Mandibules (2020) de Quentin Dupieux

Fly-tox

Deux copains tombent par hasard sur une grosse mouche de la taille d'un chien. L'un des deux persuade l'autre de la dresser afin d'en faire plus qu'un animal de compagnie. Le plus drôle est que ça marche mais il n'est pas dit que le plus drôle ne soit pas aussi le début du plus terrifiant.

 

Quand le cinéma domestique se confond avec à la domestication du cinéma, une grosse mouche s'apparente à un bon gros toutou. C'est aussi une machine molle, déjà un drone, bientôt une arme de guerre. Et puis, une mouche à merde, même énorme, reste une mouche à merde. La seule différence étant qu'elle est plus grosse.

Le cinéma est un art des fantômes du permanent, autrement dit du présent fantomal. Depuis que le cinéma est lui-même affecté d'une spectralité inédite liée au choix gouvernemental de la fermeture des salles, les films errent comme des âmes en peine dans un temps limbique et intervallaire. Un temps suspendu qui va en s'étendant toujours un peu plus chaque jour, au-delà des limites initialement prescrites (il est question désormais d'une réouverture prévue pour avril prochain).

 

 

 

La décision gouvernementale incluant les théâtres et les musées, mais pas les bibliothèques, est en apparence si irrationnelle qu'elle paraît moins avoir été décrétée pour parer aux effets de la crise sanitaire que pour mettre en crise une industrie pourtant lucrative afin d'accélérer le changement de son époque technique. Depuis le 30 octobre 2020, la diffusion erratique s'est donc substituée à l'agenda programmatique des projections. Moyennant quoi, l'arrêt de l'exploitation en salle des films profite automatiquement aux plateformes en ligne de visionnage et de téléchargement. Jean-Louis Comolli y est récemment revenu : l'interruption du dispositif de projection met à mal un fondement de l'expérience cinématographique que ne peut compenser sa variante audiovisuelle et domestique qu'est la diffusion sur écrans plats et portatifs.

 

 

 

Dans l'actuel contexte, le cinéma n'aura donc jamais été aussi spectral, aussi peu partagé comme expérience partagée, collective et publique. On peut cependant voir clignoter quelques films fantômes dans le désert nocturne et électronique du streaming et ses confins magnétiques, légaux et illégaux. Films phalènes, films lucioles, films vers luisants ou mouches de feu. C'est le cas de Mandibules qui n'aurait pour rien au monde voulu jouer la mouche du coche mais dont le bourdonnement a réussi cependant à ne pas être complètement étouffé par le bruit blanc émis par la grosse araignée du web.

 

 

 

 

 

Bourdonnements maison

 

 

 

 

 

Au fond, la crise va plutôt bien au cinéma de Quentin Dupieux et son neuvième long-métrage ne fait pas exception à la règle. En effet, ses films s'acoquinent aisément de l'évanouissement des frontières entre les différents dispositifs audiovisuels, diffusion vidéo et projection cinématographique. La durée relativement courte de ses films, un humour absurde et non-sensique qui vient davantage de la télévision que du cinéma, des narrations minimalistes reposant sur les principes postmodernes de la boucle et de la série, un jeu avec des formes ciné remâchées par la télé donnant l'impression de les avoir prémâchées, des espaces amorphes et atopiques où coïncident la Californie résidentielle et la France périphérique, des distributions hétérogènes mêlant le centre du cinéma français avec les marges de la télé et ses nouvelles terminaisons ou périphéries vidéo, une façon roublarde de rappeler la proximité esthétique de l'art conceptuel avec la technique publicitaire : on soulignera sans forcer le caractère fondamental des premières expériences artistiques du bonhomme, entre clips pour « Midi-Minuit » de Michel Gondry et tubes machinés sous le sobriquet de Mr. Oizo dans ce genre de musique techno qui porte si bien son nom, House.

 

 

 

Avec Quentin Dupieux on reste toujours à la maison, même quand on allait voir ses films au cinéma. Deux exemples parmi d'autres en attestent. Réalité (2014) n'avait pas d'autre réalité que celle d'avérer, certes laborieusement, la dissipation du différé caractéristique de la temporalité cinématographique, au profit du simultanéisme du direct dont la télévision s'est fait le chantre avant que les télécommunications ne lui emboîtent le pas qui est celui de la synchronisation. Au poste ! (2018) possède jusque dans son titre une valeur déclarative et programmatique : le poste avant d'être de police est en première et dernière instance de télévision. Voir un film de Quentin Dupieux projeté sur un écran de cinéma c'est admettre avec le renversement des généalogies que le cinéma est un produit de la télévision. Voir l'un de ses films sur son écran domestique consiste donc à reconnaître l'affadissement progressif d'un art auquel on a déjà commencé à faire le deuil comme le chien de Wrong (2012), le chef-d'œuvre moins secret que discret de Quentin Dupieux, ne revient à son propriétaire que pour lui avoir donné le temps nécessaire à lui apprendre à vivre dans la possibilité impossible de son absence à venir.

 

 

 

Un chien manque à son propriétaire et plus rien n'a de sens, totalement : Wrong. Une mouche dressée revient à son propriétaire comme un chien et cela fait sens, absolument : Mandibules. La différence entre les deux films est la différence entre un jappement et un bourdonnement, c'est une différence, certes, mais à peine finalement. Le truc de Quentin Dupieux autour duquel il tourne obsessionnellement, c'est l'infra-mince, entre ciné et télé, entre sens et non-sens, entre comédie absurde et l'inquiétude que sécrète un familier désertifié. Mandibules n'a pas grand-chose à raconter, comme d'habitude, mais ce peu intéresse au bout du compte quand même, comme à l'arrachée : la domestication a des bourdonnements vaguement marrants et distrayants qui, cependant, deviennent inquiétants en indiquant aux maîtres de la domestication qu'ils en sont aussi les sujets inconscients.

 

 

 

 

 

Aux machins de l'allégorie, les bidules de la littéralité

 

(« On n'attire pas des mouches avec du vinaigre »)

 

 

 

 

 

L'infra-mince, Marcel Duchamp en a fait l'éloge en 46 notes compilées en 1980 par Paul Matisse et Quentin Dupieux embraie à sa façon en tentant de bidouiller des courts-circuits à seule fin qu'ils soient aussi des circuits courts, littéralement. Le meilleur moyen, par conséquent, de ne pas interpréter ses films qui se dérobent mollement à leurs herméneutes (ce sont des machines molles, on y reviendra) consisterait précisément à préférer aux machins de l'allégorisme les bidules du littéralisme. Par exemple, l'obsession s'enroule dans un pneu qui s'expose comme la forme d'une compulsion de répétition à l'ère industrielle et son désert : Rubber (2010). Freud et Dunlop dans le même bateau qui est une toute petite coquille de noix. Autre exemple (à la noix), l'obsession compulsive se fixe sur une veste en daim dont la fétichisation a pour supplément la vidéo et comme envers la désertification du monde qu'elle documente par la bande, décimations animales, dépeuplements, déboisement : Le Daim (2019). Concernant Mandibules, on ne s'étonnera donc pas que l'on reconnaisse, entre autres bourdonnements domestiques, l'avertissement suivant : la grosse mouche a des chiures qui rendent hystériques l'actrice canonisée de l'hystérie caractéristique du cinéma français et son naturalisme (Adèle Exarchopoulos chez Abdellatif Kechiche).

 

 

 

« On n'attire pas des mouches avec du vinaigre » : l'expression est connue, proverbiale mais non moins fausse quand on pense à ce genre d'insecte qu'est la drosophile, ce diptère que l'on surnomme à juste titre la mouche du vinaigre en raison de son attirance pour les matières fermentées et volatiles. Il n'y a aucun vinaigre dans Mandibules mais des tons pastels, bleu, jaune et rose, qui conviennent à la drosophile parce que, étymologiquement, la mouche du vinaigre est l'insecte qui aime la rosée. Aucun ressentiment mais de gentils idiots sans le sou (Grégoire Ludig et David Marsais, duo comique du Palmashow venu du web) qui échappent à l'hystérie des jeunes gens habitant la résidence estivale du cinéma (Adèle Exarchopoulous, India Hair et Coralie Russier). Le monde est toujours un désert mais la lumière méditerranéenne du Var en adoucit cependant les contours habituels. La pulsion naturaliste travaille au ventre (Manu et Jean-Gab ont souvent la dalle) mais, exceptionnellement, la mort n'advient qu'en s'attaquant à un petit cabot de rien du tout. La mouche normalement attirée par l'odeur des cadavres se soumet, bon toutou qu'évidemment elle est, à l'amitié des copains qui est inattaquable, sans mortification, incorruptible. Sublime (mais littéralement : ce qu'il y a de plus haut mais sous la lune).

 

 

 

Pas d'allégorie, rien que du littéral : la mouche est moins un machin qui signifierait autre chose que lui-même qu'un bidule qui se communique lui-même. La mouche c'est le film, une machine molle et domestique, si bien domestiquée qu'elle rapporte les bananes à son dresseur, étonné que le dressage ait finalement marché qu'il nous regarde, stupéfait sûrement, hébété mais éploré aussi bien. Machine molle est en passant le nom de l'une des deux boîtes d'effets spéciaux ayant travaillé sur Mandibules. Le mélange d'effets numériques et mécaniques, incluant la présence du marionnettiste anglais Dave Chapman déjà derrière le robot rigolo BB-8 dans la dernière trilogie Star Wars, est approprié à un film dont les bourdonnements font entendre le bruit de fond vague de toute domesticité. Le cinéma de Quentin Dupieux est une manufacture artisanale (comme Jacques Demy le réalisateur est fils de garagiste en bricolant directement derrière l'image et le montage de tous ses films). C'est une petite entreprise de machines molles invitant le spectateur à s'en faire l'expérimentateur non pas dur mais léger, petite mouche attirée par les chiures d'une plus grosse que lui. Sauf qu'après William Burroughs et David Cronenberg, la machine molle avoue un certain état du cinéma dont le métabolisme est dilué dans les canaux gastriques de la télévision à l'époque d'Internet.

 

 

 

Si la mouche, qui vient après le pneu, le chien et la veste en daim, c'est toujours le film, le vinaigre n'est autre que le cinéma quand il est toujours plus fermenté et volatil. Au risque assumé que la fermentation débouche sur la volatilisation, la dissipation, la disparition. Les machines du post et les bidules du méta indiquent alors ce qu'il en est et reste du cinéma dont les métastases font un compost bon pour les mouches qui peuvent rater le coche de la projection en ne ratant rien du coche de sa diffusion domestique qui est celui de sa domestication, fin navrante de sa sauvagerie (voilà l'inquiétant sécrété par le familier).

 

 

 

 

 

La communication contre elle-même

 

(cinéma domestique, cinéma domestiqué)

 

 

 

 

 

Le sens intéresse peu Quentin Dupieux. Plus sûrement l'intéresse la condition de possibilité du sens (dont le non-sens est un nom depuis Lewis Carroll et les relectures deleuziennes). Non film est la condition de possibilité du film : Nonfilm (2001), le premier des films n'est pas qu'une potacherie d'adulescents mais un programme esthétique aussi minimaliste que radical. La condition de possibilité (d'un film et de son sens) est le transcendantal dont les formes schématiques sont tantôt un pneu, tantôt un chien, tantôt une mouche, tantôt une veste en daim. Avant l'immanence du sens vient le transcendantal de sa possibilité. Avant la musique qui sort des enceintes, on entend le larsen produit par le branchement d'un câble : ce bourdonnement est le bruit de fond de Mandibules et sa mouche la possibilité pour ses propriétaires d'en faire un drone vivant, autre machine molle (drone signifie en anglais faux bourdon).

 

 

 

Dans un film de Quentin Dupieux, le sens n'est possible que parce que le cinéma est redevenu une possibilité à l'époque de son impossibilité pour raison sanitaire décrétée. C'est cela qui se communique, non pas le sens mais sa possibilité, non pas la communication mais la communicabilité elle-même. Par exemple un geste d'adultes demeurés (des gamins) qui apparaît comme un secret aux adultes qui se mentent à eux-même en se croyant un peu plus adultes : l'accord dans le geste des mains qui s'emboîtent en s'amusant à pasticher un affrontement entre taureaux est une pure communication sans autre fonction que de se communiquer elle-même (« Taureau » se substitue au « Bottine » de Steak en 2007). Les imbéciles s'entêtent à chercher un sens là où il y a communicabilité, « pure médialité » dirait Giorgio Agamben. Mandibules ne montrerait pas autre chose alors que la connivence des gamins que nous serions d'autant plus restés dans l'extension de la sphère de la domesticité, ce cocon dont le cocooning est l'idéologie et qui est une domestication de l'être à une époque qui est intervallaire, c'est-à-dire larvaire.

 

 

 

Obsessions fétichistes qui tournent en rond, mondes désertés et désertifiés, images sans autre profondeur que leur littéralité : on pense beaucoup au cinéma de Marco Ferreri, avec ses objets qui capturent le vide des désirs (une petite voiture dans La Petite Voiture en 1961, un ballon dans Break-up, érotisme et ballons rouges en 1965, un revolver dans Dillinger est mort en 1969, un porte-clés dans I Love You en 1986), aussi avec cette manière de faire que l'absurdité soit un court-circuit s'interposant entre les acteurs et leur statut de vedette. Il y a pourtant une différence notable, et qui ne relève pas de l'infra-mince : le cinéma de Marco Ferreri s'était branché sur le hors-champ historique de la contre-culture et du gauchisme, celui de Quentin Dupieux ne l'est sur rien, post-cinéma pour la post-histoire. Le nihilisme est un désert qui a avancé mais son savoir aussi même si Quentin Dupieux sait un peu trop ce qu'il fait en faisant de ses machines molles des bidules qui ne mènent à rien sinon au rien d'une volonté de savoir qui vaudra toujours moins que la condition de possibilité du sens, ce transcendantal qui est aussi celui de l'amitié.

 

 

 

Mandibules mâche et remâche ce qui reste d'un cinéma prémâché, sérialisé (doubles et sosies figurent l'horizon du clonage) et fermenté (la décomposition est celle du même). Après tout, rien n'est anormal, une mandibule est l'os d'une mâchoire inférieure et la racine mando signifie donner la main (les mâchoires inférieure et supérieure forment comme une poignée de mains) : de la mouche au taureau il n'y a qu'un geste amical en forme de raccord animalier et enfantin, ponctué par un vélo crosse en forme de licorne. D'un côté, cela donne les dentiers en diamants conservés dans la mallette que Manu et Jean-Gab remettent au maître d'une luxueuse villa, après être passé de la caravane de Bruno Lochet (acteur des Deschiens, cette pastille télévisuelle qui annonce à sa manière le Palmashow) à à la résidence estivale du jeune cinéma français (avec une dissonance notable, la présence du rappeur belge Roméo Elvis). De l'autre, on a la pâte morte des réflexes langagiers qui alourdissent la langue des copains, la bouche toujours plus lourde que le signe manuel de l'amitié qui reste toujours branchée, quoi qu'il arrive. Dans l'intervalle des langues mortes et des prothèses dentaires, s'affirme la communicabilité incarnée de l'amitié dont un film se fait l'écho en s'amusant de la bizarrerie que provoque dans la résidence estivale du cinéma français et ses malentendus la présence des vrais amis, eux qui viennent du web en ne se contentant pas seulement de le fumer.

 

 

 

 

 

Gros toutou et arme de guerre

 

 

 

 

 

Le cinéma qui s'épuise dans la désertification de ses prolongements télé-technologiques retrouverait avec la condition de sa possibilité le transcendantal de son salut : c'est peut-être ainsi qu'il retrouverait plus que de la bizarrerie, mais bien davantage de la sauvagerie – de la « sauvagèreté » comme aujourd'hui Frédéric Neyrat le proposerait. Que Mandibules soit dès lors visible dans la jungle sauvage du streaming illégal relèverait peut-être d'une forme de sauvagerie qui, de loin, sied encore au cinéma. Parce que l'inquiétant commence vraiment avec le dressage en vérifiant que la domesticité est une domestication.

 

 

 

On imagine Quentin Dupieux redouter ses spectateurs quand ils se veulent les herméneutes de ses films au point de s'en croire les dresseurs. Le non-sens se comprend ainsi comme une invitation sauvage au sens autant qu'une résistance à la signifiance, le sens en tant qu'il se soustrait au signifiant et dont le reste est une restance. C'est un peu le côté « Fly-Tox » du cinéma de Quentin Dupieux. On rigole en repensant à ce qu'en a fait Hergé dans les aventures de Tintin mais la rigolade se fige un peu en jetant un œil sur la réalité du tueur d'insectes célébré dans la réclame des années 30 : les mouches sont peut-être plus grosses qu'on ne le pense mais elles restent inoffensives ; redoutables en revanche sont les produits chimiques dont la toxicité aurait fait plus de mal aux êtres humains qu'aux diptères. Redoutable est encore le cinéma domestiqué, cette grosse mouche qui ramène gentiment des bananes comme son propriétaire le lui a demandé. Fin du cinéma, fin de l'art, fin de la sauvagerie quand une œuvre qui communique quelque chose livre d'abord la communication de son dressage, de sa domestication servile.

 

 

 

La mouche est un bon toutou, oui ; c'est aussi une machine molle, déjà un drone, bientôt une arme de guerre. Et puis, une mouche à merde, même énorme, reste une mouche à merde. La seule différence étant qu'elle est plus grosse.

 

 

 

19 mai 2021


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