Funny Bones (1995) de Peter Chelsom

Le métier de rire

Blackpool est une station balnéaire populaire située dans le nord-ouest de l'Angleterre. Elle est connue aussi pour attirer comme les papillons tous les comiques de la région et au-delà, artistes de music-hall et humoristes, experts en arts circassiens, stand-uppers et auteurs de numéros fantaisistes en tout genre. Blackpool est une terre d'accueil et d'exil pour ceux qui font du rire un métier recoupant celui de vivre.

 

Rire y est un sacerdoce qui prend tantôt le visage de l'américain Tommy Fawkes, le fils victime du calvaire de ne pas pouvoir succéder à son père, tantôt celui de Jack Parker, son demi-frère anglais qui le sauve en lui rappelant qu'est salutaire de rire dans la proximité de la mort.

Le comique à l'os et son nerf sympathique

 

 

 

 

 

Drôle de film que ce Funny Bones distribué en France sous le titre Les Drôles de Blackpool. Le deuxième long-métrage de Peter Chelsom n'a pas soulevé un grand enthousiasme lors de sa sortie, réévalué depuis en ayant gagné le statut de petit film culte. La troisième édition d'Un drôle de festival abrité par le Forum des Images a eu la bonne idée de le choisir en guise d'ouverture.

 

 

 

Produit par une filiale de Disney, Funny Bones est en effet un film curieux, abondant des curiosités kitsch dont regorge Blackpool, le havre des fantaisistes tenant coûte que coûte à faire rire en ne craignant pas la sanction de la ringardise. Funny Bones est d'autant plus curieux qu'il prend très au sérieux son titre (avoir l'os rigolo signifie être doté du sens de l'humour), en en touchant l'os (l'os rigolo c'est aussi celui du coude, ultra-sensible aux coups). Si la comédie prend vite des accents macabres, avec le running gag des pieds amputés et un passage bidonnant à la morgue, c'est en suivant le fil d'une tradition comique britannique, celle qui a commencé le Grand Guignol, née en France en 1896 mais introduit aux alentours de 1908 en Angleterre, encore marqué par la bouffonnerie criminelle des récupérateurs de cadavres Burke et Hare.

 

 

 

L'os du rire possède en effet un nerf qui, aussi sympathique soit-il, fait très mal quand on l'agite. Le nerf cubital ou ulnaire de la guerre, celle du rire ressaisi dans sa vérité radicale : à l'os. Rire n'est vrai alors qu'à l'ombre de la possibilité de mourir, cette proximité qui ne se dit pas et dont l'indicible secret explique pourquoi le gag signifie à l'origine le bâillon logé dans la gorge.

 

 

 

Funny Bones ne commence cependant pas à Blackpool mais à Las Vegas. On y attend Tommy Fawkes dont le numéro sur scène doit établir qu'il est bien le digne fils de son père, George Fawkes, roi du rire dont la retraite est cependant loin d'avoir réussi à préserver son successeur du poids symbolique exercé par son auguste devancier. Le succès annoncé est un bide, un four historique. Tommy savait ne pas pouvoir y échapper, c'est une malédiction, sa croix. Tommy n'avait de cesse d'en répéter la litanie : il sait qu'il vit sur la brèche, sait qu'il va mourir. Fort de cet échec monumental, Tommy part à Blackpool en espérant y trouver, sous l'identité factice de Dick Carascas, de quoi entièrement renouveler son stock de gags. C'est en découvrant la famille Parker, le père (Freddie Davies, sorte de Droopy avec la coupe du gars de Eraserhead), la mère Katie (Leslie Caron, attendrissante), l'oncle muet Thomas (George Carl, vedette du cirque) et le fils Jack (Lee Evans, show-man ultra-connu en Angleterre) qu'il recompose un récit des origines dont il ignorait la face anglaise. Le roman familial, avec au centre la fratrie composée par Jack et Tommy, a l'intelligence de contourner l'écueil œdipien pour livrer une allégorie de ce que la comédie (américaine) doit au music-hall (anglais).

 

 

 

Las Vegas a tout le clinquant nécessaire pour oublier, et faire oublier qu'il ne vient pas de nulle part, sorti du trou de Blackpool.

 

 

 

 

 

Le saut dans le vide

 

(pour se sauver d'Œdipe)

 

 

 

 

 

En fait, ce n'est pas vrai : Funny Bones ne commence pas à Las Vegas mais à Blackpool, son arkhè, là où tout commence et commande au rire, son sens et sa vérité, son destin et ses origines. Le prologue qui s'intercale dans le générique du film raconte une histoire improbable de pirates modernes, avec un trio de pieds nickelés français (parmi eux les improbables Ticky Holgado et Olivier Py), un échange d'œufs mystérieux qui tourne mal en laissant place aux traditionnels coups de feu, un homme broyé par les hélices et un autre qui échappe à ses poursuivants en se jetant du haut du mât dans la mer. C'est Jack Parker, le bon gars, l'idiot embarqué malgré lui dans une galère difficilement compréhensible. Et lui aussi pense qu'il va mourir. Le saut dans le vide connaîtra à la fin du film sa reprise, à l'occasion d'un numéro de cirque tendu qui aura valeur de rédemption pour Tommy qui y participe.

 

 

 

On peut considérer que cette ligne narrative, avec ses œufs de cire cachant une poudre d'immortalité convoitée par un super-méchant joué par Oliver Reed, complique inutilement la donne de Funny Bones. On peut apprécier aussi comment ce versant du récit ajoute un supplément de baroquisme qui distribue ses signes comme autant d'œufs de pâques révélateurs. Révélateurs, ils le sont même deux fois. D'abord quand s'impose avec les œufs le mythe de Castor et Pollux. Ensuite quand la poudre d'immortalité dont se recouvre la mère de Jack en la confondant avec la farine des comédiens avère que si les parents sont immortels, les enfants, les fils sont mortels. La fratrie œdipienne partage beaucoup, la même mère et le même désir de faire rire, la hantise de la mort aussi qui trouve sa résolution dans le saut dans le vide qui ouvre ce qui rend possible le rire, à savoir le côtoiement du néant.

 

 

 

Si Blackpool est le contrechamp de Las Vegas, c'est du point du réel. Ce que Jack rend à Tommy, c'est le poids de sérieux des déclarations suicidaires et des pulsions parricides, ce poids de réel, de folie et de mort qu'il faut affronter afin d'en tirer la légèreté qui fait approcher la membrane du chapiteau au risque de tomber et s'écraser sur la piste. Le rire fou de Jack, monstre de tics qui emballent la machine réflexe de nos automatismes (voir l'incroyable séquence du zapping radiophonique, qui rappelle les débuts de Jerry Lewis), fait sortir du blasé Tommy le rire oublié qui était enfoui en lui. L'idiot est un double fraternel, un démon placentaire. Le rire sauve ainsi du tragique d'Œdipe. Le rire de l'adulte conjure ses hantises en l'aidant à retrouver l'enfant plus léger que tout et qui n'a pas peur de la mort.

 

 

 

 

 

Les Dioscures du rire

 

 

 

 

 

Funny Bones n'est pas un film parfait. On peut notamment lui contester ses plans tournés à la va-comme-je-te-pousse, et puis sa dinguerie s'adjoignant la batterie des effets hystériques dont Terry Gilliam est un démonstrateur forcené. Néanmoins, le film de Peter Chelsom, coup de génie illuminant une morne filmographie, offre une précieuse allégorie du rire. C'est bien pourquoi le film est si mélancolique, son squelette soulevé par la tragédie des ruines dont le comique écope et avec lesquelles il fait rire parce que rire tient d'une forme de conjuration. La mélancolie ourle tous les rires en rapiéçant des tissus a priori dépareillés (les grimaces du père Fawkes joué par Jerry Lewis et le visage inexpressif de l'oncle mutique, le sourire carnassier d'Oliver Platt et le rire fou de Lee Evans) pour exposer à la fin la réalité d'une seule et même étoffe : la vis comica est un stoïcisme, un métier de vivre, près de l'os.

 

 

 

Qu'est-ce qui agite, parfois jusqu'à l'hystérie, des individus dont le plus grand désir consiste à faire rire ? Quelle est donc cette folie ? L'exaspération menace quand le rire tient de l'injonction surmoïque, avili en ricanements qui sont les symptômes d'une volonté de néant. Rire est toujours une joie quand faire rire est parfois notre effroi. Les comiques sont des monstres, des fous, des dépressifs, des suicidaires, des meurtriers, qui cherchent à tout prix le rire rédempteur des désespérés qu'à la fin ils sont comme au début.

 

 

 

Tommy ose à peine penser à Œdipe quand Jack, lui, a tué lors d'un numéro de cirque l'amant de sa mère qui a fait le malheur de son père. C'est le second, pourtant, qui va sauver du fatum œdipien son demi-frère américain en rejouant la scène du saut dans le vide qui ouvre le film, l'art du funambule tenant les deux bouts du nerf sympathique, le vrai et le faux. Les demi-frères préfèrent alors au mythe d'Œdipe celui de Castor et Pollux, les dioscures nés de deux œufs différents (Fawkes-Lewis c'est Zeus transformé en cygne pour coucher avec Léda-Caron), les jumeaux d'un rire sacré dévoilant que Blackpool est le frère caché de Las Vegas.

 

 

 

Le rire est une divinité exigeant le sacrifice de ses enfants, ce sacrifice dont la parodie permet aussi d'approcher le cœur, là où il peut être fatal, l'os de l'humour dont le nerf sympathique peut faire très mal. Faire rire est à la fois la croix mais aussi le salut de ses artistes qui sont des martyrs, des monstres témoignant jusqu'à la douleur qu'ils sont en réalité des frères jumeaux et les gardiens du rire sacré.

 

 

 

Et, parmi eux, il y en a qui rient d'un rire témoignant qu'ils sont, certes, mortels, mais aussi toujours en vie.

 

 

 

9 avril 2022


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