Jean-Louis Comolli, le cinéma sans compter

Jean-Louis Comolli, le passeur a été un ami, celui avec qui persévérer en cinéphilie qui est un autre nom pour l'art d'aimer, l'amour du cinéma et l'amitié.

 

L'ami qui vient de passer, passant de l'écriture critique au cinéma qui n'a jamais cessé d'être critique, n'aura jamais cédé sur la part d'ombre nécessaire à ce que le cinéma fasse vérité du semblant.

 

Le réel qui échappe à la calculabilité de la machine cinématographique, c'est la part de l'autre et sa dignité, la part d'ombre dont le cinéma a la garde quand il veille à ne jamais cesser d'être documentaire.

Passeur de la critique à la pratique

 

 

 

(l'action parlée)

 

 

 

 

Jean-Louis Comolli est né en 1941 en Algérie, à l'époque où Skikda s'appelait encore Philippeville. Après avoir fréquenté le ciné-club d'Alger animé par Barthélémy Amengual avec son ami Jean Narboni, il intègre avec ce dernier la revue des Cahiers du cinéma à partir de 1962 et il y travaille régulièrement jusqu’en 1978. Succédant à Jacques Rivette, Jean-Louis Comolli a occupé le poste de rédacteur en chef de la revue de 1965 jusqu'à 1973, rejoint par Jean Narboni en 1968.

 

 

 

Mai 68 s'impose comme un tournant, l'événement à partir duquel s'impose l'idée d'en tirer des leçons à la fois théoriques et pratiques, qui concernent le cinéma autant que la politique.

 

 

 

Dans la foulée de Mai 68, Jean-Louis Comolli tourne ses deux premiers films, un portrait du documentariste québécois Pierre Perrault et Les Deux Marseillaises avec un copain des Cahiers du cinéma, André S. Labarthe. Armé de son sens critique à l'heure où le cinéma se jette dans la modernité, le novice marche d'emblée sur ses deux pieds, cinéma et politique. Il est devenu jusqu'à ce jour l’auteur d’une œuvre cinématographique importante même si peu connue, forte d'une cinquantaine de titres, essentiellement des documentaires à partir de Tabarka 42-87 (1987), mais aussi trois longs-métrages de fiction, La Cécilia (1976), L'Ombre rouge (1981) et Balles perdues (1983). En parallèle, Jean-Louis Comolli prolonge l’élan impulsé dans les Cahiers du cinéma en accompagnant sa production de films d’interventions diverses, et surtout de textes critiques et de propositions théoriques rassemblés depuis dans plusieurs ouvrages, dont plusieurs de référence publiés aux éditions Verdier (Voir et pouvoir, Cinéma contre spectacle, Corps et cadre, Cinéma, mode d'emploi).

 

 

 

Jean-Louis Comolli a même tenté l'impossible en analysant plus récemment, avec Daech, le cinéma et la mort, ce que le terrorisme djihadiste fait au cinéma, en montrant comment les vidéos postées par les djihadistes afin de médiatiser leurs forfaits criminels participent pleinement à l'extension monstrueuse du domaine de la marchandise spectaculaire, ce mal qui est sorti du cinéma et qui finit par détruire ses potentialités, jeu ambivalent avec le semblant et préservation du hors-champ.

 

 

 

L'effort théorique de Jean-Louis Comolli énonce autrement ce que vérifient en pratique les films, à savoir que le documentaire ne nomme pas ici un genre cinématographique particulier, mais l'un des deux versants de cet art bifrons qu'est le cinéma, depuis les origines et les vues des frères Lumière. Fiction et documentaire ne sont au fond que des dénominations de l'industrie consistant à reléguer à la télévision ce que méprisent le spectacle et sa promotion. Il y a du cinéma qui persiste et ne meurt pas quand son désir consiste à ne pas lâcher ni réel ni le spectateur, en ouvrant notamment le champ à toutes les manifestations de ce qui aura été désignée par le titre du tout premier film : L'action parlée. La parole est du réel quand elle ne souffre d'aucune scénarisation préalable (comme en marketing politique) et la filmer invite les spectateurs, pris non comme masse mais un par un comme l'a dit son ami Serge Daney, à parler librement des films qu'ils auront vus et qui les auront regardés.

 

 

 

Longtemps chargé de cours de cinéma à l'Université de Paris-I et à celle de Barcelone, enseignant à la Fémis (l’ancienne IDHEC), collaborateur à diverses revues de cinéma (Trafic, Images documentaires) comme à Jazz Magazine, intervenant régulier des Ateliers Varan et acteur des États généraux du film documentaire de Lussas, infatigable passeur (dont il a forgé la notion au sujet du saxophoniste Eric Dolphy, reprise plus tard par Serge Daney), Jean-Louis Comolli est devenu un penseur de tout premier plan du cinéma documentaire, d'ici et d'ailleurs, et un praticien tout aussi incontournable que Nicolas Philibert, Raymond Depardon ou encore Claire Simon. Passeur, il l'a été encore en ayant toujours eu besoin d'un témoin, d'un autre passeur que lui pour voir et penser : le critique André S. Labarthe et le journaliste Michel Samson, l'historien Carlo Ginzburg et les monteuses et coréalisatrices Anne Baudry et Ginette Lavigne, la psychologue Doriane Roditi-Buhler et les amateurs de Jazz Francis Marmande et Philippe Carles, le musicien Michel Portal et le metteur en scène Dario Fo, l'historienne Sylvie Lindeperg et l'anthropologue Alban Bensa, l'architecte Pierre Ribouet et le cuisinier Isidore Ducasse. Et puis l'aimée, Marianne Comolli, elle aussi amatrice de cuisine.

 

 

 

Passeur, Jean-Louis Comolli l'a enfin été en s'entretenant avec amitié des films des autres, l'école du cinéma direct québécois et le cinéma hongrois, Roberto Rossellini et Federico Fellini, Alain Resnais et Ermanno Olmi, Youssef Chahine et le musicien Georges Delerue, l'acteur Totó et le réalisateur Jacques Kébadian, Nicolas Philibert et Richard Dando.

 

 

 

 

 

Le cinéma tout court,

 

 

 

le cinéma contraire

 

 

 

 

 

La position singulière constituée par Jean-Louis Comolli a pour orientation au moins trois principes déterminants. D'abord, s’affirme la rareté d'une diversité des sujets traités qui confinent, sans viser à une quelconque exhaustivité, au geste encyclopédique des philosophes du temps des Lumières.

 

 

 

Bien sûr du cinéma (Nicolas Philibert, Hasard et Nécessité, 2019), notamment dans son rapport critique avec la télévision (La Dernière utopie : la télévision selon Rossellini, 2006), mais aussi de la critique de cinéma (À voir absolument (si possible), 2011) au journalisme (Rêve d'un jour, 1995), de la vie politique marseillaise (une série de neuf titres, le dernier en date étant Marseille entre deux tours, 2015) à la montée de l’extrême-droite (Jeux de rôles à Carpentras, 1998), de la musique (Le Concerto de Mozart, 1997) à l’alpinisme (Paul-Émile Victor, un rêveur dans le siècle, 1990), de la cuisine (Une semaine en cuisine, 1992) à l'architecture (Naissance d'un hôpital, 1991), des utopies de gauche (Buenaventura Durruti, anarchiste) à leur falsification (L'Affaire Sofri, 2001), des fractures (post)coloniales (Les Esprits du Koniambo, 2004) à la fragilisation néolibérale des institutions (La Vraie vie (dans les bureaux), 1993), de la peinture (Miquel Barceló, des trous et des bosses, 2002) à un méconnu passage tunisien (Tabarka 42-87, 1987), etc.

 

 

 

La générosité du regard, la prolixité de la parole filmée qui est action, le geste tenant au refus des hiérarchies, voilà ce qui commande au cinéma de Jean-Louis Comolli, sans induire pour autant une dispersion des idées ou une dilapidation des énergies. Au contraire, le cinéma ressaisi sur son versant documentaire, démocratique et égalitaire (n'importe qui peut en être le sujet), peu coûteux et minoritaire (c'est un cinéma pauvre relégué en marge de l'industrie), témoigne pour le peuple qui manque en étant remplacé par les masses hier, aujourd'hui par l'audimat et le box-office.

 

 

 

Le cinéma documentaire est du cinéma tout court et, comme cinéma pauvre, il est nécessairement du cinéma contraire en ayant le souci de la dignité de tous, spectateurs et déjà les personnes filmées.

 

 

 

On retient également que la singularité de Jean-Louis Comolli repose sur la perpétuelle interrogation théorique formant avec sa pratique cinématographique ce qu’Edgar Morin appellerait une « boucle récursive ». Nombreux sont en effet les réalisateurs qui se contentent seulement de réaliser, sans participer à la réflexion critique du médium, de ses usages et ses pratiques. Et trop rares sont ceux qui, comme lui (exception faite de quelques géants comme Sergueï Eisenstein, Jean Epstein et Jean-Luc Godard), s’acharnent à explorer et tenir une pensée du cinéma par les deux bouts, ouvrages rédigés et films tournés. Parce que le cinéma invite à d'inépuisables dialectisations entre la part dévolue au semblant (la fiction) et celle donnée au réel (le documentaire).

 

 

 

Jean-Louis Comolli est un dialecticien pour autant qu'il aura été un bazinien contrarié. Fidèle à la déposition phénoménologique des traces du réel dont le cinéma constitue l'archive, le penseur l'a été aussi au matérialisme héritée de la tradition de Marx en voyant dans le réel un ensemble de rapports, à la fois de conjonction et de disjonction, le cinéma proposant des continuités à partir d'interruptions et de discontinuités parce qu'il est, depuis le photogramme toujours déjà montage.

 

 

 

Dialectiser en cinéma, entre Bazin et Marx, consiste à penser le cinéma de manière critique, à critiquer les polarités pour les révolutionner, à diagonaliser en postulant l'égale dignité des regards.

 

 

 

Enfin, l'autre face de l'engagement de Jean-Louis Comolli pose que le documentaire est du cinéma tout court, autant intéressé par la question de la fiction que l'est le cinéma dominant, mais autrement. Mieux, le cinéma documentaire représenterait aujourd’hui un front de de résistance et de lutte décisif face au mouvement croissant de colonisation marchande et médiatique des sensibilités qui engage en réalité leur dévastation. D'une part, il s'agit d'être constamment sensible à la réalité perçue comme « auto-mise en scène », c'est-à-dire comme agencement de scènes et de rôles sociaux sous-tendus par des imaginaires institués et des représentations impensées. De l'autre, le cinéma depuis son versant documentaire prend le risque d'accueillir du réel, comme cette force en excès qui déborde toute emprise ou forme de maîtrise. Si le cinéma est techniquement une machine de calcul, le cinéma n'est un art qu'en faisant bon accueil et droit à ce qui arrive, qui est l'incalculable même.

 

 

 

 

 

La place du spectateur et la liberté d'être révolutionnaire

 

 

 

(l'avenir est aux spectres)

 

 

 

 

 

Le cinéma documentaire conçu et illustré, défendu et pratiqué par Jean-Louis Comolli est autant soucieux de faire des plans immunisés contre la fétichisation spectaculaire, que de penser les images comme autant de passages assurant une liberté de pensée et d'agir reliant de part et d’autre de l’écran la dignité des personnes filmées, de celles qui en archivent la présence, et des autres qui en sont les spectateurs en différé. Cette liberté-là a pour impératif un au-delà du semblant qui est la préservation du hors-champ, la part de l'ombre qui est la réserve sans clôture du réel en condition à la représentation. C'est l'importance philosophique d'une perspective qui rejoint en bien des points les pensées de Jacques Rancière et Jean-Luc Nancy, Bernard Stiegler et Marie José Mondzain.

 

 

 

C’est qu’il y a un monde sensible qui demande moins à être transformé en produits consommables qu’à en extraire les traces et les montages troublant nos réflexes ordinaires en déranger nos habitudes fixées. C'est en effet parce qu’il y a de l'inouï et de l’invu que peut advenir une communauté de paroles, égales en dignité et partagées à l'épreuve du débat démocratique. Là où règne massivement l'hégémonie du spectaculaire qui participe comme la crise sanitaire à asphyxier le vivant, qui n'est que saturation et anomie, à un bord extrême du spectre avec le bruit (des machines d’abrutissement) et, à l'autre bord, un mélange d'hystérie et d'aphasie (des individus abrutis), il y a du cinéma quand il maintient, contre l'hégémonie du simulacre, le cap documentaire. C'est ainsi qu'avec la part maintenue du documentaire, il y a du cinéma contraire, celui qui offre au spectateur une place difficile, certes toujours balançant entre fascination et distanciation, mais en tout point unique, celle de sa liberté l'invitant à se déplacer entre les places pour en critiquer l'ordre.

 

 

 

La place du spectateur est à tout le monde en n'étant à personne. En participant à la singularité d'un regard protégé des effets de segmentation et de massification, cette place est révolutionnaire.

 

 

 

Jean-Louis Comolli est décédé le 19 mai 2022, il avait 80 ans. On se souviendra toujours de son passage parmi nous à la médiathèque, le 20 avril 2013, accompagnant de proverbiale sa générosité la projection de son film De mère en filles (1996). Reste l'œuvre, immense. Avec l'ami Comolli, on n'a pas fini de travailler, quel bonheur. La tristesse n'abolit pas la joie, celle de savoir les fantômes à venir, ces revenants qui ont de l'avenir.

 

 

 

Le fantôme n'a pas fini de s'entretenir avec nous. L'entretien infini avec les spectres, qui sont des revenants sans compter, le promet : l'avenir est à eux, l'avenir est à lui.

 

 

 

20 mai 2022


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