de la durée et du rythme (celui de Nicolas Klotz, son Ulysse).

 

 

 

Une prosopopée – le réel de la catastrophe parle mais son inconscient, la puissance qu’elle n’étouffe pas, parle à travers elle aussi – donne à entendre, depuis la maille des intervalles du réel, rien moins que le possible, vent léger, lumière fossile. Face à la viralité multiple du mal, les corps filmés sont des spectres du futur, les gardiens de bibliothèques disparues, les passants et porteurs impersonnels de citations qui sont des esprits volatiles des anticorps.

 

 

 

La cérémonie secrète est une question d’alchimie quand elle fourbit à partir du limon des expériences vécues l’émeraude stellaire garante de leur fragrance poétique.

 

 

 

Alors, le possible survient. Intempestif il revient en innervant la surface membraneuse des plans. Alors, la délirante litanie des monstres jumeaux de l’actuel, Sphinx et Moloch jumeaux de l’État et du Capital, revient d’un hurlement d’Allen Ginsberg ou d’un songe habité de John Giorno pour se faire schizophrénie exploratoire, fugue hallucinatoire, transe libératoire à vertu chamanique. Alors, la hache de Yehuda Lerner revient du soulèvement juif de Sobibor raconté dans le film de Claude Lanzmann pour une danse amérindienne baignant dans un rougeoiement phosphorescent digne de la couverture de l’album Loveless (1991) du groupe My Bloody Valentine. Alors, l’image passée en négatif rouge et noir de l’idée communiste et anarchiste, en exceptionnelle rupture avec le vert d’émeraude tranchant sur la déliquescence acide de l’actuel, fait hospitalité aux conversations sur l’amour et la révolution, les paroles de Marguerite Duras en amicale résonance avec celles du sous-commandant Marcos. Alors, les flots limoneux deviennent un jaillissement sans fin de sang. Alors, une main revenue d’une citation godardienne de Robert Bresson, une bouffée délirante de musique tendance Cold Wave, un récit fantôme digne des Amants crucifiés (1954) de Kenji Mizoguchi, un rêve d’émancipation indigène entrent dans la ronde et, les lèvres étant muettes, relancent à distance (télé) des émotions (pathos) la commune ritournelle : à partir des interstices du réel qui reste (il n’y a qu’un monde), la puissance n’est quant à elle toujours pas en reste (un autre monde est possible).

 

 

 

Depuis Jean Epstein la chose est bien avérée : la télépathie est bien un autre nom pour le cinéma – ciné-télépathie.

 

 

 

 

 

Infracassable noyau de nuit

 

 

 

 

 

Certes, la statufication est le risque qui rôde, qu'elle résulte des processus de réification extérieure ou bien d’un mouvement de tension poétique intérieure qui, par exemple, pétrifie les derniers films de Pedro Costa. Les zombies de Saxifrages n’y céderont cependant jamais, pris qu’ils sont à chaque plan comme site et bloc d’espace-temps ou de mouvement-durée privilégié, happés qu'ils sont dans la longue durée d’un devenir où, tandis que la vie et la mort entrent dans la tombe de leur commune et somnolente indistinction, l’étoffe du cauchemar éveillé peut aussi s’altérer en intercalant les rainures d’un réveil rêvé.

 

 

 

Pour obtenir de tels verdoiements, de pareils éclats smaragdins relevés du limon du monde, il faut un cinéma baigné dans des eaux bachelardiennes (des eaux orphiques et smaragdines qui coulent dans la Garonne comme ailleurs, par exemple dans la Senne des films de Ian Menoyot). Il faut aussi, comme Jacques Rivette l’a montré, savoir s’amuser et comploter (les « treize » encore, au cœur de Out 1 : Noli me tangere). Le cinéma comme télépathie, comme cérémonie secrète aussi. Comploter pour avoir, face au choix des armes, la possibilité de s’intéresser davantage au premier qu’aux secondes. Comploter pour, face à la femme irradiée qui nous regarde droit dans les yeux comme la fière Monika dIngmar Bergman, s’autoriser comme le fait Élisabeth Perceval à entrer dans le cadre et passer, érotiquement, pour lui chuchoter au creux de l’oreille un secret comme un baiser – l’« infracassable noyau de nuit » dont a rêvé André Breton en songeant à Charles Fourier.

 

 

 

C’est peu et c’est beaucoup. Pour toutes celles et tous ceux qui ne veulent en finir ni avec le cinéma ni avec la politique ni avec les deux ensemble, concomitamment mais distinctement, rien n’est plus précieux. Aussi précieux qu’une émeraude frottée du limon du monde et retrouvée en plein cœur de la jungle plate et électronique des connexions, des liens et du streaming. Rien n’est plus précieux en effet qu’une pierre fissurée par la poussée saxifrage des images, une autre pierre de lune et d’orientation dans l’autre nuit où seul dure le doux.

 

 

 

 

 

« Ô nous
Inchangés
Espérant
Ô notre solitude
D’archers
Pauvres en blessantes flèches
D’archers aux arcs enfantins
Ô nous
Ne durerons pas
Mais le trait

 Le trait

Ne se consumera

 Pas »

 

(Didier-Georges Gabily, Chants d’Enfonçures)

 

 

 

 

 

11 juillet 2015 – 11 décembre 2020


Commentaires: 1
  • #1

    Pascaline Simar (jeudi, 25 mars 2021 11:07)

    Bonjour, comment voir Saxifrages aujourd’hui?