La Nature (2020) d'Artavazd Pelechian

Détruire, voit-il

Artavazd Pelechian est l'un des derniers gardiens vivants d'une certaine conception du cinéma, d'une part qui relève moins du tournage que du montage, d'autre part qui s'appuie sur un matériau souvent préexistant afin d'en tirer des raccords défiant l'espace et le temps. Le cinéaste est un poète lyrique qui a progressivement ouvert son cinéma à la part du négatif que l'humanité retourne compulsivement contre elle-même quand elle l'expérimente toujours déjà sur son environnement naturel. La destruction est la Béatrice du poète né parmi les décombres du siècle. La Nature est son nouveau poème, celui de la nature souveraine, tellurique, en étant aussi celui de la nature nouvelle de l'image, numérique.

 

 

 

L'élégie romantique (la nature est sublime, avec ses montagnes à l'assaut du ciel) qui devient la tragédie de l'humanité (les catastrophes naturelles ne le sont jamais totalement, elles n'adviennent jamais indépendamment de ses conséquences humaines, trop humaines) rappelle que si le cosmos a pour fond d'immanence le chaos, l'accident est à l'origine de ce que nous sommes. Chaosmos. La Nature est un film souvent impressionnant même s'il n'est pas sûr qu'il soit toujours prémuni des abstractions mystiques des fondamentalismes de la deep ecology. Quand Gaïa s'énerve, alors les hommes prennent cher, leurs ambitions prométhéennes revues considérablement à la baisse. La colère de Gaïa tient du déblayage, elle fait place nette, c'est une tabula rasa qui s’oppose en tout point à celle promise par l'Internationale.

 

 

 

Le caractère destructeur signe l'artiste convertissant les catastrophes naturelles en catastrophes humaines et inversement, déblayant tout sur son passage en devançant la nature qui pourrait un jour en finir avec notre présence. Au fond, la Terre est indifférente aux calculs humains et la nature de ses dévastations n'est spiritualisée qu’en arrivant à ses vivants spirituels et, parmi eux, certains les ont filmées comme s’il y allait de leur vie, au péril de leur vie. La Nature est le chant de la guerre des dieux, le poème d'une gigantomachie à la fois immémoriale et hyper-moderne. D'un côté avec la technique qui rivalise avec la nature pour occuper le poste vacant de Dieu, en prenant garde toutefois aux raccourcis essentialistes. De l'autre avec les catastrophes qui, parce qu'elles sont filmées, associent à leur spectaculaire sidération le regain réflexe d'antiques spiritualités, les divinités païennes triomphant de l'apocalypse de saint Jean. Parce qu'à la fin, la vie revient, apaisée. Et toujours miraculeuse.

 

 

 

Fin d’un cycle et début d’un autre : la tabula rasa est un recommencement, une icône native.

La taupe et le titan

 

 

 

 

 

Dans le dos d'Artavazd Pelechian, la tempête du progrès a beaucoup soufflé. Elle a déchaîné ses bourrasques en accumulant catastrophe sur catastrophe, génocide arménien et satellisation de l'Arménie par l'URSS, refroidissement de la Révolution russe et stalinisme, Seconde Guerre mondiale et goulag, tremblement de terre arménien en 1988 et naufrage de l'Union soviétique. La part du négatif est compulsive en s’étant tôt imposée à un cinéaste né en 1938, entre ses monuments (le grand art soviétique des années 20) et ses ruines (Jdanov et le réalisme socialiste). Des ruines monumentales qui sont les dévastations de l'Histoire quand ses développements auront aussi radicalement dérogé aux lois décrites par le marxisme dogmatique et son matérialisme scientifique.

 

 

 

Le caractère destructeur, les désastres qui n'arrivent jamais seuls en témoignent. C'est voir aussi, comme y invitait Walter Benjamin, la possibilité d'un chemin au milieu des décombres. Cheminer entre les ruines pour y voir la dialectique négative de la néguentropie qui lutte contre le désordre en l'augmentant, c'est ce que peut le montage dont les leçons ont été apprises à l'école soviétique, à l'époque où celle-ci n'était déjà plus que celle des vestiges d'un glorieux passé. Le montage est l'héritage qui reste, le legs d'or d'une trésor englouti dont Artavazd Pelechian apparaît aujourd'hui comme l'un de ses derniers gardiens vivants, avec Jean-Luc Godard de l'autre côté de l'Oural.

 

 

 

Le jeune ouvrier d'une usine d'outils devenu dessinateur industriel puis constructeur technique entre au VGIK en 1963. Il a 25 ans et l'un de ses camarades de classe est alors Andreï Tarkovski. Ses premiers films d'étude comme Patrouille de montagne (1964) et La Terre des hommes (1966) s'épanouissent dans la maîtrise d'une tradition constructiviste qui célèbre l'émancipation humaine par le travail et sa puissance de métabolisation de la nature. Avec son premier grand film, Au début (1967), la célébration de circonstance du cinquantenaire de la Révolution d'octobre accueille dans sa seconde partie les images des luttes des années 60. Dix ans avant Le Fond de l'air est rouge (1967-1977) de Chris. Marker, l'emploi d'archives hétérogènes et leur montage participent à déconstruire la mécanique des enchaînements historiques en faisant du présent l'avenir du passé. La révolution y apparaît alors comme un soulèvement extatique de formes qui excède déjà les fers de l'idéologie, le grand fleuve de l’humanité opprimée dont le lit déborde les rives qui le briment.

 

 

 

Artavazd Pelechian montre qu'il a parfaitement retenu l'enseignement de ses pairs mais la singularité de son génie consiste précisément à en croiser les leçons pratiques, en dialectisant au carré, au cube. Le montage par intervalles qui abolit les distances spatio-temporelles de Dziga Vertov intègre ainsi la dialectique des stases contemplatives et des éclats telluriques d'Alexandre Dovjenko comme l’emploi des images d’archives sur le modèle des montages documentaires d’Esther Choub.

 

 

 

Artavazd Pelechian peaufine son art, d'une part qui relève moins du tournage que du montage, d'autre part qui s'appuie sur un matériau souvent préexistant afin d'en tirer des raccords défiant l'espace et le temps. Le cinéaste est un poète lyrique qui va progressivement ouvrir son cinéma à la part du négatif, celui que l'humanité retourne contre elle-même quand elle l'expérimente toujours déjà sur son environnement naturel. Nous (1969) est le portrait d'un peuple, le sien, portrait pathétique au sens de Schiller et de la sonate pour piano n°8 de Beethoven. Le peuple arménien brutalisé par les soubresauts de l'Histoire en étant toujours écrite par les vainqueurs est une collectivité malmenée, persévérante aussi en ayant pour emblème et leitmotiv le visage farouche d'un enfant. Avec Les Habitants (1970), l'ode à la nature a pour contrepoint critique la furia de son exploitation destructrice. Avec Les Saisons (1973) placé sous les auspices de Vivaldi, Artavazd Pelechian s'impose comme le Hésiode de son peuple en cinéma. La pastorale arménienne, avec ses migrations comme des transhumances, peut alors accoucher d'images jamais vues, des visions inouïes et extraordinaires. On pense notamment à ses bergers qui dévalent les plaines ou traversent une rivière tumultueuse en tenant leurs moutons dans les bras. Des roulades d’enfants qui résultent moins d'une tradition ancestrale immobile que de l'imaginaire fou du cinéaste et de l’acceptation de son jeu par les paysans. Le pont est ainsi fait entre le cinéma soviétique et Robert Flaherty.

 

 

 

Le nom d'Artavazd Pelechian commence alors à résonner en dehors des frontières soviétiques. En 1979, il travaille sur les séquences documentaires du Sibériade d'Andreï Kontchalovski. Sa notoriété augmente grâce à sa découverte par Serge Daney et l'admiration qu'il suscite chez Jean-Luc Godard (l'ouverture, fracassante et infernale, de Notre musique lui doit beaucoup). C'est à cette époque qu'il compose Notre siècle (1983), l'un de ses chefs-d’œuvre après Les Habitants et Les Saisons. La concurrence des superpuissances dans la conquête spatiale est moins le sujet d'un poème épique que la matière déchaînée d'une abolition réciproque des rivaux mimétiques. On y voit les USA et l'URSS surenchérir dans une fièvre technique ayant pour fond de vérité un même nihilisme apocalyptique. Potlatch planétaire. Comme Paul Virillio le conceptualisera bientôt avec sa dromologie, le progrès est aussi celui de la destruction et des accidents nécessaire à ses projets. L'héroïsme de Prométhée a toujours eu pour préalable la bêtise de son frère jumeau, Épiméthée. Comme si le défaut constitutif du genre humain, son accidentalité originaire, ne cessait jamais d'être exorcisé dans les explosions d'une défaillance généralisée, avec ses monuments (les fusées) et ses ruines (leur explosion).

 

 

 

Les ruines monumentales dont s'engorge l'humanité sont la matière première d'une dialectique qui s'obscurcit et s'éclaircit au moment de la fin de l'histoire soviétique. Dans Fin (1992), un train emmène ses passagers dans un tunnel qui s'apparente à un sidérant voyage intergalactique dont la direction est inconnue. Avec Vie (1992), peut-être son premier et unique film en couleurs à ce jour, une femme parturiente accouche avec son enfant d'une image autrement cosmique. Le nouveau né comme une étoile qui vient de surgir dans l'univers est une icône mariale égale en intensité au fœtus astral de la fin de 2001, l'Odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick. Artavazd Pelechian est un poète de la poussée en tant qu’elle a deux brins. Tantôt la poussée qualifie un mouvement de sortie mais sans destination, tantôt elle nomme un élan vital dont le noyau est la mémoire du Big Bang. Le caractère destructeur n'oublie jamais la dimension à la fois iconique et native de ses images.

 

 

 

Une douzaine de films en trente ans à peine composent une œuvre d'une densité extrême, un geste conjuguant la taupe au titan. Artavazd Pelechian est un cinéaste reconnu et admiré dans le monde entier, avec une rétrospective à la Galerie nationale du Jeu de Paume en 1992 et la remise d'une étoile de la SCAM en 2000. Puis c’est un silence long de 27 ans. Artavazd Pelechian n'a pourtant pas cessé de travailler, d'abord avec Andrei Ujica sur Out of the Present (1995), puis à l'occasion d'un projet finalement avorté et dédié à la Genèse avec Jean-Luc Godard au début des années 2000. « Out of the present », Artavazd Pelechian l’est en effet, survivant d’un cinéma disparu. Avec l'aide de l'Institut du cinéma de Karlsruhe puis de la Fondation Cartier pour l'art contemporain, il met un terme à son quatorzième film, son plus long (il dure cependant à peine plus d'un heure), après quatorze années d'un patient labeur en compagnie de son épouse décédée depuis, Aïda Galstyan.

 

 

 

La Nature qui est dédié à la mémoire d'Aïda Galstyan a été présenté en 2020 lors d'une exposition organisée par la Fondation Cartier du 24 octobre 2020 au 30 mai 2021 et ses relais à Tokyo, Séoul et Shanghai. Le film sort dans une salle en février 2022. Artavazd Pelechian a aujourd'hui 84 ans.

 

 

 

 

 

Le poème de la nature

 

(de l'image nouvelle)

 

 

 

 

 

La Nature est un nouveau poème visuel qui, avant toute autre considération, témoigne déjà du travail de réactualisation des méthodes de son auteur. Le film représente un événement esthétique en ce sens qu'il est son tout premier à avoir recouru aux outils spécifiques du montage numérique. Les images collectées ont en effet été trouvées dans deux régimes visuels distincts, les banques d'images officielles comme les chaînes National Geographic et Weather Channel et les vues tournées par des amateurs au téléphone portable et disponibles en masse sur Youtube. Le noir et blanc homogénéise un matériau hétérogène retravaillé à la serpe du zoom et du recadrage, passé à la meule des ralentissements et des accélérés, un malaxage de pixels dont la plasticité coexiste avec le maintien de la part documentaire. Le montage fait exploser le langage binaire de l’image numérique.

 

 

 

Si La Nature est un film offert aux forces naturelles dont les déchaînements ruinent les constructions humaines, il est d'abord un documentaire sur ce que le numérique fait aux images. Comment il transforme les images, avec sa démocratisation dans la prise de vue et ses machines qui, comme les drones et les caméras de surveillance, enregistrent sans avoir nécessairement besoin d'un regard humain. Le numérique est ainsi un nouvel âge planétaire du monde comme de ses images.

 

 

 

Si la ruine est ce dont portent témoignage les images, elles-mêmes y succombent. Les ruines sont dans les images, les ruines sont les images quand, derrière elles, il n’y a plus personne.

 

 

 

D'un côté, le numérique aurait parachevé le grand rêve vertovien d'un cinéma permanent vérifiant que le monde est devenu « ciné-monde » comme le disait Jean-Luc Nancy parce que le cinéma est comme un transcendantal, soit la condition de possibilité d’un rapport au monde. L'intuition d'Artavazd Pelechian concernant le cinéma comme un langage remontant virtuellement à avant Babel et la différenciation dispersive des langues trouverait ainsi sa réalisation avec l'économie numérique. De l'autre, le numérique est un régime d'images venant d'Hadès comme l'a souligné Bernard Stiegler parce que les composants nécessaires aux caméras sont des processeurs au silicium. L'image nouvelle n'est pas organique mais minérale, c'est une autre couche d'une histoire de la trace visuelle qui plonge dans les entrailles de la Terre. Sa géologie participe ainsi, avec la circulation et le stockage des images, aux pressions insoutenables s'exerçant sur notre environnement. Enfin, les images, en étant techniquement vouées à être à la fois impersonnelles et anonymes, renoueraient avec ses antiques qualités acheiropoïètes, autrement dit non faites de mains d'hommes, comme le suaire de Turin (Peter Szendy le souligne dans Pour une écologie des images, éd. Minuit, 2021).

 

 

 

Si le nihilisme a tué Dieu, c'est pour le remplacer à son poste vacant par la technique, ce remède qui est un poison, ce pharmacon. Dans la pharmacie, on trouvera le cinéma d’Artavazd Pelechian.

 

 

 

Moyennant quoi, La Nature est le poème de la nature souveraine en étant aussi celui de la nature nouvelle de l'image. Si le monde est plus encore ciné-monde à l'époque du numérique (et même « archi-cinéma » pour citer à nouveau Bernard Stiegler), la démocratisation de l'image est aussi spectaculaire qu'infernale en remontant du centre de la Terre, sa divinisation retrouvée à l'heure catastrophique du nihilisme. L'apocalypse vétérotestamentaire aura ainsi conduit à l'époque d'un catastrophisme plus ou moins bien éclairé. C'est pourquoi le film d'Artavazd Pelechian se hisse à la hauteur d'une « iconomie de l'univers » (comme le dit Peter Szendy à partir de Georges Bataille), quand l'univers a des convulsions et des fureurs qui passent directement dans les images.

 

 

 

 

 

Le caractère destructeur

 

(déblayer en devançant la nature)

 

 

 

 

 

Walter Benjamin écrit du caractère destructeur qu'il « ne connaît qu’un seul mot d’ordre : faire de la place ; qu’une seule activité : déblayer. Son besoin d’air frais et d’espace libre est plus fort que toute haine ». Il ajoute aussi que « le caractère destructeur est toujours d’attaque. Indirectement du moins, c’est la nature qui lui prescrit son rythme ; car il doit la devancer. Faute de quoi, elle se chargera elle-même de la destruction ». Artavazd Pelechian a hérité de destructions, il est né parmi ses décombres. En décembre 1988, sa ville de naissance, Léninakan, est détruite dans un tremblement de terre qui fait en Arménie plus de 15.000 morts (elle s’appelle depuis Gyumri). La destruction est devenue sa Béatrice quand l'élève du montage soviétique et constructiviste est devenu le maître des catastrophes planétaires, le Sirius des dévastations humaines et non humaines. La révolution n'est définitivement plus le grand récit des soulèvements émancipateurs, mais la mécanique céleste d'une planète ébranlée par les mouvements tectoniques faisant éclater son écorce.

 

 

 

Le matérialisme historique est le chapitre clos, celui d'un productivisme effréné qu'ont eu en partage capitalisme et communisme, et dont le capitalisme est le seul pourvoyeur désormais, d'une histoire autrement plus vaste, la géophysique. Le poète y gagne en démiurgie wagnérienne en ratant aussi la compréhension politique de l'anthropocène qui en appelle toujours à l'abolition du capital.

 

 

 

La Nature tient d'abord de l'élégie romantique (la nature est sublime, avec ses montagnes à l'assaut du ciel, et le Kyrie de Beethoven qui, avant d’être une prière liturgique, est un cri de supplication, « Seigneur ! »). L'inconscient visuel est logé aussi dans les machines d'enregistrement des vues pour chaînes de télévision. Le film est ensuite et surtout la tragédie d'une humanité catastrophique (les catastrophes naturelles ne le sont jamais totalement, elles n'adviennent jamais indépendamment de ses conséquences humaines, trop humaines). Quand la Terre craque, avalanches, fractures sismiques et éruptions volcaniques, typhons, ouragans et tsunamis, ses manifestations sont des démons chthoniens, l’explicitation de mouvements de fond imperceptibles, des déséquilibres cachés dans les plis profonds de l'image. C'est une poussée, noire ou blanche, dont les éclats sont des fusées, des boules de feu et des fumées qui grossissent monstrueusement en envahissant les paysages et l'écran. La physique devient au montage métaphysique en poussant l'enregistrement dans la description d'un élan spiritualisant la matière.

 

 

 

La Terre est une géante souveraine, une sphère dont les mouvements internes sont des effusions finissant par tomber sur la tête des pauvres êtres vivants, comme des dieux irascibles.

 

 

 

La dialectique de la nature et de l'esprit, si chère au romantisme, par exemple avec Schelling énonçant que « la Nature doit être l'Esprit visible, l'Esprit la Nature invisible », peut déboucher aussi sur des naturalisations discutables (l’espèce humaine, un animal comme un autre, ce qui est vrai et pas vrai) et des spiritualisations problématiques (la Nature avec un grand N). La Nature est un film souvent impressionnant même s'il n'est pas sûr qu'il soit toujours prémuni des abstractions mystiques des fondamentalismes de la deep ecology. Quand Gaïa s'énerve, alors les hommes prennent cher, leurs ambitions prométhéennes considérablement revues à la baisse. La colère de Gaïa tient du déblayage, elle fait place nette, c'est une tabula rasa qui se distingue de celle promise par l'Internationale.

 

 

 

Le risque d'une poétique conforme à l'environnementalisme le plus apolitique est toujours présent, incessant. Mais on comprend aussi que Gaïa n'est qu'un masque d'emprunt pour le démiurge qui, avec moins d'ambiguïté complaisante que Werner Herzog et plus de force documentaire que Terrence Malick, crée avec les images des autres sa propre cosmogonie. Parce que le cosmos a pour plan d'immanence le chaos, Artavazd Pelechian construit son propre « chaoïde », celui qui rend grâce au « chaosmos » pour parler comme Gilles Deleuze et Félix Guattari. Le caractère destructeur signe l'artiste qui convertit les catastrophes naturelles en catastrophes humaines, déblayant tout sur son passage en devançant la nature qui pourrait un jour en finir définitivement avec notre présence. Au fond, et si l’on met de côté de façon problématique la réalité scientifique de l’anthropocène, la Terre serait indifférente aux calculs du genre humain. La nature de ses dévastations est cependant susceptible d’être l’objet d’une spiritualisation parce qu'elles arrivent aux animaux spirituels que donc nous sommes, parmi lesquels certains les auront filmées et archivées au péril de leur vie.

 

 

 

 

 

La guerre des dieux

 

(miracle du vivant)

 

 

 

 

 

Schelling a également écrit que « Le livre de la Nature est grand ouvert, pour que nous y retrouvions l’histoire de notre esprit ». Le livre de la Nature est surtout celui qu'écrit Artavazd Pelechian en déposant dans l'intervalle de ses lignes les marques de son esprit. Ce livre, étant surtout celui de la Nature telle qu'elle a été filmée et dont l'assemblage symphonique des images, ferait entendre une formule durassienne : détruire, voit-il. C'est pourquoi le livre est devenu un film, du cinéma total, le contrechamp absolu au voyeurisme de ruine (ou ruin porn) caractéristique des blockbusters hollywoodiens. La nature est un spectacle que l'on contemple avec tous les moyens requis, hélicoptères, drones et caméras de surveillance. Mais quand la nature est une catastrophe qui arrive aux gens en se déchaînant sur eux, leur réflexe consiste toujours à en filmer les déflagrations. La Nature terrifie autant par la violence des catastrophes naturelles que par le spectacle dont ses victimes reconnaissent la qualité en en filmant les désastres, qui parfois les emportent dans un même courant. Le désastre est dans l'image qui en témoigne, voilà la sidération. Elle l’est davantage dans le regard de ceux qui font les images, regardant ceux qui disparaissent pour ne pas oublier, oubliant dans la foulée qu'ils risquent de disparaître avec eux parce qu'il n'y a qu'un (ciné)monde.

 

 

 

Le plan le plus long de tout le cinéma d'Artavazd Pelechian se trouve très probablement dans La Nature. C'est la capture d'une montée des eaux qui résulte des effets du tsunami japonais provoqué par le séisme de 2011. Une marée noire mais elle n'est pas de pétrole. L'environnement urbain, soulevé en rouleaux par les pressions irrésistibles du courant, se renverse alors en une accumulation monstre de déchets, maisons, voitures, qui disparaissent dans le hors-champ comme l'évacuation des toilettes. Si nous sommes les déchets du monde pour parler comme saint Paul, leur évacuation est le fait dédaigneux d'un dieu plus ancien que la technique, la Nature dont les excès, littéralement foudroyants, ramènent par réflexes culturels enfouis le souvenir non plus des tableaux romantiques mais des dieux de la mythologie grecque. Et puis quelques souvenirs cinéphiles, Le Vent (1928) de Victor Sjöstrom, L'Homme d'Aran (1934) de Robert Flaherty et Steamboat Bill junior (1928) de Charles Reisner et Buster Keaton.

 

 

 

La tragédie humaine est celle des catastrophes dont elle est ou non porteuse, dialectique Prométhée-Épiméthée quand il s'agit des siennes, courroux de Zeus, Poséidon et les autres olympiens quand il s'agit des soulèvements fracassants de la Terre. La vie est tragique en étant par accident quand un autre accident peut en abolir l’être.

 

 

 

La Nature est le chant de la guerre des dieux, le poème d'une gigantomachie à la fois immémoriale et hyper-moderne. D'un côté avec la technique qui rivalise avec la nature pour occuper le poste vacant de Dieu, en prenant garde toutefois aux essentialismes. De l'autre avec les catastrophes qui, parce qu'elles sont filmées, associent à leur sidération spectaculaire le regain réflexe d'antiques spiritualités, les divinités païennes triomphant de l'apocalypse de saint Jean. Parce qu'après tout, ce n’est pas l’apocalypse. Parce qu'à la fin, la vie revient et elle est apaisée. L'oiseau qui est la première forme de vie à passer dans l'image a laissé place désormais à un chant d'oiseaux emplissant de leurs pépiements la bande-son : dans le passage de l'un au multiple, la vie a cru, plus chatoyante à la fin qu'au début.

 

 

 

La vie est un cycle, éternel retour et amor fati. Le vivant que nous sommes est alors rappelé à la réalité de son existence tragique et merveilleuse, miraculeuse et étonnante comme le dirait Frédéric Neyrat. Retourner à l’humus, ce ventre dont nous sommes sortis par suite des accidents cosmiques de la matière qu’après coup nous spiritualisons, oblige l’ambitieux Prométhée à retrouver un peu d’humilité.

 

 

 

La tabula rasa est un recommencement, une image aussi native qu’une icône, une Vierge à l’enfant.

 

 

 

Gaïa, Zeus, Prométhée sont les noms qui défont les rapports étroits et profonds du christianisme et du nihilisme en rappelant à l'humanité sa condition titanesque et tragique. Parmi les ressources pharmacologiques disponibles, il y a le cinéma. Il y a un film, celui d'Artavazd Pelechian, étonnant et merveilleux en ne cessant pas d’être discutable et, pour la pensée, c’est tant mieux. Son geste est celui d'un démiurge dont la cosmogonie donne abri aux pauvres images de nos plus terribles catastrophes, en leur accordant avec l’hospitalité du montage cosmique l'esprit d’humilité que ne leur donneront ni la chaîne Youtube ni celle du National Geographic.

 

 

 

26 février 2022


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