L'Homme qui penche (2020) de Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury

Si le grain demeure

Le poète ne devient pas un fantôme après sa mort ; spectral, il l'est toujours déjà, écrivant. Voilà l'une des discrètes beautés dispensées par L'Homme qui penche dédié à Thierry Metz. Une autre beauté du film dévoile dans le manœuvre le paysan qu'il aura toujours déjà été, étant comme poète le gardien secret de la maison du langage et de l'être. Étant aussi bien le témoin d'une condition prolétaire dont l'urgence matérielle a toujours conditionné l'impossibilité pratique de la parole poétique.

 

S'il arrive au film de dévisser quand les moellons construisent autour de la maison de repos le mur d'un mémorial consacré, le grains demeure, celui du vers qui est la demeure du poète, celui de la paix dont les pages s'écrivent dans les paysages et les plans protégeant les vivants contre les morts et les morts contre les vivants.

 « On n'est convié à rien puisqu'on n'a pas de mots.

 Que des outils...

 C'est tout.

 

Écris ton poème maintenant. »

 (Thierry Metz, Le Journal d'un manœuvre, éd. Gallimard-folio, 1990, p. 59)

 

 

 

 

 

Le séjour, le passage

 

(le poète est mort, partout sa poésie)

 

 

 

 

 

Dans L'Homme qui penche les maisons indiquent qu'il y a avec le séjour dont elles accueillent la condition le passage dont elles organisent la transition. Il y a déjà la maison que construisent les manœuvres sur un chantier pareil à ceux qu'a bien connu l'auteur du Journal d'un manœuvre à qui le film est dédié. Cette maison, on ne saura pas qui l'habitera. On comprend cependant qui l'ouvre avec ses mains, le manœuvre sous l'injonction du contremaître qui en habite moins la réalité que la possibilité. Le travailleur invisible est l'habitant fantomatique du possible, une hantise que la réalité tente de conjurer en l'écrasant d'effectivité. Il y a aussi la maison au bord de la route dont les ruines abritent d'autres fantômes, Vincent l'enfant renversé par un camion et trépassant dans les bras de son père. Le décès d'un enfant est un drame, une dévastation. C'est une tragédie quand on a longtemps cru à la relève qui n'est jamais venue. Il y a encore la maison de repos, le centre psychiatrique de Cadillac où Thierry Metz y a écrit L'Homme qui penche parmi ses pairs, ces autres roseaux pensants poussés par les grands vents du dehors, folie ou mal de vivre.

 

 

 

Trois maisons, autrement dit trois demeures où le séjour pour le repos marque un seuil entre ce qui passe et ce qui reste, ce qui ne passe pas, repasse, revient et insiste, entre aussi la condition de possibilité et l'impossibilité qui est un autre nom pour la réalité, le plus terrible. En arrivant à Cadillac en octobre 1996, le poète plus fragilisé que jamais écrit ceci, premier des 90 poèmes composant le recueil de L'Homme qui penche : « C’est l’alcool. Je suis là pour me sevrer, redevenir un homme d’eau et de thé. (...) Je dois tuer quelqu'un en moi, même si je ne sais pas trop comment m'y prendre. Toute la question ici est de ne pas perdre le fil. De le lier à ce que l'on est, à ce que je suis, écrivant. » Thierry Metz s'est donné la mort le 16 avril 1997 à Cadillac. Il avait 40 ans.

 

 

 

Trois maisons, ce sont les trois premières et elles se voient. La quatrième maison se voit moins qu'elle fait voir. La quatrième maison donne à voir quand la condition du voir est l'oreille : c'est la poésie de Thierry Metz dont des fragments sont lus off d'une voix douce et égale par Olivier Dury, coréalisateur avec Marie-Violaine Brincard de L'Homme qui penche. Le poète est mort et sa poésie est partout, des plans en attestent dans la variété des points de connexion entre l'image et le son comme dans la variabilité des correspondances suscitées. La raison pour qu'elle soit partout ne tient pas à la mort du poète mais à son absence dont l'écriture est garante, elle qui parle pour lui, l'écrivain tenu au mutisme de la poésie qui demeure son secret. Le secret du grain gardé par-devers soi est aussi le grain de la poésie sauvé du labeur dont l'obligation la fait passer pour nulle, inconsistante, inutile.

 

 

 

Le poète ne devient donc pas un fantôme après sa mort ; spectral, il l'est toujours déjà, écrivant. Voilà l'une des discrètes beautés dispensées par L'Homme qui penche.

 

 

 

 

 

La demeure, le vers

 

(bayt)

 

 

 

 

 

Les champs de culture composant les territoires agricoles de Lot-et-Garonne montrent alors qu'il y a ensemencement aussi par la parole poétique. Qu'il y a encore des grains épargnés dans le grainetier du poète, le grain secret des paroles écrites et interdites qui témoignent pour l'esprit de l'homme, qu'il soit manoeuvre exploité ou mentalement déséquilibré. La poésie égalitaire des paroles muettes fait dévisser les séparations et les hiérarchies entre labeur et loisir, entre raison et folie. Le manœuvre habite ainsi la possibilité de la maison en participant à sa construction comme il est le poète habitant la poésie dont la possibilité a pour condition ce qui réellement la nie, le travail subordonné, la douleur qui mine, la corvée qui épuise. L'homme qui penche, c'est le poète qui extrait de sa condition de manœuvre la poésie qu'elle est censée interdire, c'est le sujet en souffrance psychique autant que le travailleur sur le chantier, c'est l'homme qui marche dans la forêt et qui s'avère être Thomas, l'un des fils de Thierry Metz.

 

 

 

C'est L'Homme qui penche de Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury aussi. Malgré la fermeté de sa composition, le film des maîtres de chantier penche en effet, il dévisse autrement quand l'emporte sur les rencontres épiphaniques du réel et de la parole poétique la construction d'un mausolée s'apparentant à un mémorial consacré. Parfois trop loin (le chantier), parfois trop près (le centre hospitalier). La retenue et la distance ont pour dangers l'affectation dans la rétention, jamais toujours évitée. Tantôt les plans s'accumulent comme des moellons et l'envie consiste alors pour le spectateur retors à faire le mur, tantôt la prosodie est appliquée en finissant par neutraliser la différence de potentiel nécessaire au surgissement des intensités. Thierry Metz est un grand poète, et si lucide que certains passages ont une valeur critique s'exerçant y compris sur le film qui lui est donné. C'est le cas en effet quand il évoque « 36 chemins qui ne mènent nulle part » et il y a des plans qui sont des impasses quand valeur documentaire et valeur poétique se touchent moins qu'elles s'illustrent avec une réciprocité qui est un éteignoir à tout tremblement.

 

 

 

L'Homme qui penche aurait peut-être mérité un resserrement qui aurait su davantage rendre grâce à la hantise qu'il y a dans tout séjour, aux inquiétudes qu'il y a dans tout travail comme dans tout repos, à la poésie dont la mutité résiste aux explicitations du visible et de l'audible. Il n'empêche. Dans l'anthologie La Terre nous est étroite et autres poèmes traduite en français par Elia Sanbar, Mahmoud Darwich rappelle ce fait essentiel qu'en arabe un mot, bayt, dit à la fois la maison dans son sens générique et dialectal et, dans une acception plus localisée et savante, le vers poétique. Si ces deux mots se distinguent au pluriel, ce n'est pas le cas au singulier. Un même mot pour dire le vers et la maison, bayt dont la racine vient de bâta signifiant coucher, passer la nuit. Le film de Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury se soustrait de justesse au mémorial en préférant la maison de repos, autrement dit la poésie avec laquelle dormir en passant la nuit.

 

 

 

Le cinéma montre alors à la croisée des chemins de ce qui se dit et ce qui se voit sans rien dire que la poésie est la maison mobile des poètes, ces sans-abris. Cette maison est la nôtre quand menace la fatigue. Une maison de berger, le refuge d'une salle de cinéma donnant asile aux travailleurs qui savent ne pas manquer d'esprit.

 

 

 

 

 

Le pays, la paix

 

(pagus)

 

 

 

 

 

Le repos c'est la paix. Se donner la mort est une façon d'avoir la paix, façon terrible, impossible. Tous les plans offerts dans le film à la culture des champs de Lot-et-Garonne ainsi qu'à leurs cultivateurs sont des plans qui inspirent et respirent la paix. Dans le mot de pays on reconnaît le pagus des latins, moyennant quoi il y a dans la même constellation sémantique la paix des paysans et la page que cultivent ceux qui savent qu'en écrivant ils viennent après eux. Il y a la paix des champs qui servaient aux vivants à enterrer leurs morts et il y a le repos des pages dont les plans continuent à écrire l'histoire, l'histoire d'une culture qui n'a rien à voir avec les industries culturelles et tout à voir avec la paysannerie qui est notre avenir, l'origine toujours devant nous à l'ère de l'anthropocène. C'est une autre beauté de L'Homme qui penche qui montre dans le manœuvre le paysan qu'il aura toujours déjà été, étant le poète d'une condition prolétaire dont l'urgence a toujours conditionné l'impossibilité pratique de la parole poétique.

 

 

 

Si le grain demeure, c'est alors celui du secret de la poésie comme maison de l'être et Thierry Metz en aura été un gardien en dévoilant au manœuvre, autrement dit au prolétaire la vérité poétique à laquelle il participe. Si le grain demeure, c'est parfois en volant. C'est le premier plan du film, sublime, qui témoigne d'un long apprentissage du regard en accueillant dans un champ environné d'une brume matinale et cotonneuse, et son arbre solitaire en plein milieu, les oiseaux qui se posent sur d'imperceptibles fils électriques en faisant comme une portée musicale. Et c'est son dernier plan qui répond au premier quand le vol piqué d'un autre oiseau succède à une sorte d'immobilisation en plein ciel, hallucinatoire, avant d'indiquer la présence de deux arbres, l'un petit et l'autre plus grand.

 

 

 

La tombe d'un père et de son fils, une stèle vivante pour l'immortelle poésie. Le repos qui est dans le paysage. La paix d'un pays dont la longue culture paysanne a encore de quoi nous prémunir contre les vautours de la guerre civile.

 

 

 

S'il arrive au film de dévisser quand les moellons construisent autour de la maison de repos le mur d'un mémorial consacré, le grains demeure. Le grain du vers qui est la demeure du poète, son pays, celui de la paix dont les pages s'écrivent dans les paysages protégeant les vivants contre les morts et dans les plans qui les prolongent en donnant également protection aux morts contre les vivants.

 

 

 

 

 

« On aura fini dans les temps.

 Voilà.

 C'est tout ce qu'on peut dire.

 Ici. »

 (Thierry Metz, Le Journal d'un manœuvre, ibidem, p. 122)

 

 

 

21 décembre 2021


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