The Insomnia of a Serial Dreamer – Un jour sans lendemain

(2020) de Mohamed Soueid

Cinéma Soueid

Si la mélancolie s'impose à tous, chacun fabrique sa schizophrénie. Mohamed Soueid fabrique la sienne depuis plus de trente ans. C'est ainsi qu’avec ses amis il résiste et, survivant à la fameuse, trop fameuse mélancolie libanaise, il est devenu à lui-même un cinéma permanent, une chaîne de télévision, peut-être aussi un satellite d'observation des corps célestes irradiant des lumières fossiles.

 

En tous les cas, et très sûrement, une machine d'obsessions qui retient l'immonde, celle qui aime à vérifier à chaque seconde que le monde est toujours déjà un cinéma permanent – un cinémonde.

 « Enfonce-toi dans l'inconnu qui creuse.

 Oblige-toi à tournoyer »

 (René Char, Feuillets d'Hypnos, 1943-1944)

 

 

 

 

 

 

 

Tous les chemins mènent à Rome

 

 

 

 

 

Vers la fin de Roma (1972), Federico Fellini qui se met en scène comme celui qui mène l'enquête sur la capitale italienne, ce labyrinthe circulaire révélant un ombilic des ruines antiques, passées, présentes et à venir, se présente à la porte de l'une des plus grandes actrices du cinéma italien à l'époque de sa renaissance néoréaliste. Après tout, rien de surprenant à cela, Anna Magnani qui est l'inoubliable tragédienne de Rome ville ouverte de Roberto Rossellini (1945) dispose de l'aura l'autorisant aisément à en incarner l'allégorie, attestée avec Mamma Roma (1962) de Pier Paolo Pasolini, relance juvénile et ponctuation finale possible du néoréalisme. Alors que Federico Fellini, donc, demande à l'actrice de lui raconter une histoire sur Rome dont le ventre en regorgerait infiniment, la Magnani, un peu fatiguée mais narquoise, lui répond alors ceci : « Federico, s'il te plaît, il est temps d'aller au lit ». Fellini Roma est sorti dans les salles italiennes le 16 mars 1972, Anna Magnani s'est endormie à jamais quelques temps après, le 26 septembre 1973.

 

 

 

En effet, The Insomnia of a Serial Dreamer de Mohamed Soueid ressemble à la capitale italienne revisitée à la façon fellinienne : comme tous les chemins mènent à Rome, tous les sentiers y ramènent. Beyrouth ne suffit d'ailleurs pas à la circularité fuyante d'un labyrinthe qui enfile les perles en bifurquant à travers l'espace (on reconnaît un métro parisien, une place japonaise, un téléphérique brésilien), le temps (les amis vieillissent dans la pudeur des raccords à distance) et les ordures qu'y dépose l'Histoire (la capitale libanaise accumule de nouvelles ruines qui se mêlent en surimpression aux autres après l'énième guerre israélienne de l'été 2006). Au terme d’un processus qui a traversé dix-huit années de sa vie, de 2002 à 2020, une manière de synthèse davantage provisoire que définitive aura été arrachée du néant, épanouie au carrefour de différentes formes ou expressions cinématographiques.

 

 

 

Entretiens mâtinés d'affabulation et juke-box fétiche, journal intime et auto-fiction, inserts documentaires et saynètes ludiques entre amis, chroniques personnelles et chœur interpersonnel, facétie au bord des routes et ironie à tous les coins de rue, chansons et citations comme ces tracts que l'on jetait dans les rues et que l'on appelait naguère des papillons, poésie urbaine et cinéphilie synaptique, obsessions traversières qui désirent contre les mauvaises rengaines l'enchantement enfantin des ritournelles : schizophrénie explosant partout et mélancolie qui coule et fuit dans les interstices.

 

 

 

Autant de lignes parallèles et de croisements, d'intersections et de bifurcations mais le labyrinthe ne cesse pas de fuir en tournant sur lui-même comme la Terre écume en gravitant autour du Soleil. Sinon l'étoile tomberait, chue d'un désastre obscur plus fort que toute gravitation orbitale, catastrophe intersidérale. Rabattre l'ombilic des limbes sur le nombril du narcissisme intéresse franchement moins qu'élire le cercle comme le meilleur moyen de tourner en rond et, le cercle devenant boucle, retourner sur place qui fuit en étant nulle part et partout. L'élection du cercle appartient en surface à la rondeur d'une bonhomie qui sourit au coin de chacune de ses images pour ne pas être englouti par une mer de tristesse. La roue est celle de l'immobilité dans la mobilité et, avec les boucles qu'elle enroule, elle creuse en profondeur l'atopie ombilicale de l'exilé du dedans quand il est au Liban, du dehors quand il n'y est pas.

 

 

 

 

 

L'éveil à l'autre nuit,

 

White Light White Heat

 

 

 

 

 

Dans le film de Mohamed Soueid, il est vrai que tous les chemins mènent à Rome : c'est-à-dire au cinéma en tant qu'il a pour condition l'insomnie du rêveur en série, celui qui pousse le jour aussi loin qu'il est possible pour différer la victoire du lendemain. Et faire, peut-être, qu'il ne vienne jamais. Parce que la promesse a été trahie, les lendemains n'ont jamais chanté, le militant endeuillé des espoirs de révolution le sait et son savoir est une lancinance, une douleur continuée. L'endeuillé n'est cependant pas résigné et il y a de l'héroïsme à désirer protéger l'insomnie, qui est indifférence à la différence du jour et de la nuit, contre la venue du sommeil préparant au lendemain qui est la victoire du réveil sur l'éveil.

 

 

 

L'insomniaque ne veut donc pas s'endormir parce qu'il préfère l'éveil au réveil : l'insomniaque est le gardien de l'éveil, le rêveur éveillé plutôt que l'endormi qui serait ainsi l'otage du cauchemar des autres. À quoi sert en effet le cinéma sinon à ne pas aller au lit justement, sinon à ne surtout pas s'endormir en refusant le jour d'après ?

 

 

 

Le cinéma est le royaume sans roi sinon pêcheur des nuits blanches, l'empire sans père des salles obscures chauffées par le rayon blanc du projecteur : White Night, White Heat. L'insomnie pour quoi, sinon pour gagner du temps contre le temps des horloges, la montre et la mort comme, dans les Mille et une nuits, Shéhérazade. L'insomnie pour quoi, sinon pour se soustraire à la succession des nuits réparatrices et des jours laborieux au nom de l'autre nuit dont Maurice Blanchot a parlé, celle du désœuvrement et du neutre, celle de l'impersonnel et de l'amitié comme à la fin de Atlal (2016) de Djamel Kerkar.

 

 

 

L’insomnie pour quoi, sinon pour raconter et se raconter des histoires, sinon pour faire un film et se faire des films dans l'amicale compagnie des vivants (et de quelques autres), ceux qui sont encore en vie en faisant que la vie est encore aimable en restant encore désirable.

 

 

 

Parce que le sommeil est le royaume des disparus, parce que la nuit distincte du jour est l'empire des amis qui ne sont plus, Jamal le jeune compagnon de lutte mort à seize ans évoqué dans Absence (1990) puis dans Tango of Yearning (1998) et Nightfall (2000), Mohamed Douaybes l'ami de cinéma évanoui un jour d'hiver 2000 à qui se dédie Civil War (2002) : tous ces fantômes sont des revenants qui demandent des comptes aux vivants que ces derniers ne peuvent décemment leur rendre. C’est tout le sens, tragique, de la dédicace finale qui éclaire rétrospectivement la vérité d'un film qui a élu l'insomnie comme un autre nom du cinéma et de sa pratique quand elle rencontre une manière de vivre – mieux, quand le cinéma comme insomnie se confond avec une forme de vie.

 

 

 

On ne le dirait pas, cela devrait rester discret, sinon secret, mais il y a dans The Insomnia of a Serial Dreamer, quelque chose des Feuillets d'Hypnos de René Char. Garde et veille y coïncident dans une résistance qui tient d'un certain être du monde, usage et manière style.

 

 

 

 

 

Contre l'immonde,

 

le cinémonde

 

 

 

 

 

L'insomnie est une image de vérité pour le cinéma et si l'amitié est la condition de possibilité du cinéma, le cinéma est la condition de possibilité du monde. Le cinéma ? Une machine transcendantale. Les amis sont des doubles en étant des conteurs obsessionnels, d'autres narrateurs d'obsessions, hypocondries multiples pour l'un et maniaquerie photographique et un rien mortifère de l'autre. Soit des cercles parmi tous les cercles dans la grâce desquels tourner en rond pour tresser des boucles donne le meilleur moyen, personnel et impersonnel, de creuser encore et encore quelques sillons, de ceux qui évitent de tomber au fond du trou dont on ne revient pas. On admire ainsi la façon dont les entretiens sont peaufinés de telle sorte que l'improvisation et la composition finissent par devenir indiscernables. Le cinéma-vérité imprégné d'auto-mise en scène et Mohamed Soueid serait de ce point de vue-là un héritier authentique du cinéma de sorcier Jean Rouch. La possession du documentaire par la fiction est un jeu aux boucles incessamment renouvelées et, parmi les amis, la sorcière Mirna Shbaro et le sorcier Fadi Abi Samra sont ceux qui s'en donnent le plus à cœur joie : la première en brassant les écumes de l'amitié et de l'amour qui se mêlent avec un tact qui est en soi une érotique ; le second qui multiplie avec joie les masques, voix-off du narrateur, taxi pour rire et conteur digne des meilleurs griots sénégalais (n'est-ce pas Ghassan Salhab ?).

 

 

 

Sinon, deux grandes séries s'imposent en croisant malicieusement leur motif respectif : les cendriers farcis de mégots comme autant de métaphores de la capitale Beyrouth remplie jusqu'à ras bord de ses ruines, récentes ou plus lointaines ; le derrière comme sas de conversion pour la libido, son fond graveleux et ses jeux sophistiqués ou idiots, poème dédié au cul comme ce qui permet de ne pas tomber plus bas sur la tête et gamineries des amis comme celle de Ghassan Salhab qui, face à la caméra, fait avec sa bouche des bruits de pets. Au fait, ce dernier aussi est un grand insomniaque – l'insomnie serait donc un lot commun des survivants aux guerres civiles – et il y a indirectement consacré l'un de ses films, La Montagne (2009) avec déjà Fadi Abi Samra. On retrouvera ce dernier ici mais dans un registre opposé, c'est dire si l'acteur libanais est un grand, moins bloc d'énigme sombre et mutique que fontaine généreuse de narrations joueuses : une cascade de fictions ludiques qui coulent en tenant autant de la transpiration que de la respiration.

 

 

 

Comme Mohamed Soueid le dit lui-même, il y a plus de cinéma en l'ami Fadi que partout ailleurs au Liban. Le drôle est, en passant, que cela se dise avec la voix de Fadi Abi Samra.

 

 

 

Mohamed Soueid est un obsessionnel, un vrai et ses amis le sont avec lui. C'est ainsi qu’il tourne autour des mêmes obsessions, il les tourne et les retourne afin de varier les récits et, ainsi, se détourner d'une pulsion de mort qui n’a pas disparu de Beyrouth depuis la fin officielle de la guerre civile en 1991. L'obsession comme un pastime paradise pour reprendre le titre de la chanson de Stevie Wonder, mais ici sans ironie critique. La pornographie tour à tour immobilière, publicitaire et militaire en fournit de nombreuses preuves à intervalles réguliers et, contre leurs déchets, on peut opposer le rire aux éclats des montages contrapuntiques : ambiance de zoo ou de jungle dans les gravats beyrouthins qui revient de Civil War ; manifestation sunnite dont les drapeaux jaunes finissent en rondelle de citron pour verre d'eau gazeuse ; serrages de mains en séries qui parodient les scènes médiatiques du cirque diplomatique ; mollah ridicule qui fait sur un écran plat la leçon sur la pudeur, y compris dans les réseaux sociaux, en n'intéressant rigoureusement personne, etc.

 

 

 

Le monde ne tient qu'avec les amis et c'est en leur compagnie qu'il devient ou se transforme automatiquement en cinémonde. Un beau texte de Jean-Luc Nancy en a développé le concept dans le numéro 50 de la revue Trafic paru en 2004. Le cinémonde, autrement dit le monde qui a le cinéma pour condition de possibilité, le cinéma pour transcendantal et orientation, schématisation et configuration de notre monde, est ce qui permet au monde de ne pas devenir immonde, ce qui permet de s'y projeter en le rendant encore habitable. Le peintre et dessinateur qui a la passion des motifs circulaires comme l'a autrement l'ami heureux de faire partie du petit cercle de l'élite des pilotes d'avion. La psychologue interrogée sur le QI et la schizophrénie dont le tic verbal (« OK ») est un hoquet qui la rend encore plus séduisante, en deçà du plan de son discours, au-delà de ce qu'elle peut bien analyser et expliquer. L'ami qui a le regard électrique et brouillé de vraies larmes quand il évoque; entre rêve intime et fabulation authentique, l'actrice égyptienne Souad Hosni. Marwan le frère rigolard qui sait parler l'argot asfouri et dont le saut de gosse dans la piscine éclabousse la belle fraternité de trahisons en pointillé, entre une citation sonore de Sur les quais (1954) d'Elia Kazan et une autre, en filigrane, du Parrain II (1974) de Francis Ford Coppola. Mirna qui raconte ses rapports télépathiques avec les cafards ou ses déboires avec l'alcool alors qu'une comédie arabe kitsch passe à la télé (et l'on jurerait avoir reconnu Souad Hosni) et son visage faisant une constellation avec Audrey Hepburn, Marilyn Monroe et Gloria Swanson (via une autre citation, sonore, de Boulevard du crépuscule de Billy Wilder). Le copain perclus de douleurs dont il tire de formidables et interminables récits et les remèdes trouvés qui peuvent rappeler aussi ceux de Nanni Moretti dans Journal intime (1993). Une communauté composée de celles et ceux qui en ont fini avec la communauté.

 

 

 

Ce sont aussi,  accrochées au mur, les affiches d'Orson Welles (pour l'obsession narratrice) et d'Ernst Lubistch (pour l'obsession lubrique) tandis que Fadi Abi Samra prend tout son temps, deux plans et quinze minutes, pour faire un résumé alternatif de la série satirique et avortée Found of Camilia créée par Mohamed Soueid pour la télévision libanaise au début des années 90. Ce sont encore les chansons de variétés, pop et populaires indiquant la dimension authentiquement sentimentale de Mohamed Soueid, Bob Dylan et Merjan, Yves Montand et Muharram Fouad, Leonard Cohen et Shadiya, Nazek et Maha Sabry. Même Tarzan se frappe la poitrine d'amour fou et Marlon Brando agonise en rappelant que lui aussi crève d'amour dans Un tramway nommé désir (1950) d'Elia Kazan, autre citation en filigrane. On ne saurait être exhaustif mais l'on ne voudrait cependant oublier ni le vieux cinéma Commodore détruit, ni l'image de l'ami Hajj Hassan du temps de sa jeunesse retrouvée par hasard dans une archive, ni le sens de l'humour pourri des sympathiques chauffeurs de taxi, ni le fou rire du pathétique taboulé qui a fait entrer le Liban dans le livre des records, ni la séquence de Tai Chi, ni les jambes des femmes qui s'agitent en dansant, synchrones, dans le métro.

 

 

 

On l'a compris : il n'y a pas un seul photogramme, une seule seconde de The Insomnia of a Serial Dreamer durant lequel l'archive à vocation documentaire, accumulée en couvrant quasiment deux décennies, ne se transmue pas en écho poétique avec l'histoire du cinéma, la grande et les plus petites, dont Mohamed Soueid hérite en héritier à la fois consciencieux et indiscipliné. Les amis vieillissent, le cinéma continue. La vieillesse passe dans le tact des raccords à distance. Quant au cinéma, en vingt ans il a changé, lui aussi. Si les images sont partout en ayant substitué à la moviola le smartphone, on les touche moins qu'elles forment désormais une membrane qui est une peau immatérielle pour le monde. Le cinéma est une machine qui survit à l'obsolescence de ses appareils. Le cinémonde, donc, pour retenir la tendance pulsionnelle du monde à l'immonde. On comprendra mieux la citation en exergue du film de Mohamed Soueid, issue de Matthieu 6:25 : « C'est pourquoi je vous le dis : ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtus. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? »

 

 

 

 

 

La schizophrénie contre la mélancolie

 

(une étoile voyage à la vitesse de la lumière)

 

 

 

 

 

Mohamed Soueid a été critique de cinéma, il a également écrit un ouvrage dédié aux anciennes salles de cinéma de Beyrouth, aujourd'hui disparues. Il ne cesse pas avec ses films inclassables d'être critique et chroniqueur quand il pose que le cinéma tel qu'il l'a connu a autant disparu qu'il est devenu pour lui la condition même de possibilité du monde qu’il habite. Un gain depuis une perte. Ou bien quand un trou dans un mur fait un trou dans l'affiche de A Perfect Day (2005) de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige en laissant voir que l'herbe folle des insomniaques est peut-être plus verte que celle des narcoleptiques. L'insomniaque voit le cinéma comme transcendantal et ses amis en figurent les acteurs privilégiés.

 

 

 

The Insomnia of a Serial Dreamer dure 170 minutes, il pourrait en durer le double que ce ne serait pas un problème, bien au contraire. Il y a ici comme un rêve de cinéma permanent dont les bobines immatérielles sont les obsessions, les siennes et celles de ses compagnons, celles qui font que la nuit blanche dure le plus longtemps dès lors que l'on sait que le sommeil est aux fantômes qui culpabilisent les vivants, tandis que le jour qui vient est au désastre réitéré quand la catastrophe revient en s'accroissant. Il y a cependant des fantômes très accueillants qui représentent d’autres figures de l'amitié, à l'instar de Leonard Cohen dont les chansons d'amour comme du poil à gratter sont un trésor partagé, et un mot de passe pour l'amitié.

 

 

 

La nuit est là, blanche et spectrale, celle d'un cinéma permanent qui dit « je » et qui, en le disant, dit « nous » aussi, cinéma des survivants et des survivances, cinéma des amitiés et des amours (Mirna à un pôle et à un autre Camilia), cinéma des transmutations alchimiques de la fiction et du documentaire (ce qui doit dire quelque chose à un cinéaste dont la formation première a été celle de chimiste).

 

 

 

Après Cinema Fouad (1993), une histoire de changement de genre qui est une histoire d'amour et de résistance entre un Syrien et un Palestinien : Cinéma Soueid.

 

 

 

Ludwig Binswanger, ce psychiatre suisse contemporain de Jung et Freud, a dit un jour que si la mélancolie s'impose à tous, chacun fabrique sa schizophrénie. Mohamed Soueid fabrique la sienne depuis plus de trente ans, c'est ainsi qu'il résiste et survit à la fameuse, trop fameuse mélancolie libanaise. Il est à lui-même un cinéma permanent, une chaîne de télévision, peut-être aussi un satellite d'observation des corps célestes. Mohamed Soueid rêve de voyager à la vitesse de la lumière. Il pense alors à son père comme il pense à Mohammed Ali et à Leonard Cohen qui sont en train de mourir pendant que le film est alors en train d'être construit, morts une fois le film achevé. L'homme qui rêve de voyager à la vitesse de la lumière sait alors que la lumière de l'avion qui s'enfonce dans la nuit est comme une étoile dont la lumière fossile retient l'image finale de Casablanca (1942) de Michael Curtiz.

 

 

 

C'est une ultime ponctuation et elle est infiniment troublante : dans l'avion qui décolle, Mohamed Soueid occupe la position d'Ingrid Bergman qui rejoint par ailleurs celle de Souad Hosni, encore elle, dans le rêve de l'ami obsédé par la star égyptienne au point de lui reconnaître la capacité de voler ; moyennant quoi, qui est alors Humphrey Boggart laissé sur le tarmac de l'aéroport de Casablanca ? On rappelle déjà qu'un plan en téléphérique brésilien ouvrant la série des postérieurs aura subtilement préparé à cette ultime ascension, qui est comme une montée au ciel. On se dit aussi que des spécialistes comme Laura Marks et Ghada Sayegh auront eu raison d'avoir insisté sur le devenir femme à l'œuvre dans le cinéma de Mohamed Soueid. Que l'on songe en particulier au Khaled de Cinema Fouad, l'exilé transgenre syrien qui, par amour, rejoignait la résistance palestinienne.

 

 

 

Après Cinema Fouad, Cinéma Soueid : on l'a dit et on le redit. Rien de plus facile pour le spectateur, alors, de s'identifier à Humphrey Bogart si l'on reconnaît dans l'homme qui décolle qu'il est une étoile qui voyage à la vitesse de la lumière en fondant par surimpression mentale l'image de son visage avec celui de la star immortelle Ingrid Bergman.

 

 

 

 

5 juillet 2021 - 14 mai 2022


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