Un peuple d'Emmanuel Gras /Un autre monde de Stéphane Brizé

L'autre sans quoi l'un n'est rien

Après Un monde, Un peuple, Un autre monde : y a d'l'un, c'est certain, mais où est l'autre sans quoi l'un n'est rien ? De quoi l'emploi de l'article indéfini est-il donc le symptôme dans ces trois films ? Les dossiers lourds (après le harcèlement scolaire, les Gilets Jaunes et la détresse des managers) ont droit aux films, très conscients d'eux-mêmes et super-chiadés, dont la finition a cependant pour corrélat problématique l'imprécision des constats et l'indéfinition des prises de position.

 

 

 

L'un sans l'autre qualifie ainsi les auteurs qui passent leur temps à définir leur autorité en la faisant reposer sur le mauvais infini de la critique critique. Voir le mal sans voir où il s'origine n'a pour seul bien que l'autorité obscure des auteurs supposés savoir, qui savent au fond si peu en ignorant surtout à quel point leurs films sentent le cramé.


Le réel, la Tesla

 

et le charbon de bois

 

 

 

 

 

Un peuple, oui, mais quel peuple ? Si les Gilets Jaunes rassemblés sur les ronds-points de Chartres se revendiquent du peuple, Emmanuel Gras voit moins le peuple qui manque que les manquements des gens de peu à faire peuple. La politique du point des gens qui se rassemblent et se soulèvent au nom des principes, justice et égalité, est réduite à la poudre des plus petits dénominateurs communs, l'amateurisme et la déception, les disciplines qui manquent et les petites trahisons qui font les grandes fatigues. On entend l'incapacité des gens qui souffrent aussi d'avoir intériorisé la disqualification sociale dont ils sont les victimes et ça fait mal. Le mal empire quand Gras surenchérit sur l'illégitimité culminant avec la violence des manifestations non déclarées qui anéantit les bonnes intentions. Au moins, la casse est spectaculaire et mérite un montage montrant la jouissance de qui y était.

 

 

 

De deux choses l'une : ou bien Emmanuel Gras roule par défaut pour les bureaucraties syndicales qui s'y connaissent mieux en mouvements sociaux, ou bien il relaie la critique des limites du mouvementisme et du dégagisme mais en les dépolitisant ? En réalité, le documentariste roule surtout pour sa petite entreprise, carrossée comme une Tesla. Le gilet adopté est celui de qui a besoin d'un drone pour se prendre pour Sirius, filme les manifs en surélevant sa caméra, et chiade ses transitions sonores avant de convenir que le point de vue de Sirius recoupe celui d'une caméra de surveillance.

 

 

 

Quand Emmanuel Gras filme, il esthétise en définissant moins les choses qu'il ne les obscurcit, indéfiniment. Malgré l'allure rutilante de la Tesla, le réel finit immanquablement en charbon (les vaches bientôt cuites de Bovines, les fumées et palettes cramées d'Un peuple, le bois brûlé de Makala).

 

 

 

 

 

Vincent Lindon,

 

celui qui dit non, non, non

 

 

 

 

 

Un autre monde, oui, mais quel monde ? L'autre sans quoi l'un n'est rien est ce qui fait toujours défaut chez Stéphane Brizé qui pioche dans les malheurs du capitalisme contemporain de quoi habiller Vincent Lindon pour l'hiver prolongé du cinéma français. Qu'il soit vigile dans La Loi du marché, syndicaliste dans En guerre ou cadre supérieur dans Un autre monde, Vincent Lindon reste Vincent Lindon, celui qui comme de Gaulle dit non. La star chez Brizé c'est un peu comme l'agent Smith dans Matrix : il est partout, tient tous les rôles, maintient par tous les bouts l'idée que le monde sera sauvé par des gars comme lui, couillu et tout. L'éthique a Lindon pour corps conducteur, c'est un saint dont les images sont notre pain et notre vin. On attend vivement un quatrième volet où la vedette jouera l'actionnaire réjoui par les licenciements de ses autres avatars lui assurant la profitabilité de ses titres boursiers, avant de dire souverainement non. Non, parce que Lindon.

 

 

 

En attendant, la formule tourne comme au premier jour, en boucle, en ayant pour unique programme la vedette et ses faire-valoir. Les acteurs non professionnels ne sont que de piètres sparring-partners et même Sandrine Kiberlain prend cher, l'ex du patron qui pleure et s'excuse, s'excuse et pleure. Le spectateur prend lourd aussi, quand le fils a la maladie des chiffres héritée de son père, et se soigne en manipulant une marionnette. Et puis il est temps que les ouvriers apprennent que les managers se battent pour eux comme des lions.

 

 

 

Le cinéma de Brizé est une lessiveuse au service d'un tambour battant, Vincent Lindon, celui qui s'en tire toujours à la fin, une fois, deux fois, trois fois. Rétrospectivement, la deuxième fois représente un cas particulier. On remarque en effet que la défroque du syndicaliste d'En guerre aura exceptionnellement fait pencher l'éthique du côté obscur avec la scène finale de son auto-immolation par le feu.

 

 

 

 

 

Cramé

 

 

 

 

 

L'autre sans quoi l'un n'est rien, c'est pour Stéphane Brizé l'idée qu'il y aurait une égalité entre Vincent Lindon et ses partenaires de jeu et c'est pour Emmanuel Gras les êtres vivants qui carbonisent aussi au service d'un cinéma ayant le réel pour matière inflammable.

 

 

 

Du charbon de bois d'Emmanuel Gras au syndicaliste immolé de Stéphane Brizé, le cinéma français animé par des auteurs supposés savoir les maux qui nous affligent semble inconscient de savoir à quel point il sent à dix lieues à la ronde le cramé.

 

 

 

1 mars 2022


Commentaires: 0