Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval,

continuer la tradition des opprimés

Depuis quarante ans Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval construisent, au théâtre puis au cinéma, l'un des regards parmi les plus exigeants et intransigeants jeté sur les ténèbres de notre temps. La rétrospective organisée au Centre Pompidou aura permis de vérifier qu'il y a des regards qui sauvent autant qu'il y a des gestes qui protègent.

Le théâtre probablement, en attendant le cinéma

 

 

 

 

 

D'abord le théâtre. En 1975, Nicolas Klotz est un cinéphile de vingt et un ans, il écoute Soft Machine et Robert Wyatt, il aime Pasolini, Bergman et Godard. Le choc esthétique lui arrive pourtant du théâtre quand il rencontre le grand metteur en scène allemand Klaus Maria Grüber. Au même moment il fait la connaissance d'une jeune comédienne, Élisabeth Perceval, qui a vécu au Québec et travaille alors avec l'auteur dramatique Bruno Bayen.

 

 

 

Après une séance de cinéma où passe Le Diable probablement (1977) de Robert Bresson, l'événement est scellé : l'amour est là comme un grand désir de travailler ensemble, théâtre et cinéma.

 

 

 



Asiles du Mans et de Calcutta,

 

entre théâtre et cinéma – le paria

 

 

 

 

 

Au début des années 80, Nicolas Klotz apprend aux côtés de son père le montage dans les Studios de Boulogne. Il observe, admiratif, Robert Bresson œuvrant sur L'Argent (1983) et Jean-Luc Godard au travail de Prénom Carmen (1983). La lecture d'un article de Serge Daney publié dans le journal Libération et dédié au cinéaste indien Satyajit Ray l'encourage à partir pour un grand voyage en Inde d'où il revient avec son premier film, un documentaire consacré au musicien Ravi Shankar. Il revient aussi avec un spectre dont la morsure ne partira jamais, le paria, dont la figure fixe une hantise, celle d'une humanité subalterne et superflue, qui n'est pas seulement le reliquat d'une vieille société de castes mais également la part d'ombre de la modernité, part maudite et scandale colossal.

 

 

 

À partir de là, Nicolas Klotz multiplie les projets, La Nuit bengali (1988) d'après Mircea Eliade tourné à Calcutta avec l'appui de Satyajit Ray suivi par La Nuit sacrée (1993) d'après deux histoires de Tahar Ben Jelloun. L'expérience de ce second long-métrage de fiction grevée par des lourdeurs de production est calamiteuse. Elle est si malheureuse que son auteur pense alors en avoir fini avec le cinéma. Heureusement, le théâtre est là, toujours. Avec Élisabeth Perceval il fonde la compagnie L'Asile, puis fait une autre rencontre décisive, celle de l'auteur dramatique et metteur en scène Didier-Georges Gabily avec qui ils adaptent Bernard-Marie Koltès. Ils rejoignent plus tard le Théâtre du Radeau de François Tanguy établi à la Fonderie du Mans et montent diverses pièces en sa compagnie, des auteurs contemporains radicaux comme Heiner Müller et Sarah Kane, mais aussi l'historien de l'art Georges Didi-Huberman et le philosophe Jean-Luc Nancy.

 

 

 

 

 

La non-réconciliation au nom de l'émancipation

 

(malgré tout la modernité)

 

 

 

 

 

La curiosité dont font montre Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval est intrinsèque à la radicalité de leur geste artistique. Les matériaux documentaires accumulés pour la mise en scène des dernières pièces, autour des parias urbains et des étrangers clandestins, vont émettre un rayonnement si puissant qu'il va ressusciter un désir de cinéma toujours en convalescence. A l'exception cependant des documentaires réalisés durant les années 90 qui continuent comme une basse continue d'écrire une histoire alternative de cinéma dédiée aux musiques tonalisant les errances et vagabondages de l'âme : Robert Wyatt, part one (1992), Chants de sable et d'étoiles (1996), James Carter (1998) et Brad Mehldau (1999).

 

 

 

Enfin le cinéma. Une première série de trois longs-métrages, Paria (2000), La Blessure (2004) et La Question humaine (2007), qualifiée rétrospectivement de « trilogie des temps modernes ». La fiction y compose transversalement avec le documentaire pour sonder la décomposition avancée de la modernité à l'heure néolibérale qui fait la guerre aux pauvres et aux étrangers plutôt qu'à la pauvreté. Il y faut des formes, qui aident à penser l'impensable en se confrontant à l'intolérable, et elles sont là. C'est ainsi que Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval déploient une sensibilité à fleur de peau en ayant su tirer de grandes leçons du meilleur cinéma, John Cassavetes et Maurice Pialat, John Ford et Robert Bresson, Fritz Lang et Claude Lanzmann. Et Charlot, partout, qui est le frère jumeau de Franz Kafka, l'écrivain juif qui est le grand penseur du 20ème siècle en étant celui de la honte.

 

 

 

Naufragés sociaux du faste des fêtes parisiennes de l'an 2000 (Paria), exilés retenus de force, brutalisés et voués à l'invisibilité (La Blessure), managers découvrant la proximité fatale de la rationalité économique avec la fabrique industrielle des cadavres (La Question humaine). Les opprimés s'exposent au risque de la plus grande vulnérabilité mais c'est, pour parler comme Walter Benjamin, qu'ils incarnent les sans espoir grâce auxquels l'espoir nous est à tous redonné. Les maîtres sont de leur côté désorientés en découvrant, éberlués, la langue morte qui continue de s'écrire dans les manuels de gestion des ressources humaines.

 

 

 

La modernité garde encore dans ses plis de ténèbres l'étincelle rédemptrice de l'émancipation pour peu seulement que l'on tienne bon en refusant avec elle toute forme de réconciliation. La modernité vaudrait donc encore la peine si elle est brossée à rebrousse-poil en adoptant la focale de la tradition des opprimés.

 

 

 

Un triptyque, trois grands films : le cinéma français des années 2000 aurait été moins digne s'il ne pouvait pas compter sur ceux-là.

 

 

 

 

 

Le génie créole des peuples transatlantiques,

 

un soleil

 

 

 

 

 

Paria avait été tourné en vidéo basse définition DV. Avec Low Life (2011), le numérique HD arrive dans le cinéma de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval mais c'est aussi une nouvelle crise qu'affrontent des réalisateurs dont le film est incompris par une critique qui ne comprend rien à l'alliance vaudoue des nomades et de la jeunesse, avec ses sans-papiers zombies et son amoureuse comme une nouvelle Antigone. Cette crise n'est pas leur première épreuve. Sa virulence critique exige spécifiquement une nouvelle bifurcation, elle appelle à travailler de nouvelles enfonçures pour citer l'ange Didier-Georges Gabily passé si tôt, décédé en 1996 à l'âge de 41 ans.

 

 

 

Si le théâtre est une époque terminée, un certain cinéma aussi qui oblige à se refaire un regard en allant se faire voir ailleurs, notamment au Brésil avec Mata Atlântica (2016) et dans la jungle de Calais pour un diptyque de haute volée, L'Héroïque lande, la frontière brûle (2017) et Fugitif où cours-tu ? (2018). Il y a aussi des films-fantômes qui reviennent d'entre les limbes du web et se réincarnent à l'instar de Saxifrages, quatre nuits blanches (2020). L'art contemporain abrite également des expérimentations atypiques, parmi lesquelles Collectif Ceremony (2013), qui préfigurent l'hybridation des travaux en cours d'un geste en constante recréation, un cinéma mutant à l'écoute hypersensible des failles et battements du monde.

 

 

 

L'époque contemporaine est celle d'un obscurcissement accentué, état d'exception sécuritaire qui est la règle d'une idéologie identitaire aussi destructrice qu'une maladie auto-immune pour le système immunitaire. Contre cela, les cinéastes travaillent à faire apparaître de nouvelles constellations, à faire émerger d'autres archipels. Leurs derniers films repoussent ainsi la frontière entre fiction et documentaire dans le soin donné à notre propre étrangeté dont les anges gardiens sont les étrangers. Ce soin qui caractérise des images comme autant de cristaux d'intensité, autant de poignées de mains échangées autour d'un brasero de fortune bricolé.

 

 


Nous disons révolution, nouvel opus épique tourné depuis six ans entre Brazzaville, Barcelone et Saõ Paulo et monté en Normandie est une cérémonie païenne et secrète, vaudouisme afro-futuriste. Projeté en ouverture de la rétrospective de Pompidou, ce long-métrage de 126 minutes suit à la trace les démons de l'esclavagisme et la colonisation au nom du génie créole des peuples transatlantiques. La poétique de Nous disons révolution ? Une cosmopolitique afropolitaine. La créolité chantée par la poésie d'Édouard Glissant est une samba dédiée au candomblé, elle y prend aussi le visage d'une petite gamine brésilienne, inoubliable. L'apparition tient de la surrection, du volcan naissant au milieu de l'océan.

 

 

 

Cette petite fille, c'est Néfertiti, c'est Vénus, étoile du matin. C'est un soleil rimbaldien transfigurant la nuit de l'époque et le méridien qu'elle attrape du regard est fidèle à l'enfance nécessaire à refaire humanité, cette promesse qui est l'aurore que chacun-e porte en soi.

 

 

 

3 décembre 2021


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