La grande force d'Onoda tient à ce que son ampleur, rarissime dans le cinéma français actuel, ne vaut pas pour elle-même en ayant l'obéissance pour interrogation de fond et le devoir pour fond sans fond. Si le film d'Arthur Harari frôle les trois heures, c'est moins pour marquer un goût convenu pour la fresque forcément appropriée au genre du film de guerre que pour consigner dans la durée des années passant l'épreuve existentielle d'un homme qui a tenu coûte que coûte à l'enseignement reçu et au code moral qui en constitue le socle. Le devoir est la norme désirable des sociétés fortement autoritaires et hiérarchisées ; c'est aussi un hiatus de la subjectivité, un délire pour qui tient fermement à la loi morale qu'il y a dans son cœur en s'y enfermant comme dans une prison à ciel ouvert, une parenthèse hors de l'Histoire qui est une bulle de temps à l'état pur.
Serment
Hirô Onoda a prêté serment : il a juré. Un serment, on s'y consacre comme on se voue à une divinité. Un serment c'est sacré. Comme il a échoué à être le kamikaze offrant en sacrifice sa vie à la gloire de l'empereur, il est devenu l'expert en guérilla qui doit conserver sa vie coûte que coûte. Seul son instructeur à l'école de la guerre secrète, celle de la 33ème compagnie à Futamata en annexe de l'école de Nakano, le major Taniguchi, peut donner l'ordre de le relever de son commandement en mettant un terme à ses opérations militaires sur l'île de Lubang située dans l'archipel des Philippines. L'ordre est bien venu mais il a pris son temps, tout son temps. L'ordre est bien arrivé mais tardivement et la guerre est finie depuis longtemps, tellement longtemps qu'elle aurait oublié l'un de ses derniers gardiens. Quand Hirô Onoda dépose les armes en mars 1974, c'est quasiment trente années après la capitulation du Japon en août 1945. 10.000 nuits passées dans la jungle philippine l'auront été avec un retard considérable, un différé qui a duré jusqu'au délire en n'entament cependant jamais le sens du devoir d'un homme qui est l'un des derniers sinon le dernier « traînard » confirmé de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale.
L'histoire de Hirô Onoda est formidable, passionnante en diable. Elle a été racontée en 1974 par Bernard Cendron et Gérard Chenu et plus récemment par Onoda lui-même. La guerre et son cortège d'absurdités ont été abondamment représentés au cinéma et Onoda ne peut s'éviter de faire penser à des films aussi différents que Fièvre sur Anatahan (1953) de Josef von Sternberg et Feux dans la plaine (1959) de Kon Ichikawa, Duel dans le Pacifique (1970) de John Boorman et Lettres d'Iwo Jima (2006) de Clint Eastwood. Sans oublier les trois documentaires pour la télévision réalisés par Shôhei Imamura qui sont consacrés aux soldats japonais jamais rentrés au pays une fois le conflit terminé : les deux volets de En suivant ces soldats qui ne sont jamais revenus (1971) suivis par À la recherche des soldats perdus III (1975). Avant eux, Stan Laurel et Oliver Hardy s'en étaient déjà amusé dans les tranchées de la Première Guerre mondiale où, dans Block-Heads – Têtes de pioche (1938) de John G. Blystone, ils demeurent vingt ans à garder leur position.
Arthur Harari qui a lu Cendron et Chenu mais pas l'autobiographie d'Onoda découverte une fois seulement le scénario achevé a l'intelligence de ne pas se contenter de capitaliser sur le legs cinéphile en s'attachant à prendre très au sérieux cette question du devoir. C'est ainsi qu'avec l'aide de son frère l'opérateur Tom Harari il évite tout maniérisme en adoptant une forme néoclassique. On aurait même affaire à une petite forme qui détricote progressivement la trame de ses conventions psychologiques (Onoda est un fils qui ferait tout pour être à la hauteur d'aspirations patriotiques qui prennent déjà la forme d'injonctions paternelles) et ses tentations spectaculaires (la destruction du camp de Lubang par les troupes américaines est vite expédiée, la pyrotechnie affadie par les effets spéciaux numériques mais le choix n'est pas qu'économique en étant assumé esthétiquement). C'est ainsi que sont davantage privilégiés le pragmatisme des actions concrètes et la stratégie narrative des ellipses qui en brouillent la nécessité comme elles en évident la rationalité. Dans la durée, un étrange rêve de cinéma se déploie alors comme un rhizome tropical qui pousse en marquant ses distances avec le lyrisme panthéiste d'un Terrence Malick, celui de La Ligne rouge (1998), pour se rapprocher davantage des modèles modestes mais décisifs du cinéma hollywoodien des années 40-50 exemplifiés entre autres par Objective, Burma ! – Aventures en Birmanie (1945) de Raoul Walsh et American Guerrilla in the Philippines (1950) de Fritz Lang.
Si Onoda frôle les trois heures, c'est dès lors moins pour marquer un goût attendu pour la fresque forcément adaptée au genre du film de guerre que pour consigner dans la durée des années passant l'épreuve existentielle d'un homme qui a tenu coûte que coûte à l'enseignement reçu et au code moral qui en constitue le socle. Le devoir est la norme désirable des sociétés fortement autoritaires et hiérarchisées ; c'est aussi un hiatus de la subjectivité, un délire pour qui tient fermement à la loi morale qu'il y a dans son cœur en s'y enfermant comme dans une prison à ciel ouvert, une parenthèse hors de l'Histoire qui est une bulle de temps à l'état pur.
Hystérésis
Onoda prend donc tout le temps nécessaire à progresser dans sa narration exactement comme son héros éponyme dresse la carte topographique de Lubang en en renommant les points pour s'en approprier symboliquement le site qui devient un monde, un monde infernal qui a pourtant abrité le sens de sa vie. Le film gagne ainsi petit à petit en puissance quand le devoir compris et accepté comme une conduite de vie est une morale continuant à exercer ses effets prescriptifs alors même que son plan de consistance a cessé d'exister. C'est une nouvelle fois l'histoire d'une obsession comme celle que racontait Diamant noir (2016) et l'on retrouve d'un film à l'autre le même goût des cartes et des plans qui retournent l'exercice graphique de la maîtrise de l'espace sur son envers subjectif et l'écriture délirante de ses fantasmes. Le premier long-métrage d'Arthur Harari témoignait déjà d'un penchant prononcé pour le genre, en l'occurrence le film noir, et les comportements aberrants aiguillonnés par le sens du devoir et des responsabilités éthiques poussé jusqu'à l'insensé. Il y a dans les deux films une tension effectivement partagée entre la description documentée d'un monde caractérisé par ses codes, ses rituels et ses règles et, dans le même mouvement, le suivi fasciné d'une pente subjective folle quand son glissé dénude le nerf obsessionnel et compulsif du respect non négociable des exigences à suivre.
Le petit monde des diamantaires anversois comme celui des guérilleros japonais durant la Bataille du Pacifique représentent ainsi des îles abritant d'autres îles ; ce sont des sphères enveloppant la folie de ceux qui les habitent en y exerçant une certaine habileté ou technicité, voleur qui se découvre un talent dans la taille de diamants et désormais soldat maîtrisant les techniques de la guerre secrète. Pier (Niels Schneider) croit venger l'honneur de son père d'une spoliation familiale, Onoda (Yûya Endô quand il est jeune, Kanji Tsuda quand il est vieux) tient jusqu'au bout à la morale du dévouement et de l'honneur qu'on lui a inculquée. Tandis que le héros hamletien de Diamant noir envoie à la mort au nom d'une vengeance imaginaire son père adoptif (interprété par l'ancien braqueur et écrivain Abdel Hafed Benotman), celui buzzatien d'Onoda incarne devant son instructeur revenu trente après sur l'île de Lubang pour le délivrer de ses obligations militaires ce que ce dernier a pourtant cessé de représenter depuis la défaite du Japon. Les fils s'enflent et crèvent d'un vide à combler quand les pères sont des figures aussi excessives qu'inconsistantes. Dans Onoda comme dans Diamant noir, l'élève doué et appliqué comprend comment son don se retourne contre lui-même quand la fidélité à l'injonction révèle en filigrane de l'impressionnante persévérance l'abîme d'un délire moral et filial, le fond sans fond d'un legs dont l'absolu exige pour l'assumer le sacrifice de soi.
Onoda c'est l'histoire d'une hystérésis faite homme. L'adjectif grec comparatif hústeros signifie postérieur, suivant, tardif. Onoda est l'homme insensé du retard, celui qui continue de fonctionner avec l'horloge de 1944 alors même que l'Histoire passée désormais à l'heure atomique continue à s'écrire en ayant cessé de se rappeler de lui. Une fois qu'il devient le dernier rescapé de son unité avec son second Kozuka qui par mimétisme épouse son délire, il reste une heure et demi de film, autrement dit plus de la moitié qui est la plus intéressante pendant laquelle ils vont incarner une sorte de duo absurde continuant de faire la guerre et de harceler les autochtones qu'ils identifient comme leurs ennemis les Donkos, paysans dont ils brûlent les terres et pêcheurs qu'ils font déguerpir à coup de fusil. D'autant qu'ils croient dur comme fer que les preuves apportées sur l'île pour les rappeler à la raison d'une séquence historique finie sont des prétextes fallacieux pour les tromper et les faire prisonnier. Onoda se dote alors d'un humour aussi inattendu qu'authentiquement buñulien, celui des Aventures de Robinson Crusoé (1954) et de La Mort en ce jardin (1956), quand la survie en milieu hostile invite à cultiver dans la jungle la serre de son propre dédale qui est un vertige végétal, un tourbillon.
Onoda et Kozuka croient notamment déceler un message secret derrière un haïku récité par le père du premier venu sur l'île pour le ramener à la maison qui serait celle aussi de la raison. Ils s'amusent ensuite à recomposer la carte des tensions géopolitiques d'après 1945 en imaginant une improbable « ligue de coprospérité » entre la Chine communiste, le Japon et la Sibérie qui aurait fait sécession avec le reste de l'URSS, un délire qui s'apparenterait presque au début d'une uchronie. Ils s'étonnent que l'armée impériale aurait été remplacée par une « force d'autodéfense » dont la nomination compliquée dirait moins la défaite militaire du Japon qu'un effort de complication dans la machination qui les viserait. Ils suivent plus tard les nouvelles de l'alunissage de juillet 1969 en riant comme des gosses d'une pareille supercherie. Ils accueillent au même moment une rescapée philippine dans une incompréhension qui se solde par la mort de l'intruse et une blessure à la jambe qu'elle inflige à Kozuka qui a rêvé jusqu'à la fin des femmes que la gloire était censée lui promettre. La Lune qui est le site d'un événement mondial éclaire le sort d'exilés sur Terre pour qui la seule femme croisée sur l'île est comme un extraterrestre. Ils se chamaillent enfin comme un vieux couple à l'occasion d'une scène de lavage de vêtements aussi drôle que dramatique quand elle se conclut par la mort de Kozuka, littéralement harponné par les pêcheurs qui définitivement ne les supportent plus. Le tourbillon de la rivière qui renverse la comédie d'un vieux couple vaguement homo en tragédie d'une amitié anéantie rappelle le disque servant à la taille des pierres précieuses dans Diamant noir. C'est le motif émouvant qui accueille ici les mouvements contradictoires de l'Histoire qui va dans un sens et du temps que se donnent deux hommes pour en incarner le dernier bastion mais en allant contre toute raison et attente en sens opposé.
L'émotion est réelle tant la fascination mêlée d'empathie pour ceux qui persévèrent dans un commun délire l'emporte sur le naturalisme de l'observation entomologiste. Les ellipses se succèdent en jouant du passage des années (1969 c'est aussi l'année où, de façon intempestive, les acteurs plus vieux remplacent les jeunes) comme des appareils qui en représentent la succession (la radio qui fait entendre du rock puis le magnétophone à bande qui rejoue les vieux airs patriotiques devenus des antiquités comme Onoda et son équipier). D'autres références peuvent même s'inviter dans la jungle sans qu'on s'y attende, l'isolement et la sénilité de Samuel Beckett, les décryptages enfantins et fous de M. Night Shyamalan, et même pourquoi pas une série comme Lost (2004-2010). Elles n'arrivent cependant jamais à faire écran ni à l'absurdité des existences qui se méprennent sur leurs raisons en se prenant tragiquement au sérieux, ni aux secrets d'une amitié teintée d'homosexualité latente, allusive ou sublimée.
L'impératif catégorique et sa folie
En conséquence de quoi, Onoda renforce le sentiment déjà éprouvé à l'occasion de Diamant noir en indiquant que son horloge n'est pas tout à fait à l'heure du cinéma français. En retard peut-être mais ce retard nous sauve de bien des avances qui ne sont qu'un suivisme opportuniste. On peut en effet apprécier Onoda en regard de Titane (2021) de Julia Ducournau qui expurge le genre de l'idée même de personnage et de situation au nom du sensationnel et des effets de style ; on peut l'apprécier à côté des Sorcières de l'orient (2021) de Julien Faraut où le sens japonais du devoir s'incarne dans une autorité indiscutée et sans problématisation. D'un côté, le film d'Arthur Harari fait semblant de renouer le fil de la grande forme épique de certains films de guerre des quarante dernières années tout en préférant rejouer plus subtilement les gammes de la petite forme des films d'Anthony Mann comme Men in War – Cote 465 (1957) qu'aimait tant Jean-Luc Godard. C'est la singularité d'un film qui, s'il a été difficile à produire, coproduction à six pays tournée au Cambodge grâce à l'aide du réalisateur Davy Chou, se retient cependant de verser dans la pompe et le maniérisme. De l'autre, il montre aussi qu'il sait être un grand film contemporain quand le délire paranoïaque prend des allures complotistes. Le complotisme d'hier et d'aujourd'hui reste toujours en effet la passion narcissique de ceux qui se sentent personnellement visés par des faits qu'ils préfèrent reconnaître comme des fictions trompeuses pour les autres mais jamais pour eux-mêmes.
La grande force d'Onoda tient enfin à ce que son ampleur ne vaut pas pour elle-même en ayant la loi morale pour interrogation de fond et le devoir pour abîme et fond sans fond. Tantôt c'est une chanson, La Ville de Sado, dont on apprend dans les classes de l'école de la guerre secrète qu'il faut en produire une variation individuelle afin d'en entretenir l'immortalité. L'expression du devoir repose alors sur une subtile dialectique (d'abord on reprend l'air chanté par le maître, ensuite on lui oppose la reprise d'un couplet connu avant d'en proposer une invention personnelle) qui invite à en improviser la lettre afin d'en respecter l'esprit qui est immortel. Même si l'incarnation d'une idée consiste en une épreuve de mortification. C'est la métaphore des moustiques tous tués par un insecticide américain à l'exception de ceux qui ont eu la folie de rester accrochés au plafond. Le devoir comme sublimité est une mors immortalis comme le capital pour Marx citant Lucrèce tout en pensant à Hegel. Tantôt c'est une ontologie dont le devoir impose de substituer à l'assertion l'injonction en remplaçant l'indicatif par l'impératif : l'obéissance est un ordre qui fait coïncider l'extérieur et l'intérieur en faisant du sujet obéissant le siège d'une extériorité qui lui commande sur tout. Giorgio Agamben voit dans la théologie chrétienne la matrice occidentale de la coïncidence de l'ontologie du commandement à celle de l'assertion en reconnaissant que n'y échappe même pas la loi morale et son impératif catégorique conceptualisé par Kant afin d'indiquer le sens philosophique de l'événement représenté par les Lumières. La superposition de la transcendance et de l'immanence délivre un consentement en forme de soumission qui est une autorisation morale au pire et Onoda est dans son genre pas si éloigné au fond d'Eichmann décrit par Hannah Arendt.
Le particularisme japonais se voit ainsi rédimé par l'acuité d'un regard dont l'approche invite sans forcer le trait au comparatisme universaliste en étant ainsi préservé du piège fatal de l'orientalisme. C'est le principe de non contradiction qui saute au nom même de la logique quand le devoir a des exigences prescriptives et injonctives dont la rationalité est une déraison : banalité du mal du fonctionnaire nazi et soldat japonais chevillé à un code moral issu d'un monde qui a disparu.
Parenthèse sur Bip Bip et le Coyote
Onoda est l'hystérésis faite homme. Une antiquité vivante, un dinosaure ou un spectre. Une légende vivante malgré lui entre le panda et le yéti pour le jeune globe-trotter japonais bien décidé à le ramener au pays natal. Un mythe qui ressemble irrésistiblement au Coyote courant après Bib Bip.
On a en tête en effet une grande image de notre enfance donnée par les Looney Tunes de Chuck Jones, celle du Coyote qui court dans le désert après le Géocoucou Bip Bip et, une fois qu'il reconnaît le vide sous ses pieds, y tombe pour notre plus grand plaisir. La situation serait à peu près celle d'Onoda sauf qu'il lui faut la présence d'un autre, un tiers qui lui montre le vide sous les pieds de l'impératif catégorique. Cet autre est ici un jeune touriste japonais si fasciné par l'histoire du soldat jamais revenu qu'il revient sur l'île de Lubang avec son ancien instructeur qui est la seule personne à pouvoir en effet le délivrer de son commandement comme un mauvais sort. C'est la fin du film d'Arthur Harari et le délire atteint à une apothéose d'autant plus saisissante qu'elle est dénuée de toute hystérie, toute en douceur. Le touriste est content de son coup en capturant une image du moment comme un souvenir de safari. Taniguchi qui a vieilli fait semblant d'être l'instructeur à la morale de fer qu'il n'est plus depuis longtemps, la chemise mal mise dans le pantalon montre qu'il n'est plus à la hauteur mais son tremblement à lire l'instruction indique cependant qu'il participe à sa façon à mettre un terme à une guerre pourtant achevé presque quarante ans plus tôt.
Onoda, enfin, accepte de rendre les armes en quittant une île où il aura fini par devenir une sorte de bête fabuleuse pour ses habitants. C'est alors qu'Onoda monte dans l'hélicoptère qui doit le ramener chez lui. Un plan de ses pieds quittant le sol de Lubang est simple et cette simplicité est l'indice qu'il est sublime. Cette île aura été son monde et si le monde du devoir infernal aura été une jungle éprouvante, il est pourtant le seul qu'Onoda aura habité. Il n'a plus besoin alors de pleurer quand son regard embrasse le monde abandonné dans le savoir qu'il n'y en aura jamais aucun autre pour venir le remplacer.
23 juillet 2021